Mauritanie. Dépenses militaires et enseignement supérieur : le savoir saigné à la baïonnette

par Pr ELY Mustapha
lundi 6 janvier 2025

L'analyse comparative des budgets 2025 du Ministère de la Défense et du Ministère de l'Enseignement Supérieur en Mauritanie met en lumière des choix d'allocation préoccupants pour le développement du pays. Avec un budget de 11,86 milliards MRU pour la Défense contre seulement 2,04 milliards MRU pour l'Enseignement Supérieur, le déséquilibre est flagrant. Comme cela a pu être souligné , les dépenses militaires excessives dans les pays en développement peuvent créer un "piège du conflit" qui entrave durablement la croissance économique (Paul Collier - "The Bottom Billion" (2007)

Une disproportion marquée dans les allocations

L'analyse détaillée des budgets révèle des écarts considérables dans tous les postes de dépenses. Le budget de fonctionnement de la Défense s'élève à 45,67 millions MRU rien que pour le Cabinet, tandis que la direction des ressources financières de l'Enseignement Supérieur ne dispose que de 1,71 millions MRU. Plus frappant encore, les dépenses d'investissement militaire atteignent 2,99 milliards MRU, incluant 900 millions MRU pour la construction navale, 229,7 millions MRU pour l'aviation militaire, et 1,48 milliards MRU pour l'acquisition de matériel militaire. En comparaison, l'ensemble des investissements dans l'enseignement supérieur ne représente que 51,1 millions MRU, dont seulement 50,1 millions MRU pour l'équipement des laboratoires universitaires. Or nous le savons depuis Joseph Stiglitz ("The Price of Inequality", 2012), ce type de déséquilibre budgétaire contribue à perpétuer le sous-développement en privant les secteurs productifs des ressources nécessaires.

Les incohérences dans l'allocation des ressources

Des dépenses militaires peu transparentes

Le budget de la Défense comporte des zones d'opacité préoccupantes. Les "fonds spéciaux" totalisent 11,56 milliards MRU, répartis entre différentes missions (5,38 millions pour les missions spéciales, 6,17 millions pour les missions diverses). S'y ajoutent d'importants montants en "autres achats de biens non spécifiés", comme les 646 millions MRU alloués à la préservation de l'intégrité territoriale. Cette opacité rend difficile l'évaluation de l'efficacité de ces dépenses. Cette opacité va à l'encontre des principes de bonne gouvernance financière préconisés par la Banque Mondiale.

Un sous-financement chronique de l'enseignement supérieur

Le budget de l'enseignement supérieur révèle des carences structurelles majeures. L'Université de Nouakchott Al Asriya, principal établissement du pays, ne dispose que de 624,3 millions MRU, dont 527 millions sont absorbés par les salaires. Les moyens alloués à la recherche sont dérisoires : l'Agence Nationale de Recherche Scientifique ne reçoit que 46,9 millions MRU, dont 34 millions pour les études et la documentation. Le système de bourses étudiantes, avec 301 millions MRU, peine à répondre aux besoins d'une population estudiantine croissante.

L'impact sur le développement

Le cercle vicieux des dépenses militaires

Comme cela fut expliqué par Amartya Sen dans "Development as Freedom" (1999), la surallocation des ressources aux dépenses militaires crée un effet d'éviction qui pénalise les investissements productifs.

En Mauritanie, cela se traduit par une prépondérance des dépenses militaires créant un effet d'éviction massif sur les investissements productifs. Alors que la construction navale militaire mobilise 900 millions MRU, la faculté des sciences et techniques ne dispose que de 28,4 millions MRU pour l'ensemble de son fonctionnement. Cette distorsion est particulièrement visible dans les dépenses d'équipement : 1,33 milliards MRU pour le matériel militaire contre 50,1 millions MRU pour les laboratoires universitaires.

