Millénarisme, révolution et théorie du complot

par NICOPOL
samedi 18 septembre 2010

PREMIERE PARTIE : AGORAVOX, MILLENARISME ET THEORIE DU COMPLOT
 
 
Depuis le temps que je fréquente et, modestement, participe à Agoravox, j’ai été amené à faire quelques constations assez déroutantes à première vue :
 
1.1 La prolifération des « théories du complot » apocalyptiques
 
Si certaines de ces théories sont appuyées sur des éléments crédibles ou vraisemblables, la plupart ne sont que des spéculations sans aucun fondement tangible, d’autres ne prenant même pas la peine d’essayer de trouver un semblant de justification et sombrant dans le délire paranoïaque.
 
Ce qui est frappant, plus encore, c’est la tendance « apocalyptique » d’un certain nombre de ces « théories du complot », prédisant guerres, crises, révolutions, génocides, embrasement général et effondrement du « système » (financier, économique, politique…) : des articles entiers sont consacrés, tels les anciennes Augures, à l’identification dans l’actualités des « signes avant-coureurs » de ces catastrophes planétaires sans cesse repoussées, mais toujours de plus en plus présente dans la représentation mentale de leurs créateurs.
 
J’ai eu l’occasion en réaction à un énième article du plus remarquable représentant de cette « veine » apocalyptique de proposer un nom à cette pathologie qui fait voir partout des présages d’une apocalypse prochaine : le « millénarisme ».
 
1.2 La nature foncièrement « préscientifique » de la mentalité conspirationniste
 
Un sophisme intellectuel récurrent utilisé par une bonne partie des « théoriciens du complot » consiste à recourir à la dialectique du « à qui profite le crime » pour « démontrer » la prétendue responsabilité de tel ou tel groupe d’intérêt ou organisation dans telle ou telle crise ou catastrophe. Ce sophisme consiste à dire : « l’évènement B profite à A, donc A est responsable de B » (remplacez B par « 11 septembre », « pandémie H1N1 », « chômage »… et A par « Néocons », « laboratoires », « patronat » et vous générez sans effort une bonne partie du contenu d’AV).
 
J’ai consacré un article à essayer de démonter cette mécanique intellectuelle erronée, article qui a reçu un accueil extrêmement défavorable, voire violent, de la communauté agoravoxienne, même si finalement un nombre significatif des réactions allaient dans le sens de l’article. Dans les discussions parfois un peu trop vives qui ont suivies, et en réponse à des critiques argumentées et justifiées, j’ai été amené à préciser cette analyse en creusant davantage la démarche intellectuelle qu’il y avait derrière le recours à ce « pseudo-raisonnement ». Après analyse, la « pseudo-démonstration » repose en fait sur un maillon logique implicite (la prémisse majeure du syllogisme, ce qui en fait d’ailleurs un enthymème), ce maillon logique pouvant se formuler de la façon suivante : « un évènement B a forcément un responsable humain, et ce responsable est forcément celui qui en profite, donc… ».
 
Le syllogisme à l’œuvre derrière la théorie du complot est donc celui-ci :
  1. Lorsqu’un évènement se produit, il ya forcément un responsable qui est forcément celui qui tire profit de l’évènement (prémisse majeure, non énoncée mais sous-entendue dans le syllogisme)
  2. A tire profit de d’un évènement B (prémisse mineure)
  3. Donc A est responsable de B (conclusion) 
Le sophisme du raisonnement porte ainsi sur l’invalidité de cette prémisse majeure implicite : la plupart des évènements, qu’ils soient d’ordre social ou économique, n’ont en effet pas de « responsable » humain direct, mais sont le résultat de mécanismes ou de lois anonymes gérant l’évolution de systèmes complexes (hasard, théorie du chaos…). C’est même la définition de la « science » telle qu’elle a été fondée par les Grecs : ne plus voir derrière un orage, une épidémie ou une sècheresse l’action des « Dieux » à visage humain, mais l’action de lois naturelles neutres.
 
Il y a donc quelque chose de « primitif » à voir derrière tout phénomène une « intention » humaine : au fond de la théorie du complot, on peut voir la résurgence de la mentalité anthropomorphique de l’âge préscientifique.Résurgence que l’on peut sans doute rapprocher de la popularité grandissante des thèses créationnistes qui refusent d’admettre ou de comprendre que les lois déterministes de la « sélection naturelle » peuvent tout à fait expliquer scientifiquement l’ « apparition » d’organes ou de fonctions aussi complexes que l’œil ou une aile d’oiseau, et préfèrent y voir l’acte intentionnel d’un « Créateur »...
 
