Michel Piccoli : alors, voilą…

par Sandro Ferretti
lundi 18 mai 2020

« Alors, voilà ». « Les choses de la vie » ont encore frappé les grands arbres de la foret du septième art, tant que cela devient Gravelotte dans cette clairière. Les jeunes pousses en frétillent déjà de tant de place disponible pour leurs maigres exploits. Mais « la diagonale du fou » n'en a cure : elle continue avec ses ciseaux, ivre de « grande bouffe », à nous découper des pans entiers de vies cinéphiles, et de nos vies tout court. De la MG folle qui créera chez Romy Schneider le début de la blessure cachée, aux 504 de Sautet , en passant par la génération R 25 Tontonesque, Monsieur Piccoli, mine de rien, nous aura fait 50 ans d'histoire automobile et de voyages immobiles sur la toile de nos nuits blanches.

"Alors, voilà". Ca se passe comme ça chez la faucheuse. Elle passe chez Guillaume Depardieu à 37 ans, chez d'autres à 92, mais elle est chez elle partout. Je laisse à d'autres - Wikipédia, Ministre de la culture de service, Cahiers du cinéma- le soin de vous décrire la trajectoire de ce fils de musiciens aux 220 films et la moitié de pièces de théâtre, qui a incarné tous les âges de la vie, tous les spécimens de grands bourgeois, de vicieux, de pourris, de flics inquiétants, de médecins pervers, de papys aux déjeuners sur l'herbe. Je les laisse vous entretenir de la trajectoire de la course de cette étoile du cinéma chez les Bunel, Costa-Gavras, via Rivette et Marco Ferreri.

 

"Alors, voilà", c'est le titre d'une de ses rares réalisations de metteur en scène, en 1997. Le long et lent voyage d'une famille, d'un clan urbain itinérant, une « caravane » loin des mièvreries de Raphaël, une fresque quasi-célinienne sur le jouir, la bouffe, le temps qui passe, la solitude peuplée, les hôpitaux, la perfusion au bout de la potence et la faucheuse au bout. Succès d'estime en salle, mais qui a pourtant marqué ma mémoire.

 

Alors voilà, un acteur de l'envergure et de la longévité de Piccoli ne disparaît pas sans emmener avec lui des pans de notre vie, qu'elle soit personnelle ou sociale.

 

Autrement dit, Piccoli et les choses de la vie.

 

=Les choses de la vie automobile

Sur les écrans, Piccoli aura beaucoup roulé en voiture et fumé de cigarettes. De « Vincent, François, Paul et les autres » à « Max et les ferrailleurs », en passant par « Les choses de la vie », on aura beaucoup roulé et fumé avec Sautet. En MG, en 404, en 505, aussi en R 25 (car il ne fallait pas désespérer Billancourt…).Pour les plus jeunes d'entre nous, je signale que c'était le temps où on roulait beaucoup en voiture, parfois sans ceinture, à 140 sur les Nationales, et où on ne faisait rien sans fumer : ni l'amour, ni manger, ni s'engueuler, ni se séparer. Le politiquement correct n'existait pas encore.

 

 La banalité de la loterie routière amenait son lot de perdants, et « les choses de la vie » (via le superbe roman de Paul Guimard) nous explique fort bien le mécanisme implacable de ceux qui se trouvent au mauvais moment au mauvais endroit, parce qu'ils ont perdu une heure plus tôt deux minutes à un feu rouge qu'ils ont hésité à forcer à l'orange sanguine. ("Dans Rennes, j'ai hésité au feu orange, mais je me suis arrêté. A cinquante kilomètres de là, mon marchand de bestiaux se tape son troisième guignolet-kirch, et il calera tout à l'heure au carrefour avec sa bétaillère, juste au moment où j'y serais. Je viens de perdre 30 secondes, je viens de perdre tout court. Est-ce que nous sommes vraiment des guignols et pour amuser qui ?")

 

Superbe fresque sur le destin, « les choses de la vie » datent de 1970, quand la route tuait 17 500 personnes par an dans l'indifférence générale. A présent qu'elle n'en tue plus que 3 500 avec un trafic multiplié par cinq, on ne parle pourtant plus que de cela. Enfin, ça c’était avant : avec 28.000 morts du Covid 19 en 3 mois, on va peut être arrêter de nous casser les c.. avec la mortalité routière. Question de proportions. De respect pour les morts, aussi.

