Make Europe great again !
par Jacques-Robert SIMON
jeudi 17 mai 2018
« Il y a déjà longtemps [avant le siècle de Louis XIV] qu’on pouvait regarder l’Europe chrétienne comme une espèce de grande république partagée en plusieurs États… tous ayant les mêmes principes de droit public et de politique inconnus dans les autres parties du monde. »
Au sortir de la seconde guerre mondiale, les nations européennes sont exsangues économiquement et militairement. Dans le même temps, la période coloniale prend fin. L’usage de la force et de la barbarie, ne peut plus être le principal ressort des sociétés occidentales. L’instinct de domination ne peut plus constituer l’âme des dirigeants et encore moins celle des peuples du vieux continent.
À la même période de temps, les Etats-Unis n’ont pas cet état d’esprit. La lutte contre le communisme mondial est dans tous les esprits américains : guerre de Corée, débarquement de la baie des cochons, guerre du Vietnam… Le communisme semblant vaincu, il s’en suit des guerres contre le terrorisme musulman au Moyen-Orient et ailleurs : Afghanistan, Philippines, Irak, Syrie… Lors de toutes ces occasions, l’Europe s’est associée avec plus ou moins de conviction aux initiatives militaires américaines. Une foi conquérante et civilisatrice animait les Etats-Unis ; les européens essayaient eux d’exister encore. Une domination ne peut se concevoir que si les peuples ont une foi, ne serait-ce que la foi en eux-mêmes : les dirigeants sauront toujours la mener là où ils souhaitent, toutes les guerres sont faites par des croyants.
Mais la foi a fui loin de l’Europe ! La foi en toute espèce de croyances ou d’idéologies qui promettent le bonheur, sur terre ou ailleurs. En France, plus de soixante pour cent des habitants se déclarent athées ou sans religion. Les rangs des militants politiques et syndicaux sont eux aussi de plus en plus clairsemés. Et la France est représentative de la plupart des autres pays européens.
La perte de toute foi est-elle le signe d’un passage vers un âge adulte qui s’accompagne par une perte de la candeur, de la naïveté, de la capacité de rêves, pour aller vers la Raison qui ne serait en fait qu’une forme de vieillesse ? Le vieux continent semble devenu trop vieux pour croire en un avenir meilleur, un mieux-être ou un idéal qui permettrait de dépasser les turpitudes quotidiennes : « La fin des idéologies, c’est le début de la vieillesse ». Mais l’Amour peut exister sans dieux et tous ceux qui se battent pour les gens qui ne sont rien le montrent à chaque instant.
L’Europe ne croit plus en rien, pas même en elle-même, elle se contente d’emprunter un verbiage venu d’ailleurs pour avoir l’air moderne et les politiciens brassent des mots inutiles avec si peu de talent que personne n’y croit plus.
La situation n’a rien de comparable aux Etats-Unis. Se dire athée est difficile dans cette société et croire en Dieu est un gage, sinon le seul, de moralité. Les américains préféreraient un président âgé, ouvertement homosexuel, plutôt qu’un athée. Dans certains États, certains peuvent perdre leur emploi pour cause athéisme. Et la diffusion des influences religieuses au sein des instances politiques dirigeantes atteint le délirant, selon les critères européens. Le candidat George W. Bush a ainsi déclaré « Jésus-Christ a sauvé ma vie ». Son adversaire Albert Gore avant toute décision difficile se demande : « Qu’aurait fait Jésus ? ». La plupart des présidents américains ont eu recours au Pasteur Billy Graham dans des moments clés : Nixon lors de son investiture, Bush lors de la guerre du golfe en 1991, Clinton qui joignit ses prières avec lui dans le bureau ovale, Obama qui présida un « petit-déjeuner de prière de Pâques » en présence de 140 responsables religieux chrétiens, Donald Trump qui prie incessamment avec ses collaborateurs durant les réunions gouvernementales… La grande majorité des Américains et leurs dirigeants sont donc profondément religieux. Il n’est pas nécessaire d’expliciter dans le détail ce qui différencie les baptistes, les méthodistes, les luthériens, les presbytériens, les pentecôtistes, les épiscopaliens, les congrégationalistes, les mennonites, les adventistes et beaucoup d’autres groupes emplis de ferveur, pour savoir ce qu’ils prêchent. Par exemple, le millénarisme prétend que le Christ règnera pendant mille ans, avec 144.000 saints, choisis parmi les douze tribus d’Israël. A l’issue de ce millénaire, le Jugement dernier aura lieu. L'expression « combattre l'axe du mal », mot d'ordre de la politique internationale des USA contre le terrorisme, provient directement des groupes religieux. Un Messie assurera le triomphe de Dieu sur les forces du mal. Ce Dieu dont se pare les dirigeants pour diriger n’a rien à voir avec l’Amour et en conséquence il n’existe pas.
L’Europe de l’Atlantique à l’Oural se reconnaît-elle dans ces valeurs, ces modes de comportement politique, de façon de faire ? L’Europe ne veut plus (ou n’est plus capable) mettre sous sa férule les peuples d’ailleurs, ni les siens propres. L’Europe ne souhaite pas se référer constamment à un être suprême plus conçu pour attirer les quidams et les électeurs que pour promouvoir paix, solidarité, fraternité, respect. L’Europe ne souhaite pas remplacer la philosophie par des guichets, ne souhaite pas substituer les sentiments par des royalties, ne souhaite pas remplacer l’intelligence par l’inintelligence numérique.
L’Europe ne souhaite plus imposer la loi du plus fort même si celle-ci est soufflée par des divinités d’occasion. L’Europe ne souhaite pas imposer une culture, des mœurs ou un modèle économique à l’intérieur ou à l’extérieur de ses frontières mais elle souhaite cependant qu’on ne lui en impose pas venues d’ailleurs.
L’Europe politique fut construite pour tirer ce continent des bains de sang auxquels périodiquement elle s’adonnait. Ce fut une utopie construite pas à pas, habilement, par des politiciens rompus aux exercices de dissimulation, elle fut presque imposée à des peuples sceptiques ou méfiants. L’Europe doit maintenant devenir un refuge contre les pitreries de prédicateurs ou de savants politiciens, un refuge pour préserver des cultures, des arts non asservis aux pouvoirs, un refuge pour conserver une espérance dans les Droits de l’Homme, un refuge pour les vérités souvent gênantes des sciences plutôt que pour les superstitions, les croyances, les gri-gris, les amulettes, un refuge pour tous ceux pour qui la recherche du bonheur prime sur celle de la réussite. L’Europe a toujours fait primer le beau, l’esthétique, le vrai, le rationnel sur le paraître. L’Europe n’est pas un continent où l’on doit avoir honte d’être pauvre.
L’Amérique nous quitte, c’était la condition pour que l’Europe puisse exister.