Marché et démocratie, les parents terribles de l’hypermonde

par Gérard Ayache
lundi 4 septembre 2006


L’économie de marché a apporté, dans les impedimenta de ses conquêtes, un vieux concept né il y a quelques millénaires à l’ombre des oliviers de la Grèce antique : la démocratie. Comme le marché, la démocratie est l’expression d’une liberté : celle de choisir entre plusieurs programmes, celle d’élire des représentants pour faire la loi et pour l’appliquer, celle de les contrôler et d’assurer la justice. Pour émerger, et s’imposer partout, sur les décombres des idéologies anciennes, le marché a besoin de la démocratie. La concurrence, le désir de consommation, l’existence d’une monnaie, la protection de la propriété privée, la circulation des biens et des personnes, toutes ces libertés exigent la mise en œuvre de pratiques démocratiques. De ce fait, marché et démocratie forment un couple indissociable. Là où s’installe la démocratie, l’économie planifiée cède le pas devant le marché. L’un ne peut fonctionner sans l’autre.

Mais, comme dans tout couple, les relations équilibrées ne sont pas éternelles, et l’un finit toujours par emporter l’ascendant sur l’autre. D’autant plus que ce couple s’avère très vite mal assorti. Le marché promeut l’individu, consommateur de produits de plus en plus personnalisés, exigeant une pratique privative. La démocratie suppose au contraire la vie de la collectivité et des services publics. L’un cherche à s’affranchir des frontières nationales pour glisser dans un monde lisse, sans aspérité ; l’autre cherche à définir les limites territoriales de son action. Le premier recherche la satisfaction de l’individu, alors que le deuxième membre du couple s’attache à faire accepter par la minorité les décisions de la majorité. L’un a pour ambition la réussite individuelle, alors que l’autre est tendu vers l’intérêt de vivre ensemble.

Dans le subtil jeu d’équilibre de ce couple disparate, c’est le marché qui se fait, chaque jour, plus fort que la démocratie, au point de la diluer, par degrés, jusqu’à l’absorption. Le mécanisme de ce rapport inégal de forces est relativement simple ; il ne tient pas à une force supérieure machiavélique qui tirerait les ficelles, il n’y a pas de deus ex machina. Il y a en revanche des lois naturelles. Un individu est plus souple, plus rapide dans l’exercice de la mutation qu’une masse collective ; le marché donne la primauté à l’individu, à l’initiative privée, alors que la démocratie doit mettre en œuvre des processus lourds et complexes pour modifier la trajectoire de l’action. Dans un cas, nous sommes en présence d’une physique moléculaire, souple, changeant facilement d’état ; dans l’autre cas, nous avons affaire à une physique lourde, massive, évoluant sur des aires longues. Autre loi, celle de l’espace. Le marché s’affranchit des frontières, des États et des territoires, il traverse par flux de biens, de personnes, d’idées, de modes, la planète tout entière. La démocratie, au contraire, a besoin d’un État-nation pour fonctionner, assis fermement sur un socle territorial et institutionnel.

La suprématie du marché sur la démocratie est aujourd’hui telle que le marché peut se passer de la démocratie pour fonctionner. L’hypermonde actuel est presque entièrement soumis aux lois du marché, mais la moitié de la planète est encore régie par la dictature ou le totalitarisme. Cet affaiblissement de la démocratie s’opère par le jeu de forces exogènes et endogènes. La pression de l’extérieur est celle des acteurs économiques du marché mondial. De nombreuses entreprises géantes sont aujourd’hui plus puissantes que les États. Ces entreprises sont transnationales, ce qui veut dire qu’elles n’ont ni territoire ni localisation ; leur espace est le monde dans lequel les États ne sont que des lieux de passage, ou des zones de localisation mises en concurrence. La suprématie du marché sur la démocratie réduit progressivement la part de régulation des États-nations, forcés de laisser en jachère ou de privatiser des pans entiers de leurs anciennes prérogatives : inégalités économiques de leurs citoyens, accès aux services publics, assimilation de leurs minorités, sécurité extérieure.

L’affaiblissement de la démocratie provient aussi de forces intérieures : elle est minée par la conception de l’individu formalisée par le marché économique. L’individu est un concept récent. Il se situe dans le contexte de la quête moderne de l’autonomie qui, au-delà de ses aspects politiques, juridiques ou historiques apparents, est déterminée fondamentalement par les processus économiques. Certes, les sociétés de marché reconnaissent l’émancipation de leurs membres plus que tout autre type de société. Mais cette émancipation n’est accordée qu’en fonction des intérêts du marché lui-même ; elle lui accorde des droits en échange d’un seul devoir, participer à la bonne marche des affaires. C’est ainsi que l’individu devient consommateur, usager, travailleur, producteur, et perd de plus en plus les dimensions politiques de son individualité comme la culture, la citoyenneté ou la nationalité.

Associé à une démocratie anémiée, profitant de la grande confusion hyper-informationnelle, le marché illusionne son monde. Il devient ainsi incontestable, indéniable, clos sur lui-même et sur ses propres forces, seule représentation possible du réel.

Face à cette suprématie, il ne reste plus qu’à inventer des formes nouvelles de la démocratie. Elles sont encore à imaginer, à repérer dans les initiatives et les idées qui émergent çà et là, subrepticement et parfois spontanément. Cet enjeu est révolutionnaire. Une révolution qui se fera sans prise de Bastille ou du Palais d’hiver. Une implosion plutôt, qui nous demandera de nous réapproprier le sens de notre propre histoire et celui de notre responsabilité. Un enjeu qui n’est pas une utopie, mais le seul moyen d’éviter une fin sans gloire.


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