Le déficit d'investissement dans le capital humain

L'analyse des budgets révèle un sous-investissement chronique dans la formation supérieure. Le budget total de l'ENS (105,5 millions MRU) et celui de l'ISET (82,7 millions MRU) témoignent de moyens insuffisants pour former les cadres dont le pays a besoin. Plus préoccupant encore, le budget recherche représente moins de 2% du budget militaire.

Des disparités institutionnelles révélatrices

Une centralisation excessive des ressources militaires

L'analyse approfondie du budget de la Défense révèle une forte centralisation des ressources. Le Cabinet absorbe à lui seul 3,03 milliards MRU, dont 20,98 millions en rémunération du personnel et 5,38 millions en "missions spéciales". L'Armée Nationale mobilise 6,78 milliards MRU, avec une part importante (3,69 milliards MRU) consacrée aux rémunérations. La Gendarmerie Nationale dispose quant à elle de 1,47 milliard MRU, dont 1,02 milliard pour les salaires.

Une fragmentation préjudiciable du budget de l'enseignement supérieur

En contraste, le budget de l'enseignement supérieur apparaît fortement fragmenté entre de nombreuses institutions sous-financées :

Les conséquences structurelles

Une recherche scientifique sacrifiée

Le sous-financement de la recherche est particulièrement alarmant. Le budget total de l'Agence Nationale de Recherche Scientifique (46,91 millions MRU) représente à peine 0,4% du budget de la Défense. Les fonds alloués aux études et à la documentation scientifique (34,08 millions MRU) sont dérisoires face aux enjeux de développement du pays.

Un déséquilibre dans la formation des cadres

Le Centre National des Œuvres Universitaires, avec 404,7 millions MRU, peine à répondre aux besoins des étudiants. Les bourses (301 millions MRU) ne couvrent qu'une fraction des besoins, tandis que les investissements en équipement pour le CNOU sont limités à 32,58 millions MRU. En comparaison, les dépenses d'acquisition de matériel militaire atteignent 1,48 milliard MRU.

Les implications pour l'avenir du pays

Un développement technologique compromis

L'écart est particulièrement frappant dans le domaine technologique. Alors que la construction navale militaire mobilise 900 millions MRU, l'Institut Supérieur du Numérique ne dispose que de 11 millions MRU pour ses investissements. Cette disparité compromet la capacité du pays à développer ses compétences dans les secteurs d'avenir.

Une dépendance accrue aux expertises étrangères

Le sous-financement de l'enseignement supérieur entretient la dépendance du pays aux expertises étrangères. Le budget formation de l'ensemble des établissements d'enseignement supérieur (2,04 milliards MRU) représente moins que le seul budget d'acquisition de matériel militaire (1,48 milliard MRU).

Les défaillances systémiques

Une gouvernance financière déséquilibrée

L'analyse des lignes budgétaires révèle des problèmes profonds de gouvernance financière. Dans le secteur militaire, les dépenses sont largement orientées vers des acquisitions d'équipements coûteux : 229,74 millions MRU pour l'aviation militaire (Tucano), 352,5 millions MRU pour des équipements spécifiques non détaillés, et 900 millions MRU pour la construction navale. En parallèle, l'Université de Nouakchott Al Asriya, avec ses 624,33 millions MRU, doit gérer l'ensemble de ses missions d'enseignement et de recherche.

Une distribution inefficiente des ressources humaines

Les écarts de rémunération sont significatifs. Le personnel militaire bénéficie d'allocations substantielles : 3,69 milliards MRU pour l'Armée Nationale, 1,02 milliard MRU pour la Gendarmerie. En comparaison, le personnel universitaire dispose de moyens limités : la Faculté des Sciences Juridiques et Économiques fonctionne avec 31,13 millions MRU, dont une part importante pour les salaires, laissant peu de marge pour les activités pédagogiques et la recherche.

