Lettre persane sur l’état de la France

par J.MAY
lundi 8 juin 2015

USBEK à NESSIR

De Paris, le 5 de je ne sais plus quelle lune. 1721. 

 

 

  Je suis à Paris depuis plusieurs mois, et j'ai toujours été dans une frayeur continue. Il faut te dire que voici quelque temps, à Paris, et à travers la France entière, selon ce qui m'a été rapporté, tout le monde est descendu dans la rue, et il s'y est fait un grand rassemblement.

Tu ne le croirais pas mais, depuis que je suis ici, je n'y ai encore vu âme compatissante ou bienveillante à l'égard de notre religion.

 Mon naturel me porte à la sagesse et au respect d'autrui, mais je ne puis comprendre ni excuser les vilaines paroles que je reçois régulièrement. Je n'ai pas fait cent pas, que je ne sois regardé méchamment et même injurié de quelque façon.

 Je m'étonne parfois d'entendre des gens qui ne sont presque jamais sortis de leur quartier, qui disent entre eux : "il faut avouer qu'il a l'air bien mahométan".

Pourquoi devrais-je m'excuser d'être mahométan ? La sainte religion que je pratique se défend par sa vérité même ; elle n'a point besoin de moyens violents pour se maintenir ou se développer. J'ai beau le dire et le répéter, le clamer et le proclamer : rien n'y fait.

Je trouve de mes descriptions partout ; je vois mon portrait multiplié dans toutes les gazettes, avec prédiction que je me transformerai un jour ou l'autre en membre de la secte des ḥašišiywn, terme de chez nous que les Français traduisent par "bande d'assassins".

 J'ai vite appris cependant que je ne risquais aucunement d'être pris pour un sicaire, car les gens de cette secte, après avoir longtemps fourni le troupeau des boucs émissaires dans le royaume de France, et même dans toute l'Europe chrétienne, ont cessé d'être montrés du doigt par les épigones de l'inquisition, une inquisition désormais réservée aux seuls fils de l'Islam, même les plus pacifiques d'entre eux, ceux de la secte des soufis, pour laquelle je me flatte d'avoir quelque faiblesse.

 Je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une si grande nation que la France. Cela m'a fait résoudre à quitter rapidement l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne. Mais hélas, il demeure encore dans ma physionomie quelque chose d'oriental, et quoique libéré de tout accoutrement vestimentaire d'étranger, j'en reste tout de même un. 

"Ah ! Ah ! Monsieur est Mahométan ? C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Mahométan en France", n'ai-je cessé d'entendre depuis mon arrivée, dès lors que j'annonçais la couleur de ma religion.

 

 Les gens de Paris ne semblent pouvoir supporter la vue d'une barbe ou d'un caftan chez un homme, et moins encore celle d'un chaste voile ou d'une pudique vêture noire chez une femme.

Il faut dire qu'ici, nombre d'épouses ou de filles n'ont apparemment aucun souci de la retenue ou de la vertu, et prennent des airs qui donnent à penser qu'elles sont aisément accessibles aux hommages masculins.

Dans ce pays, les femmes, contrairement aux nôtres, ont perdu toute retenue ; elles se présentent devant les hommes à visage découvert, elles les cherchent de leurs regards ; elles les rencontrent dans les lieux sacrés, dans les promenades, dans les jardins, dans les cafés maures et jusques dans leurs demeures, même en l'absence de leurs époux.

 

 Pour quitter le terrain de ces turpitudes et aborder un domaine plus élevé, je te dirai qu'en matière de religion, les gens d'ici dénaturent le sens de notre Alcoran et le traduisent à leur manière, donnant à laisser ou faire croire qu'il enseigne la terreur et prône uniquement la décapitation des Infidèles.

Les tentatives que j'ai pu faire pour mieux éclairer leur lanterne ont été vaines. Transformer un âne, même bâté et chargé, en fringant coursier, me paraît désormais être chose plus aisée.

Mais je ne t'écris point pour te conter mes petites misères. Elles sont le lot de tout voyageur qui entreprend d'aller se frotter à une civilisation différente de la sienne.

 

 Je voudrais te parler à présent, pour ton instruction, des mœurs et des coutumes de la France. J'en ai une petite idée, et j'ai eu plus de temps qu'il ne faut pour m'en pénétrer.

 

 Le roi actuel de la France se croit le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point d'or noir comme l'émir du Qatar son illustre et bienfaisant ami, mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de sa propre vanité et de la soumission de ceux qu'il gouverne.

Il s'honore aussi de la grande servitude qui le lie au Prince des Amériques, dont il se veut l'allié privilégie dans une alliance que ce dernier dirige, alliance composée de nations européennes liguées contre le Moscovite.

On lui a vu entreprendre des guerres contre nos cousins d'Orient ou d'Afrique sans que ses sujets s'en émeuvent. Je crois même que ces derniers ont applaudi en masse à ces néfastes entreprises. Il a d'ailleurs mis dans la tête des dits sujets que ces expéditions étaient indispensables à leur survie, et ils en ont été aussitôt convaincus.

