Mettre un bonnet d’âne sur le suffrage universel
par Michel J. Cuny
mercredi 15 avril 2015
Comme nous l’avons vu, selon Charles Benoist (1905), si 1789 a été l’émergence politique de la propriété privée des moyens de production et d’échange, et l’antécédent nécessaire de son code bien à elle, le Code civil (1804), il allait falloir, après le surgissement fougueux du travail sur la scène politique en 1848, apprendre à saisir le taureau par les cornes, et lui planter dans le dos les terribles banderilles d’un… code du travail.
Banderilles à la douleur desquelles le travail s’accoutumera bientôt… même s’il lui faut parfois des piqûres de rappel ou quelques mises à mort particulièrement bien adjugées. Il l’avait vu en 1871. Il le reverrait en 1940-1944.
Pour faire saisir dans toute son acuité la vigueur de l’affrontement dont 1848 a été l’occasion, Charles Benoist cite cette formule de Proudhon dans ses Confessions d’un révolutionnaire :
« Le 24 février avait eu lieu la déchéance du Capital ; le 25, fut inauguré le gouvernement du Travail. Le décret du gouvernement provisoire qui garantit le droit au travail fut l’acte de naissance de la République de février. » (page 54)
Comme on le voit, cette république-là n’a guère dépassé ce que l’on pourrait appeler "le temps des cerises"…
Remarquons-le tout de suite : le droit au travail est extrêmement dangereux, à la différence du droit du travail. Le second est excellent pour le capital : il sert, en contraignant aussi peu que nécessaire le travailleur, à rendre le travail aussi productif qu’il peut l’être…
Mais le droit au travail est déjà un droit du travailleur sur le… capital. Voilà qui est criminel par contiguïté : l’appropriation privée des résultats du travail collectif pourrait en mourir à plus ou moins longue échéance.
D’où l’urgence de disposer du Code du travail. Dans ce contexte-là, battez-vous, tuez-vous, mais ne vous faites pas de mal, braves gens… Nous traitons de votre bien.
Malheureusement, 1848 a manqué dès l’abord à tous ses devoirs. Non seulement il a avancé cette notion terrifiante d’un droit au travail, mais il a mis la loi dans les mains du peuple et pour longtemps, paraît-il. Charles Benoist s’en émeut :
« Le jour de mars 1848 où Ledru-Rollin fait promulguer le suffrage universel renferme en soi toute l’histoire politique et sociale qui doit suivre, tout le second Empire et toute la troisième République. » (page 56)
Aujourd’hui, nous pourrions ajouter : toute la quatrième république, mais rien de la cinquième. Ouf ! Dès 1958, effectivement, le suffrage universel était K.O., c’est-à-dire renvoyé à ses rêves et à quelques cauchemars, dont des millions de chômeurs ne l’ont toujours pas réveillé…
Et pourtant, dès avant la révolution de 1789, Dieu s’en était mêlé, et pas qu’un peu puisque la trace s’en retrouve, selon Charles Benoist, dans le Préambule de l’édit de 1776 :
« Dieu, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et plus imprescriptible de toutes. » (page 59)
De ce point de vue, il ne peut jamais exister un seul humain qui ait même seulement à redouter de subir un jour le moindre chômage, ni lui, ni ses enfants : c’est rudement bien…
Mais c’est en opposition totale avec la dichotomie capital/travail qui garantit l’apparition du profit, et qu’il faut donc entretenir sous peine de mettre un terme à l’exploitation de l’être humain par l’être humain.
Le massacre perpétré à Paris en mai 1848, par la bourgeoisie, contre les ouvriers, a ainsi très vite remédié à la brèche ouverte quelques mois plus tôt, et dont Charles Benoist rend compte de la façon suivante :
« Non seulement le Travail, en vingt-quatre heures, est devenu législatif, s’il est permis d’exprimer par là qu’il est maintenant matière de législation, ce qu’il n’avait pas encore été, mais il est devenu législateur. » (pages 114-115)
…par la terrible grâce de l’adoption du suffrage universel (masculin). Le mal est donc dans le suffrage universel, qu’il s’agit de brider d’une façon ou d’une autre. C’est à quoi sert tout spécialement la Constitution de 1958.
Sans elle, en particulier, et sous quelques autres freins dûment installés ici ou là, le contenu du décret rédigé dès le 25 février 1848 et adopté trois jours plus tard aurait pu croître et embellir jusqu’à un point que la bourgeoisie n’est pas en situation d’admettre, sauf à accepter son propre suicide en tant que classe dominante du mode capitaliste de production :
« Considérant que la révolution faite par le peuple doit être faite pour lui ; qu’il est temps de mettre un terme aux longs et iniques souffrances des travailleurs ; que la question du travail est d’une importance suprême ; qu’il n’en est pas de plus haute, de plus digne des préoccupations d’un gouvernement républicain ; qu’il appartient surtout à la France d’étudier ardemment et de résoudre un problème posé aujourd’hui chez toutes les nations industrielles de l’Europe ; qu’il faut arriver sans le moindre retard à garantir au peuple les fruits légitimes de son travail. » (page 115)
C’est en ayant en tête le souci de remédier à cette "terrible" prétention du peuple que Charles Benoist s’est attelé à l’exaltante tâche de pousser le suffrage universel à perdre toute conscience de ce qu’il est lui-même, et toute conscience de ce qu’il se doit à lui-même.
Le résultat est que, désormais, ce même suffrage universel se promène ici ou là, avec sur la tête un bonnet d’âne qu’il ne voit même plus quand il se regarde dans le miroir de ces soixante dernières années en France… Lui ne se voit toujours que souverain, alors que, secouant à peine ses chaînes durant quelques heures de certains dimanches, il vote et revote sa propre déchéance de tout pouvoir réel.
Son Dieu, c’est De Gaulle… qui savait tout dès Londres 1940…
Qui savait quoi, précisément ?... C’est sans doute ce que nous gagnerions toutes et tous à connaître un peu mieux… André Tardieu, Charles Benoist, etc.