Lettre ouverte à Natalie Nougayrède, Directrice de la rédaction du Monde

par pimit
mardi 25 février 2014

Chère Madame,

Entre le 27 mai et le 1er Juin 2013 Le Monde consacre ses Unes à un des plus poignants reportages du journal sur la crise Syrienne. Guerre civile qui depuis bientôt 3 ans ne cesse d’apporter son quotidien lot de morts, de familles déchirées et se révèle être une crise humanitaire majeure. Conflit, qui loin d’être confiné, se propage tel un virus implacable à toute une région.

Si les tensions entre l’Europe et la Turquie, si la défiance de l’Occident envers la Russie et l’inimitié pérenne entre l’Iran et les puissances de l’Ouest font parties du « grand jeu » diplomatique, les répercussions en Irak, au Liban et en Jordanie sont palpables sur le terrain.

Je ne vous apprends rien évidemment, mais il n’est jamais inutile de rappeler les existences en danger, sans évidemment oublier les 130 000 victimes syriennes selon le dernier comptage morbide mais essentiel de janvier 2014.

Dès lors que ces conflits se traduisent par une couverture médiatique intense, à raison évidemment, ils transpirent dans les débats nationaux. Chaque média de la communauté internationale y va de ses analyses généralement en fonction des positions des pays hôtes. Si l’International provoque souvent un consensus national, ça n’est pas toujours le cas il faut bien le reconnaître. Puis vient bien rapidement le temps des débats clivant, dépendant de la relative liberté d’expression des pays hôtes encore une fois.

La question des armes chimiques a fait, et fait toujours, partie de ces débats déchirants. Le Monde, ou plutôt Jean Philippe Rémy et Laurent van der Stockt, ont pris une position argumentée de preuves soustraites sur le terrain syrien : le régime du Président Bachar Al Assad a utilisé, sans équivoque possible, des armes chimiques contre la population civile et les combattants de l’Armée Syrienne Libre.

Quand un journal, franco-français au plus haut degré, propose un reportage en 5 articles disponibles en langue anglaise (une première ?), il prouve sa volonté de faire circuler son information sur la scène internationale.

Quand un journal à qui il est souvent reproché une interface internet indigeste propose un « dossier multimedia », il prouve l’effort apporté pour rendre son information largement disponible.

Quand un journal qui réserve normalement les analyses poussées à ses abonnés, laisse une enquete en libre consultation, il marque son désir d’accessibilité.

C’était le « scoop » du siècle, vos reporters ont été primés.

Toutes ces données montrent la conscience que Le Monde a quand il publie ce travail. Les preuves apportées par les deux envoyés spéciaux ont été remises aux autorités françaises. Elles ont ensuite été envoyées aux inspecteurs de l’ONU.

Ça y est !

Mais le travail du Monde s’arrête-t-il là ? Ce journalisme s’est mêlé à la raison d’Etat dès qu’il a mis pied dans le débat, en proposant, non d’observer et d'analyser mais d’en devenir acteur. C’est donc à toute la population française qu’il faut répondre et non aux seuls lecteurs du Monde.

Un an après, Madame, ne sommes-nous pas en droit de savoir ce que sont devenues ces preuves qui ont, à elles seules pratiquement, argumenté la position de l’Etat français à l’égard de la crise syrienne ? Ou du moins, ont contribué à crédibiliser cette position.

Un an après, sommes-nous en droit de savoir comment ces preuves ont été récoltées, avec quels soins ? Par quels moyens ont-elles voyagé, comment ont-elles été conditionnées ?

Messieurs van der Stockt et Rémy sont-ils des professionnels aguerris en matière de collecte de preuves chimiques en temps de conflits pour que nous n’ayons toujours pas à en connaitre les modalités, qui ne paraissent pas d’une simplicité à porté de tous ?

Pouvons-nous enfin savoir comment elles ont été étudiées par les autorités ? Le Monde qui se targue de révéler les dessous de l’Etat, n’est-il pas à même de poursuivre l’enquête, au sein d’un Ministère ou l’ONU s’il le faut ? Où sont vos sources qui vous donnent usuellement tant d’informations sur les coulisses du pouvoir ?

Vos reporters ne sont-ils pas curieux de savoir ce que sont devenues ces preuves qu’ils ont pris tant de risques à rapporter ? Ne sont-ils pas estomaqués que des preuves aussi solides et imparables n’aient toujours pas fait pencher la balance envers une intervention armée ou même un envoi des casques bleus ? Le Monde n’est-il pas furieux que ces preuves soient balayées d’un revers de main alors qu’elles étaient tant attendues ? Devons-nous nous contenter de l’explication simple du véto Russe ou du revirement Américains pour justifier tant d’inactions ? N’y en a-t-il pas d’autres raisons plus subtiles ?

L’Etat français a promis de faire toute la lumière et relayer les preuves, il a simplement dit qu’elles étaient indiscutables. Fin de la partie.

Je suis sûr que vous êtes tout à fait en connaissance de l’affaire Judith Miller, non pas dans le dossier Plame-Wilson, mais dans celui des WMDs. Quand le New York Times s’est perdu dans les limbes du journalisme téléguidé. Un Etat, vous le savez, a besoin d’un fort soutien populaire pour s’engager militairement sur un champ de bataille, les affaires étrangères n’ont jamais fait élire un Président.

Pour s’acquitter de cette besogne il utilise les relais traditionnels, dont les médias sont acteurs incontournables. Dès lors, une rédaction a une obligation d’aller au bout du sujet puisqu’elle dispose d’une influence remarquable sur des décisions qui vont mener à des réalités humaines. Jusque maintenant, la France ne s’est pas engagée officiellement dans ce que l’on peut appeler, sans trop prendre de libertés historiques, « le bourbier levantin ». Vous n’êtes pas sans ignorer qu’elle s’y est engagée dans une guerre de l’ombre, mais c’est un autre sujet.

Cependant votre rédaction a soutenue mordicus une position qui a manqué d’avoir la porté probablement escomptée par le Quai. Et s’il en avait été autrement ? Si ces preuves conduisent finalement aujourd’hui à une implication française ? Ne sommes-nous pas en droit d’espérer une enquête sur le devenir de ces preuves ?

Madame, ces sujets ne sont pas de l’acabit des virés romantiques juvéniles au sommet d’une quelconque garçonnière étatique, ils concernent l’engagement de la 5ème puissance mondiale, représentant près 70 millions de personnes, dans une région qui perd pied.

Ils concernent la vie d’une population meurtrie dont les réalités doivent être relayées avec force et passion mais sans partisanisme.

Ils concernent, par effet domino et c’est un moindre mal, la déontologie d’une profession en pleine crise de confiance.

Madame, que sont devenues les preuves rapportées depuis la Syrie par vos envoyés spéciaux en mai 2013 ?


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