Impact sur la qualité de l'enseignement supérieur

Des infrastructures académiques insuffisantes

Le sous-financement chronique affecte directement la qualité des infrastructures :

Une recherche scientifique paralysée

Le budget de l'Agence Nationale de Recherche Scientifique (46,91 millions MRU) illustre le manque d'ambition en matière de recherche. Sur ce montant :

Des écarts de financement saisissants

Investissements et équipements

Formation et personnel

Des allocations budgétaires frappantes

Incohérences d'échelle

Opacité des allocations

Des contrastes révélateurs dans les investissements technologiques

Les déséquilibres dans le soutien aux personnels

Les disparités dans les dépenses de modernisation

Cette situation soulève des questions légitimes sur la pertinence de certains choix budgétaires au regard des besoins de développement du pays.

Les montants alloués à des postes secondaires du budget militaire dépassent souvent les budgets entiers d'institutions universitaires cruciales pour l'avenir du pays, révélant une distorsion majeure dans les priorités nationales d'investissement.

Les disparités dans les ressources de fonctionnement

Un déséquilibre flagrant dans les fournitures et consommables

Des contrastes saisissants dans les frais de mission

Les anomalies dans les investissements structurants

Infrastructure et équipement

Formation et développement des compétences

Des choix stratégiques questionnables

Innovation et recherche

Formation des cadres

Ces comparaisons révèlent non seulement l'ampleur du déséquilibre mais aussi son caractère systémique. Les choix budgétaires semblent privilégier systématiquement les dépenses militaires, même secondaires, au détriment d'investissements cruciaux dans l'enseignement supérieur et la recherche. Cette situation compromet sérieusement les capacités de développement à long terme du pays, sacrifiant la formation des compétences et l'innovation au profit de dépenses militaires dont l'efficacité et la pertinence mériteraient d'être réévaluées.

La disproportion entre les moyens alloués aux deux secteurs atteint parfois des niveaux difficilement justifiables du point de vue de l'efficience économique et du développement durable.

Propositions pour une réforme structurelle

Rééquilibrage budgétaire progressif

  1. Phase 1 (Court terme) :
  1. Phase 2 (Moyen terme) :
  1. Phase 3 (Long terme) :

Renforcement institutionnel

Une réforme profonde nécessiterait :

La transformation du modèle actuel vers un système plus équilibré nécessite une volonté politique forte et un engagement sur le long terme. Le coût d'opportunité du maintien du déséquilibre actuel est considérable en termes de développement économique et social du pays.

Une réallocation progressive des ressources est indispensable. La réduction de 20% des dépenses militaires non essentielles permettrait de doubler le budget de l'enseignement supérieur. Priorité devrait être donnée au renforcement des capacités de recherche (actuellement 46,9 millions MRU) et à l'amélioration des infrastructures universitaires. Un plan quinquennal de rééquilibrage pourrait viser un ratio dépenses militaires/enseignement supérieur de 2:1 au lieu de 6:1 actuellement.

Le déséquilibre budgétaire entre défense et enseignement supérieur en Mauritanie illustre un choix de développement problématique. Avec des dépenses militaires représentant près de 600% du budget de l'enseignement supérieur, le pays sacrifie son potentiel de développement à long terme au profit d'une vision sécuritaire court-termiste. Un rééquilibrage progressif, accompagné d'une meilleure transparence dans l'allocation des ressources, apparaît comme une nécessité pour engager le pays sur la voie d'un développement durable basé sur le capital humain.

 

Pr ELY Mustapha

Références bibliographiques citées dans cet article.

Collier, P. (2007). The Bottom Billion : Why the Poorest Countries are Failing and What Can Be Done About It. Oxford University Press.

Sen, A. (1999). Development as Freedom. Oxford University Press.

Stiglitz, J. (2012). The Price of Inequality : How Today's Divided Society Endangers Our Future. W.W. Norton & Company.

Lucas, R. (1988). On the Mechanics of Economic Development. Journal of Monetary Economics, 22(1), 3-42.

 


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