Libé, tout de même !
par Philippe Bilger
vendredi 30 juin 2006
Bien sûr qu’un monde sans Libé est possible. Et un monde sans L’Huma.
Mais un monde sans Libé serait-il souhaitable ? A mon grand regret, je dois répondre par la négative.
Je n’irai pas, invoquant le pluralisme de la presse, développer des considérations abstraites et généreuses sur, sur et sur... Ce serait facile, confortable, mais malhonnête. Car ce n’est jamais ce grand principe de vertu démocratique qui détermine profondément le choix du lecteur. On ne lit jamais un journal parce qu’on voudrait le sauver. Et, vous l’avez compris, il y a des publications dont l’absence dans l’espace médiatique ne me gênerait pas.
Alors, pourquoi : pas Libé ? Pourquoi, en dépit de tout, ce lien et cette exaspération délicieuse, comme un mal de tête dont on souhaiterait la présence constante ?
Je n’ai pas signé la pétition pour Libé. D’abord, on ne me l’a pas demandé. Ensuite, j’ai une sainte horreur des pétitions et des pétitionnaires compulsifs même si dans le lot il y en a au moins deux que j’aime bien. Enfin, je trouve que le texte, pour soutenir Libé, est trop complaisant, derrière l’apparente objectivité tendre qu’il affiche, et que beaucoup de ses signataires sont si naturellement accordés à l’esprit Libé que les rejoindre me serait apparu comme un acte de masochisme pur.
Mais pourquoi Libé,malgré tout ?
Parce que je me souviens des années 1985 où j’ai requis dans un procès que Le Pen avait intenté et où j’avais soutenu la bonne foi de Libé. Je me rappelle Le Pen ayant tout fait pour entraver le cours de l’audience. Serge July pas loin de moi, Le Pen tout près, j’ai le regard d’Holeindre fixé sur moi comme une arme. Lors de mes réquisitions, la pensée coule d’évidence et le droit l’habille aisément. J’en déduis que la cause que je défends est juste. Et maître Leclerc, en face, ne me démentira pas. Quand tout est fini, au bout de ces deux journées, j’éprouve un sentiment d’épuisement heureux et de plénitude intellectuelle, miracle du droit de la presse qui vous fait plonger dans le byzantinisme le plus sophistiqué et l’histoire la plus proche, parfois, et la plus passionnante.
Parce que j’étais âgé de 42 ans et que Libé me les remet en mémoire.
Parce que le temps qui passe est chargé de souvenirs qui, pour le pire et le meilleur, sont parfumés ou plombés par Libé. Parce qu’en 1980 je vitupère la loi "Sécurité et liberté" dans ce journal, et le garde des Sceaux de l’époque avec elle, et qu’on me laisse goûter deux années de plus l’atmosphère judiciaire balbinienne.
Parce que j’ai connu Hennion et Millet.
Parce que Philippe Lançon y écrit.
Parce que les pages culturelles sont ridicules à force de préciosité moderniste et de flagornerie homosexuelle.
Parce que Serge July a su écrire les plus formidables édito. politiques qui soient, avant d’être trop présent à la télé.Télé ou Libé, il fallait choisir.
Parce que beaucoup de ses journalistes sont agaçants et qu’en matière judiciaire, ils prennent trop prétexte de la réalité pour ne nous parler que de leurs phantasmes.
Parce que j’ai eu droit à un portrait en dernière page et que je me suis demandé de qui il était question.
Parce que Coignard m’a agressé, et que j’ai riposté, et que c’était bon.
Parce que Pierre Marcelle est à la fois insupportable et irremplaçable. Il est le seul qui ose écrire certaines choses. Malheureusement, il est le seul qui ose en écrire d’autres.
Parce que Libé a fait l’interview la plus excitante de Nicolas Sarkozy. Pour une fois, on est sortis du ronron à la française et devinez qui a gagné ?
Parce que je l’ai beaucoup lu, que je ne le lis plus mais que j’ai des tentations de le relire.
Parce que l’acidité, même systématique, la provocation, même chronique, la désinvolture, même organisée, me tapent sur les nerfs et, en même temps, me manquent.
Parce que Libé non seulement ne renvoie pas les ascenseurs, mais empêche qu’ils bougent.
Parce que Le Pen moquait "le long cri amoureux" du substitut Bilger de l’époque pour Libé et que j’ai de l’indulgence pour le magistrat d’alors.
Parce que Libé m’indigne. Parce que j’ai envie de leur écrire mais qu’ils ne répondent jamais. C’est normal, le goût du désordre, ils connaissent.
Parce que j’en ai marre d’eux.
Parce que je voudrais arracher Libé de mon esprit mais qu’y parvenir serait aborder des rivages préoccupants à force d’atonie et de sérénité.
Parce que j’existe.
Parce que Libé existe.
Qu’on n’y peut rien, que c’est comme ça.
Un monde sans Libé n’est pas souhaitable.