Manifestation anti-Farc à Bogota

par zets
mercredi 6 février 2008

A l’heure où j’écris ces lignes, à moins de cinquante mètres de chez moi, un million de Bogotains défilent habillés de blanc à l’appel de l’organisation "Colombia soy yo" (la Colombie c’est moi).

On peut se réjouir que de telles manifestations se déroulent (à l’appel d’un "groupe de Facebook", "un million de voix contre les Farc") dans un pays déchiré par la guerre depuis plus de cinquante ans. La grande majorité des Colombiens aspirent sans doute à la paix, impossible à cause de ceux qui ont la mainmise sur le trafic de cocaïne, qui séquestrent, tuent, fomentent des attentats, mentent, pillent, extorquent : les Farc. Des terroristes, comme nous le rappellent Alvaro Uribe, le président de la Colombie, et son allié dans la "guerre contre le narco-terrorisme", Georges W. Bush.

Le mot d’ordre de cette manifestation est donc la libération des otages, "plus de mensonges, plus de morts, plus de Farc" sur fond de drapeau colombien. Par extension, on peut également lire "Chavez go home", "la Colombie n’aime pas les Farc", "cette armée n’est pas la nôtre" et ce genre de choses. Habillés de blanc, imprimés du mot d’ordre, réunis depuis ce matin dans la rue (le long de la Septima qui verra passer le défilé), la mobilisation est impressionnante. Il faut dire que le message, qui a le soutien de l’Eglise catholique, a été relayé par les médias, dont certains commentent la manifestation à grands renforts d’envolées enthousiastes et de témoignages en direct. De nombreux organismes, notamment universitaires, ont débrayé cet après-midi et affichent d’énormes banderoles avec des messages comme celui que je vois depuis ma fenêtre, "Colombie sans Farc", recouvrant quatre étages de l’université catholique Santo Thomas.

Toutefois, j’ai cherché à comprendre pourquoi les familles des otages ont annoncé qu’elles ne prendraient pas part à la manifestation (l’explication de la "peur des représailles pour leur proches aux mains des farc" que j’ai pu lire un peu partout me semblant un peu légère), pourquoi la famille d’Ingrid Betancourt y est même opposée, pourquoi le Polo (Pôle démocratique alternatif, parti de gauche qui détient entre autres la municipalité de Bogota et qui constitue la principale menace pour les gouvernants en place, avec l’élection présidentielle en 2009) a organisé une manifestation "pour son compte" sur le thème "pour un accord humanitaire : non à la guerre, non aux enlèvements".

Comme le rappellent les organisateurs de cette marche, que l’on soit favorable à un accord humanitaire ou à la solution militaire, on marche pour demander la fin des Farc. Si on ne marche pas, c’est qu’on est avec eux. On peut certes dénoncer d’autres formes de violence, mais ça risquerait d’aller à l’encontre du message du jour. On n’appuie pas le gouvernement et, si au Venezuela la marche est organisée par les antichavistes, les chavistes sont bienvenus aussi. Comme le dit la partie "questions/réponses" du site officiel "l’exclusion sociale, les inégalités, la corruption, le paramilitarisme et toutes les autres excuses avec lesquelles se justifient les Farc ne sont que ça : des excuses". A l’époque, on pensait que les armes étaient l’unique recours à ces problèmes, mais aujourd’hui on affirme que ce sont elles qui empêchent de les solutionner, d’où la protestation contre les Farc.

Astrid Betancourt, lors de la conférence de presse parisienne, a déclaré : "La manière dont s’est faite cette manifestation cache une justification de la politique de guerre du président, Alvaro Uribe, pour fermer ainsi toute possibilité d’une solution négociée pour la libération des otages". Selon elle, le gouvernement colombien serait à l’origine de cette marche, car ce sont les ambassades qui ont envoyé des messages pour que les gens aillent manifester. Le gouvernement chercherait ainsi à polariser le conflit.

Je dois bien avouer que cette vision est tentante, car la propagande permanente, anonyme le plus souvent, contre les Farc et pour le gouvernement est assez incroyable, pour un petit Français comme moi. Des panneaux publicitaires énormes avec des messages comme "Président, en avant !" un peu partout dans les rues, une presse dont la qualité de désinformation est généralement remarquable, des encarts publicitaires comme celui que j’ai vu dans El Espectador du dimanche 27 janvier, un quart de page sur fond noir mettant en parallèle une photo en noir et blanc de prisonniers derrière les barbelés des camps de concentration avec la légende : "Nazis : jusqu’en 1945", et une photo en couleur de Colombiens derrière des barbelés sur fond de forêt vierge légendée "Farc : jusque quand ?" et la réponse donnée : "jusqu’à ce que nous agissions". Le tout sans la moindre mention d’organisation, entreprise, parti... Rien d’autre.

Cette vision, dans un des journaux les plus équilibrés (c’est-à-dire qu’on y lit des opinions de gauche), m’avait donné envie d’écrire un article, mais ce matin la coupe a été pleine pour moi. En vaquant à mes occupations, j’ai pu observer de nombreux manifestants et j’ai été surpris. Je n’ai guère retrouvé l’hétérogénéité habituelle des rues, mais plutôt des hordes de seniors blancs, lunettes Gucci pour se protéger du soleil, casquettes de golf, de nombreux élèves des universités (privées et payantes) envoyés par cohortes encadrées par leurs professeurs. Le message "La Colombie c’est moi" sur leurs tee-shirts en devenait presque choquant. Ca m’a rappelé les images des manifestations antichavistes au Venezuela. Evidemment, vous me direz, un lundi, les travailleurs pauvres ne peuvent pas être là. Et c’est vrai.

J’ai toutefois la sensation que même un dimanche, ils ne seraient pas venus. J’ai oublié de préciser que les organisations paramilitaires d’extrême droite ont également appelé à manifester.

En rentrant chez moi, j’ai croisé quatre lycéennes qui braillaient "Uribe, paraco, el pueblo esta berraco" ce qui pourrait donner "Uribe, paramilitaire, le peuple en a marre". Ceux-là, on ne les entendra pas aujourd’hui, pourtant je pense qu’on pourrait également réunir de nombreux manifestants autour de ce message.

Sur la route, je suis passé devant la caisse de compensations, qui se charge de distribuer l’aide sociale aux plus démunis. Comme d’habitude, une queue de trois mètres sur le trottoir, tous les âges, toutes les couleurs de peaux.

Mais pas un habillé en blanc.


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