Lit-on encore Marcel Proust ?
par Elliot
jeudi 15 février 2018
Tombé par le hasard de mes lectures sur article consacré dans une revue littéraire à « Proust, sociologue paradoxal » je me suis interrogé, non sur le contenu de l’article qui, au fond, défend une thèse à laquelle on peut adhérer entièrement, partiellement ou pas du tout et qui n’est pas l’objet de cette contribution.
Le Ministre de l’éducation Nationale affronte ce jeudi 20 février les questions des journalistes et peut-être des opposants, à la grande réforme que nécessite urgemment l’enseignement.
C’était une opportunité pour s’interroger : lit-on encore Proust aujourd’hui ?
Poser la question, c’est hélas ! y répondre.
Alors qu’en des temps anciens que j’ai connus les élèves du secondaire avait peu ou prou entendu parler de Proust et en avait découvert quelques passages, le grand écrivain est aujourd’hui réservé à une élite, voire à un cénacle d’initiés, amateurs de la la belle langue.
En seconde, à cette époque lointaine, les années de lycée ( en l’occurrence l’athénée pour moi ) se comptabilisaient en ordre décroissant, en seconde donc, appelée classe de poésie ( pour ceux qui faisaient les Gréco-latines ) on devait choisir dans un échantillon de romans « classiques » un livre à lire puis à commenter dans un exposé fait devant la classe réunie : j’avais choisi, je ne sais plus trop pourquoi, « A l’ombre des jeunes filles en fleurs » qui m’a donc ouvert les clefs de la découverte de l’écrivain.
Aujourd’hui, gageons que la majorité de la population n’en a jamais entendu parler ( sinon par la fameuse Madeleine ) ou a remisé son existence au rayon des accessoires que l’on sort pour briller en bonne compagnie.
Ses livres sont au mieux voués à prendre la poussière dans les rayons des bibliothèques publiques.
Certes, même à l’époque où je faisais mes Humanités, rares étaient ceux qui étaient venus à bout de son œuvre magistrale « A la recherche du temps perdu » où se déclinait tout un art de vivre décrit à coup de périphrases fastueuses, véritables joyaux de l’art d’écrire tout à l’opposé du style dépouillé que prônent aujourd’hui les pédagogues.
Ces circonlocutions inventives donnaient à certains passages une parfum discret d’érotisme aussi prenant que délicieusement suggestif voire insidieux pour les bien-pensants.
Rassurez-vous, je ne vais pas vous faire la chronique nécrologique du souffreteux Marcel, d’autres sur ce fil sont des nécrologues patentés qui pillent pour vous faciliter la tâche toutes les sources d’information possibles et vous abreuvent de détails dont vous vous fichez mais qui leur semblent capitaux pour enterrer l’Histoire sous des monceaux de petites histoires
Afin de faire sérieux ils vous produisent une bibliographie abondante que vous ne consulterez jamais, ce qui n’est d’ailleurs le but recherché par leurs assauts de fatuités.
Pour ma part, je voudrais modestement faire partager mon amour de sa langue somptueuse, des évolutions luxuriantes de son art d’écrire comme l’est la nature sauvage de pays exotiques où « tout n’est que luxe, calme et volupté ».
Proust a choisi d’intituler son roman le plus célèbre et le plus souvent évoqué « À la recherche du temps perdu » : il s’agit d’un récit largement autobiographique qui cultive la nostalgie d’un temps révolu, qui fait la comptabilité des petits instants heureux et des moments qui le sont moins, des petites joies de l’existence et des grands désarrois.
C’est à une quête de lui-même, de ses aspirations et de ses rêves que nous invite l’auteur dont on savait la santé délicate, ce qui explique sans doute le tour mélancolique de son monument.
Le récit est assez linéaire qui débute à l’aube de la vie du héros : le premier volume ( du côté de chez Swann ) se déroule en fait sur une seule journée et signe un retour mélancolique à l’enfance qui jette les bases de toute sa vie future, où se bousculeront, c’est le cas de le dire, des personnages pittoresques, voire grotesques si on les mesure à l’aune de notre époque, qui se croisent et se recroisent d’un épisode de la vie à l’autre suscitant chez l’auteur émois puis étonnements.
Les raisons de ces émotions passées interloquent en quelque sorte l’auteur et le conduisent à s’interroger sur la vanité des sentiments.
On prétend Proust difficile à lire en raison de la longueur de ses phrases et pourtant la fluidité du langage est là dans l’arborescence imagée des moyens.
J’imagine que, pour le lecteur habitué au style dépouillé, le plus dur consiste à s’accrocher et à entrer dans le livre pour se laisser entraîner par la musique de la langue comme un touriste bercé par le son de la barcarolle découvre dans une gondole les splendeurs de Venise et oublient qu’elle sont empuanties par l’odeur acre des canaux.
A l’égal de Balzac, peintre des débuts de la bourgeoisie d’affaires et de la lente décadence de l’aristocratie traditionnelle, Marcel Proust nous livre le tableau saisissant mais qui sonne juste de l’infatuation de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie qui se méprisent, en faisant semblant de se respecter ( déjà le pouvoir de l’argent ou la solidarité des nantis ), qui se réunissent ou s’affrontent entre anciens et modernes dans les grands combats nationalistes du début du siècle qui ont culminé avec l’affaire Dreyfus.
Ces échanges font la trame de son roman.
Pour ses contemporains qui apprécièrent le livre ( qui candidata au Goncourt en 1919 et fut finalement auréolé de la distinction grâce à Léon Daudet, autre grand manieur des mots bien oublié aujourd’hui ) les personnages étaient assez transparents : chacun savait ou à peu près qui se cachait derrière le nom choisi par l’auteur pour figurer dans les héros du livres, derrière les noms d’emprunt, on reconnaissait certains hauts personnages du « Who is who » de l’époque.
Aujourd’hui qu’on ne nous cache plus rien des qualités ou des travers, voire des vices des personnalités du Gotha, laquelle notion s’est élargie du joueur de foot enrichi par son art à la princesse déclassée par des siècles d’endogamie en passant par l’actrice riche des dividendes de ses succès, Proust n’aurait sans doute plus rien à dire qui valût la peine d’être dit.
Les couples dépareillés sont devenus légions. Les demi-mondaines d’autrefois sont les mondaines de maintenant qui arbitrent les élégances avec le doigté de celles qui ont dû tout apprendre et d’abord les bonnes manières dont elles assurent maintenant la pérennité sourcilleuse.
La réalité dépasse les possibilités rhétoriques et le pire n’est jamais incertain : la bienséance est devenu un concept vide de sens quand il faut à tout prix faire le « buzz » pour exister.
Les princesses dévoilent leur intimité, les actrices se montrent sous toutes leurs coutures, les secrets d’alcôve ne résistent pas à l’obligation de la diffusion de masse : ils font la Une de certains journaux – de plus en plus nombreux – qui s’en voudraient presque de ne pas donner à la futilité la primauté absolue sur l’essentiel.