 

 Pour prévenir dans son royaume toute velléité d'user exagérément - à son gré - des libertés publiques existantes, il a fait édicter une loi stipulant qu'il fallait étroitement surveiller, voire réprimer, par services de basse police interposés, les séditieux mahométans potentiels.

Pris moi-même pour un de ces "dormants éveillés", comme ils appellent tous les membres de notre communauté, je n'ai dû mon salut qu'à une déclaration mensongère visant à laisser croire que j'étais un inoffensif diplomate, dûment mandé et mandaté par le Roi d'Arabie, qui désire remplacer ses vieux mousquets arabes, par des fusils, armes modernes de destruction massive, en attendant l'achat de machines volantes, dont j'ai ouï dire qu'un moine mi-brésilien mi-portugais, un certain Bartolomeu Lourenço de Gusmão promet la venue prochaine dans la panoplie des instruments de la puissance.

 

 Mais revenons au Roi de France. Ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut , et , pardonne la trivialité de cette expression, que je tire des expressions locales, il les trait comme chèvres en enclos.

S'il n'a pas assez d'écus dans son trésor et qu'il ait besoin de renforcer leur nombre, il n'a qu'à leur soutirer ce qui lui manque, et ils acceptent sans mot dire le pillage des grandes jarres où ils cèlent leurs provisions et leurs économies.

Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il se préoccupe de leurs maux, notamment celui de n'avoir pas ou de perdre l'immense bonheur de s'adonner au travail.

Moi qui, par la grâce de Dieu, sais les joies que l'œuvre personnelle procure à nos bazaris dans les ateliers et les boutiques d'Ispahan, je comprends mal que les Français puissent souffrir de ne pouvoir s'exténuer collectivement, pour de maigres dividendes, au profit d'intendants voraces, dans de vastes bâtiments que l'on nomme ici fabriques et manufactures. Il ne fait aucun doute que notre illustre ancêtre, Ibn Sînâ, que les Français nomment on ne sait trop pourquoi Avicenne, eût à ce propos rédigé quelques versets d'une haute teneur philosophique et scientifique.

 

 Sur un autre chapitre, que je développerai une prochaine fois, le Roi comble impunément ses sujets de promesses non tenues, tant est grande la force et la puissance qu'il a sur leurs esprits.

 

 Ce que je dis de ce prince ne doit pas t'étonner : il y a un autre magicien plus fort que lui. Ce magicien aujourd'hui déchu ne rêve que de reconquérir son trône perdu.

Tantôt il fait croire aux benêts du royaume que l'illustre Pygmalion n'était pas un sculpteur ennemi de la gent féminine, mais un simple prévaricateur dont il ignorait l'existence, que le pain qu'ils mangeaient du temps de son propre règne était plus blanc que le noir actuel, ou que le vin qu'ils boivent présentement n'est pas du vin mais de l'eau teintée d'un rouge factice, et mille autres sornettes ou balivernes de cette espèce. 

Pour tenir toujours le peuple en haleine et ne point lui laisser perdre l'habitude de croire en ses mensonges, il lui fait donner régulièrement, dans les gazettes qui lui sont acquises, des articles de bonne croyance.

Voici quelques années, il imposa à ses sujets, par un édit que l'on eût pu qualifier de "fait du prince" un fort rétrécissement de leurs prérogatives nationales, dont il délégua une large part à la Ligue Européenne, et ce, en dépit du sentiment contraire qu'ils avaient précédemment exprimé.

Sur les consignes d'un conseiller de basse-cour, un certain Botul le magnifique, qui se prétend philosophe de son état et qui en pays d'Orient se fait appeler Bey Hachel, il guerroya en une contrée qui nous est connue, celle de la régence de Tripoli, où il prétendit transformer en démocrates dignes des Athéniens du temps jadis les barbares de cette terre. S'ensuivit un indescriptible désordre dont j'aurais grand peine à te décrire l'ampleur et les périls.

Plus tard ses sujets lui signifièrent qu'ils ne voulaient plus rien suivre de ses agissements, prétentions, foucades et entreprises. Ils se donnèrent donc un autre monarque, celui qui les régit présentement.

 

 Las ! Les gens qui furent les moteurs de ce changement ont été les plus mal récompensés. Ils ne cessent, depuis, de regretter leur choix, de gémir et de se lamenter.

Par le grand Ali, notre bien-aimé calife, dont je suis scrupuleusement les principes et les enseignements, je pense que si j'étais sujet d'un tel prince, je refuserais d'applaudir à sa médiocre gouvernance intérieure, non plus qu'à l'extérieure, encore plus brouillonne et inconsidérée.

Il a désormais dans son royaume un nombre élevé de factions ennemies, que, malgré les soins infatigables de certains dervis et nervis qui ont sa confiance, il ne peut réduire. Ceci ne saurait m'étonner.

 

 Mais il ne sied pas à l'étranger que je suis d'aller plus avant dans la saine critique des us, coutumes er mœurs du pays dont il est momentanément l'hôte respectueux.

Je te quitte donc en te jurant que si cette lettre parvient à bon port malgré les bouleversements qui agitent nos contrées, je t'en écrirai une prochaine pour te dire la suite de mes aventures en pays de France.

 


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