On fumait aussi beaucoup dans les films. On avait le droit. Le crabe était encore sage, il ne décimait pas des familles entières. Le flic machiavélique et solitaire de « Max et les Ferrailleurs » dégainait plus souvent son paquet de Gitanes que son flingue, et tout le monde trouvait ça bien. Les flics étaient alors plus redoutables par leur cerveau que par la panoplie de nos actuels Robocop.

 

=les choses de la vie tout court

Piccoli, c'était le véhicule idéal de la complexité, du silence qui en dit long, du félin assoupi, de l'animalité du sexe et des désirs primaires camouflés sous le tweed du gentleman. La noirceur et la désespérance cachées sous la politesse de l'humour et de l'élégance. Ceux qui n'ont pas vu "la grande bouffe", "7 morts sur ordonnance" ou "Dillinger est mort", ne sont jamais allés au cinéma.

 

La noirceur rentrée du sexe, du sexe suggéré plutôt qu'offert, Piccoli savait tellement l'incarner qu'il aurait peut être été meilleur que Brando dans le « Dernier Tango à Paris » (film où il était, parait-il, prévu en doublure en cas de refus de Brando). Piccoli dans « Belle de jour », « Le mépris » ou « Les noces rouges », ben "ça le faisait", comme on dit aujourd'hui. Bien davantage que nos Angeot, Despentes, Breillat et Rocco Siffredi réunis (des gens dont on n'a même pas besoin de lire tous les livres pour comprendre que la chair est triste…)

Piccoli c'était, sous la banalité du bourgeois dégarni, le Vésuve de la complexité de l'âme et du corps, le "prince des pas nets", comme on dirait aujourd'hui.

 

Comment ne pas évoquer aussi le "putain de gigot !" lancé en même temps que le dit gigot à la tête d'un "boxeur qui ne veut pas boxer" (Depardieu encore mince), lors d'un déjeuner sur l'herbe qui tourne mal (« César et Rosalie »). On en a connu aussi, de ces histoires de gigot qui finissent mal. On ne veut plus s'en souvenir. Celui de Piccoli, si.

 

Emerge aussi le brillantissime barman du "Paltoquet", mi fou mi-génial, mi-sentencieux mi- démiurge. Parce que c'est probablement le meilleur film français de ces 25 dernières années, parce qu'il y avait la grande prêtresse Jeanne Moreau, certes, et le pathétiquement brillant Jean Yanne, évidement. Mais surtout parce qu'il y avait Monsieur Piccoli.

 

=Les choses de la vie politique

Jadis communiste, puis affilié à la gauche socialiste, on sait l'engagement de Piccoli. Une des deux fois où l'on s'était rencontrés, en 1995, nous en avions parlé. De la « mitterrandie » en miettes ( pour ceux qui y avaient cru) Parlé des désillusions des gens, du combat quasi intenable qu'il menait, de la décrépitudes des choses, des idéologies et des gens qui les portent.

Il avait haussé les épaules -qu'il avait larges, depuis quelques années- et avait eu ce sourire carnassier sous le sourcil broussailleux. "En tous cas, moi, je continue", m'avait-il dit pour clore le débat.

 

Et pourtant, nous étions au milieu des années 90, il n'avait pas encore tout vu. Anne Lauvergeon, brillant sherpa de Mitterrand, n'était pas encore devenue la patronne blindée de la banque Lazard, ni surtout la PDG d'Areva, qui vend nos centrales nucléaires jusqu'au soleil levant. On en était encore à la "génération R 25" en politique, pas aux stock-options, aux parachutes dorés, aux sub-primes et aux connections « helvètes-undeground » de la racaille gouvernementale qui veut nous donner des leçons de civisme sur l’impôt. Oui, pourtant il y croyait encore, M. Piccoli, qui ne renâclait pas devant une signature, une pétition, un soutien aux jeunes acteurs.

 

= les choses de la profession :

 

Ah oui, autre chose aussi qui me revient.

 Le cinéma, on sait bien que c'est un drôle de métier, un carrefour de corporations hétéroclites. Dans ce casino, il y a les petits joueurs, les petits épargnants, et les gros porteurs à la bourse de la notoriété et du talent qui fluctuent.

Mais leurs chefs, tout de même, ils sont bizarres : pas un César pour Piccoli le porte-avion. Seulement des prix pour la flottille, les poissons-pilotes. Des nominations, pas des désignations. Pas même un César d'honneur pour l'ensemble de son oeuvre. Faut vous dire, Monsieur, que chez ces gens-là, on n'aime pas, on compte….

 

Alors voilà, c'était juste un billet pour vous dire que Piccoli est mort, et que nous-mêmes, on ne se sent pas très bien.


Lire l'article complet, et les commentaires