Au passage, ce sophisme n’est pas le seul à l’œuvre dans la « dialectique » des conspirationnistes, dont l’arsenal contient également le recours à la « méthode hypercritique » (toute contre-argumentation étant vue comme faisant partie du complot, et la personne argumentant étant considérée comme manipulée, voire faisant partie du « complot »), le « renversement de la charge de la preuve » (c’est au tenant de l’explication rationnelle de montrer qu’il n’y a pas eu complot) ou encore le « biais cognitif de confirmation d’hypothèse » (la certitude préalable de l’existence d’un complot conduit à analyser toute information au travers du prisme de cette théorie du complot, ce qui ne fait que la renforcer).
 
1.3 Le rapprochement des extrêmes
 
Enfin, une autre constatation dépassant le cadre largement « ultra-gauchiste » d’Agoravox et inspirée par la fréquentation (en tant qu’observateur) de « médias » d’extrême-droite ou « droite identitaire » (notamment Radio Courtoisie) : le fait que, sous des formes différentes mais avec le même fonds, les « théories du complot » prolifèrent identiquement à l’extrême-gauche et à l’extrême droite. Par exemple, il est frappant de constater la même hantise d’un « Nouvel ordre mondial », prenant à gauche la forme d’une alliance du « grand capital » contre les « travailleurs », et à droite d’une « élite supranationale » sur les « peuples ». Le « camp du mal » et le « camp du bien » différent, mais finalement le schéma mental est identique.
 
Cette proximité mentale entre ces deux extrêmes est assez troublante, dans la mesure où elle dénote une même conception « millénariste » du monde. Dès lors, il est tentant de remonter dans le temps pour assister à la naissance de ces extrêmes et de voir par quel processus ces deux courants apparemment viscéralement antagonistes en sont venus, finalement, à partager l’essentiel. 
 
1.4 Généalogie du millénarisme et du conspirationnisme
 
Ces trois constatations (millénarisme apocalyptique, mentalité préscientifique et similarité des extrêmes) induit à penser que, derrière le « symptôme » de la théorie du complot existe un phénomène social ou historique plus vaste et plus profond, dépassant les clivages politiques et idéologiques. Il faut donc pour le comprendre remonter à la racine du « conspirationnisme », de l’extrémisme et du millénarisme apocalyptique.
 
C’est l’objectif de la présente série d’articles dont les deux suivants à venir traiteront des thèmes suivants :
 
Deuxième partie : Millénarisme et révolution
Troisième partie : Millénarisme et théorie du complot
 
Note bene
 
Une précision, toutefois, qui a son importance : l’intention de mon propos n’est pas de nier qu’il y ait de « vrais » complots. L’histoire fournit de multiples exemples de tels « complots », « conspirations et autres « conjurations » : la Conjuration de Catilina, l’assassinat de César par Brutus, la Conjuration d’Amboise, la Conspiration des poudres, la Conjuration des Égaux, le Complot de 1944 contre Hitler… Plus récemment, l’intervention de la CIA dans certains coups d’Etat en Amérique Latine (Opération PBSUCCESS au Guatemala…) ou encore la manipulation autour des « armes de destruction massive » en Irak, constituent des exemples de complots documentés et avérés. Et, qui sait, un jour, sera-t-il historiquement démontré que le 11/09 est vraiment un complot de la CIA et du MOSAD…
 
Le fait qu’il existe réellement de tels complots, historiquement documentés, est d’ailleurs un argument souvent avancé par les « conspirationnistes » pour défendre la plausibilité de leurs thèses. Toutefois, les complots dont il est question sont souvent le fait d’un petit groupe de « conjurés » s’attaquant à un Etat ou à un homme politique ; il n’existe pas d’exemple de telles « grandes manœuvres » à l’échelle mondiales telles que se plaisent à les imaginer les « théoriciens du complot ». En fait, comme le démontre le philosophe Karl Popper, qui développe une analyse de la théorie du complot dans le second volume de La Société ouverte et ses ennemis, l’existence de telles machinations à grande échelle revient à supposer que leurs auteurs aient la possibilité de prévoir parfaitement les conséquences futures d’actions présentes, et disposent d’une capacité de manipulation et d’organisation extraordinaire pour mettre en place, réaliser et effacer toute trace de leur conspiration. Or, pour Popper, ce présupposé de départ est faux : il est très rare que des actions provoquent exactement le résultat souhaité ou prévu et, de fait, l’histoire montre que la plupart des complots ont échoués ou ont été découverts en cours de préparation.
 
Les « complots » dont il est question ici sont donc ces « méta-complots » à l’échelle internationale impliquant de « grandes puissances » (politiques, financières, militaires) préméditant d’extravagants stratagèmes pour mettre en place un « Nouvel ordre mondial », propager le virus du SIDA en Afrique, remplacer la population européenne par des musulmans, génocider la population des Etats-Unis avec un vaccin trafiqué, pour ne citer que quelques uns des articles que j’ai eu l’occasion de lire sur Agoravox.

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