« Make Italy Great Again »

par Clark Kent
vendredi 30 septembre 2022

Depuis la victoire du parti "Fratelli d'Italia" aux législatives italiennes, les spécialistes de la dissection in vivo d'une social-démocratie agonisante tentent avec opiniâtreté de déterminer si Georgia Meloni est fasciste, néofasciste ou post-fasciste. Et ils se demandent pourquoi les Italiens leur semblent envisager un retour à la politique des "heures les plus sombres de leur histoire" (sic).

En fait il faudrait plutôt se demander non seulement si l'Italie est confrontée à cette résurrection du passé illustré par la figure d'opérette tragi-comique du "Duce", mais aussi se demander si cette vague de fond objectivement de "droite" (ou réactionnaire, ou conservatrice, ou nationaliste, comme vous voudrez ?) va continuer à déferler sur l'Europe après avoir atteint la Suède et le Royaume uni, et pourquoi ?

Qualifier de fascistes les Frères d'Italie masque une réalité plus actuelle et somme toute banale : ce parti n'est pas tant l'héritier du mouvement de Mussolini que le clone européen du parti républicain américain.

Madame Meloni est une stratège habile. Et elle a toujours joué avec plusieurs coups d'avance. En 2012, elle a renoncé au confort éphémère de la mouvance Berlusconi dans lequel elle aurait pu se vautrer pour créer son propre mouvement, les "Frères d'Italie", et elle a minutieusement et patiemment tissé sa toile. En 2021, elle n'a pas voulu se brûler les ailes en s'approchant trop près de la comète mondialiste alors en vogue et elle a refusé de rejoindre le gouvernement d'"union nationale" de Mario Draghi qui lui aurait pourtant permis d'accéder au pouvoir plus rapidement mais l'aurait compromise.

Cette tactique semble avoir porté ses fruits, puisqu'elle accède, quasiment immaculée, au sommet de la pyramide, et elle n'a certainement pas l'intention de risquer de tout perdre en misant sur le mauvais cheval : Mussolini a créé le Parti National Fasciste en 1921, il y a plus de cent ans, et il est devenu premier ministre en 1922. Son objectif est de représenter une alternative au mondialisme et à l'idéologie LGBT, pas seulement en Italie mais à l'échelle européenne, en utilisant les leviers que lui donnent les institutions de l'UE pour accélérer sa décomposition déjà perceptible.

Cette similitude avec la mouvance multipolaire de Trump était perceptible dans sa campagne électorale : elle a tout fait tout ce qu'elle a pu pour rassurer l'"administration" américaine et la convaincre de son positionnement atlantiste, anti-russe et anti-chinois. Elle s'est également efforcée de rassurer les marchés financiers (dont la BCE qui gère la monnaie communautaire difficile à remettre en cause à court terme) sur le fait que son gouvernement assumerait la dette publique. En utilisant ce double développement de pédalier et de dérailleur, le challenger qu'elle était a doublé ses propres coéquipiers Berlusconi et Salvini qui affichaient une inclination à contre-courant du consensus médiatique dominant pour la Russie et critiquaient une tendance à aggraver l'endettement et à se livrer à des dépenses inconsidérées.

Son calcul était simple : en rassurant Washington et Bruxelles sur ses intentions en matière de politiques étrangère et économique, elle aurait les mains libres pour asseoir son pouvoir et mettre en œuvre son programme dans son propre pays en se réservant les domaines dans lesquels il reste des lambeaux de souveraineté nationale. En cette période de tensions sur les questions de sécurité, de ressources énergétique et de pouvoir d'achat lié à une inflation non maîtrisée, personne n'allait "ostraciser" le gouvernement italien pour prendre la défense des migrants et protéger le droit à l'avortement.

Cette tactique opportuniste, voire cynique qui n'est pas sans rappeler la Realpolitik de Bismarck doit lui permettre de contribuer à la mise en place d'une alternative au néolibéralisme jusqu'ici triomphant des émules européens du Parti Démocrate américain et son progressisme sociétal destiné à ce que rien ne change en prétendant tout changer. Pour elle comme pour Liz Truss au Royaume-Uni et Jimmie Åkesson en Suède, il ne s'agit pas de toucher à l'establishment, ni aux fondements de l'économie de marché en lui attribuant la responsabilité des dysfonctionnements actuels, mais d'en rendre responsables les politiques d'ouverture, les accords multinationaux et l'immigration. Il n'est donc pas question de s'en prendre à l'"état de droit" comme l'a fait Orbán dont le pays se trouve du coup mis au ban des nations.

Or, c'est justement parce que Georgia Meloni n'est pas une paria fasciste que le modèle qu'elle incarne présente des caractéristiques de crédibilité. L'époque du pas de l'oie et des chemises noires ou brunes est peut-être révolue et leur spectre n'est plus un épouvantail. Du coup, l'espace occupé depuis 1945 par la droite classique représentée par Chirac ou Merkel ou Bush père et fils se trouve débordé par des doublures de Trump qui passent ici et là du statut d'outsider à celui de favori (du moins en matière de probabilité dans l'issue des courses électorales).

Comme souvent, c'est aux États-Unis que ce glissement s'est produit, au sein du parti républicain, avec la montée en puissance du mouvement représenté par Donald Trump. Il risque de se produire à nouveau dans moins d'un an en Espagne où une alliance entre le parti Vox héritier de Franco et le "Partido Popular" libéral conservateur est dans les tuyaux.

La situation italienne n'a pas seulement pour cause le renforcement de la droite, mais également l'affaiblissement de la gauche qui, comme en France, est divisée : l'ensemble des mouvements qu'elle représente a obtenu plus de voix que l'alliance de droite, mais le narcissisme de ses leaders qui ambitionnaient l'hégémonie et rejetaient tout accord stratégique a fait le lit des "Frères d'Italie" et leurs alliés qui, eux, étaient unis.

Le socle franco-allemand de l'Union Européenne risque de faire les frais de cette évolution. Alors qu'il est question de supprimer le principe sacro-saint du vote à l'unanimité pour donner à l'Union une représentativité officielle sur les affaires étrangères, la défense et la politique énergétique, les alliés traditionnels de Georgia Meloni, dont Viktor Orbán, s'y opposent, et il faut s'attendre à ce que le nouveau gouvernement italien renforce l'axe Budapest-Varsovie. Mais il ne faut pas s'attendre à l'écroulement de l'institution elle-même qui devrait se réduire à son rôle de lessiveuse et de redistribution de fonds captés par les réseaux occultes les mieux organisés.

Guy Debord, un des fondateurs de l'"Internationale Situationniste" considérait l'Italie comme un "laboratoire politique" observé attentivement par les dirigeants des autres états européens pour savoir ce qui risquait de leur arriver. Dans la préface de son livre "La Société du Spectacle" (1967), il a écrit : "D'autres gouvernements regardent avec admiration l'état italien pour la dignité tranquille avec laquelle il se vautre dans la boue". Il semblerait que depuis l'époque des brigades rouges, la boue ait séché pour laisser la place à des sables mouvants.


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