Minimum vital et situation d’héritier
par Michel J. Cuny
vendredi 18 septembre 2015
Comme le souligne Adam Smith, sauf à ne pas permettre à l'ouvrier d'assurer sa subsistance et celle de sa famille, et, ainsi, à l'empêcher de se perpétuer en tant que travailleur, sa rémunération ne doit pas descendre sous un certain seuil...
Le minimum vital, quelle que soit la façon dont il se détermine, correspond précisément à la fonction sociale d'êtres humains qui accepteraient de se trouver réduits à n'être que des travailleurs, c'est-à-dire, en quelque sorte, des machines plus ou moins humanisées auxquelles, en économie politique capitaliste bien entendue, on aurait tort d'apporter plus de soins qu'elles n'en nécessitent pour continuer, d'une part, à produire de la bonne façon la richesse sociale, et, d'autre part, à se reproduire elles-mêmes (oh, merveille de la nature !) selon un rythme générationnel adéquat...
En tout cas, c'est à cette dernière condition qu’une "force des choses" apparemment irrésistible réduira les travailleurs, comme le souligne Turgot, contemporain et "ami" d'Adam Smith :
"En tout genre de travail il doit arriver et il arrive en effet que le salaire de l'ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance."
Au-delà de cette condition minimale, comment la richesse individuelle s'exprime-t-elle ? À quoi la reconnaît-on ? Adam Smith nous l'indique :
"Tout homme est riche ou pauvre dans la mesure où ses moyens lui permettent de jouir des nécessités, des commodités et des agréments de la vie humaine."
Comment se les procure-t-il ? En en payant le prix, c'est-à-dire en offrant en échange ce qui incorpore une quantité identique de travail... Du travail de sa propre personne ?
Oui, s'il est cet ouvrier dont l'héritage réside uniquement dans un corps et dans un esprit qui en font un travailleur et rien qu'un travailleur...
Non, si comme Adam Smith en fait l'hypothèse, il s'agit de l'héritier d'une "fortune"...
Voici donc notre "héritier" en possession de "sa" fortune... Selon Adam Smith :
"Le pouvoir que cette possession lui apporte immédiatement et directement est le pouvoir d'acquérir, le fait d'avoir dans une certaine mesure à sa disposition tout le travail ou tous les produits du travail qui sont alors sur le marché."
Peut-être la situation de l'héritier ne diffère-t-elle pas complètement de celle de l'ouvrier... "avoir à sa disposition tout le travail" d'autrui... S'agirait-il, par exemple, de recourir aux "services" d'un médecin qui, pendant quelques minutes, consacrera "toute" son attention à son patient ?... "tous les produits du travail qui sont alors sur le marché"... Le pain ? Le vin ? Tel ou tel ustensile ?... Tout cela peut très bien s'obtenir sans exiger la possession d'une fortune...
Regardons-y de plus près. La formule utilisée par Adam Smith est bien plus "impériale et totalitaire" que nous ne le pensions de prime abord. Elle dit : La disposition de "tout" le travail d'autrui, ou sur "tous" les produits, et, de ce "tout", nous n'avons pas même commencé d'en faire le tour.
Effectivement, en sa qualité d'acheteur, notre héritier dispose d'un choix que rien ne limite à l'intérieur de deux marchés très particuliers : celui du travail où viennent s'offrir les ouvriers, et celui des produits où il trouvera, par exemple, des matières premières et des outils de production... Il n'est bien évidemment pas question pour lui d'acheter "tout" ce qui se présente sur ces deux marchés, ni sur l'un ou l'autre des deux !... Mais l'éventail du choix forme lui-même une totalité qui est "offerte" à travers "toutes" les personnes et "tous" les produits qui viennent tenter l'aventure de l'offre et de la demande... Concurrence entre les travailleurs, vendeurs de leur force de travail ; concurrence entre les producteurs de matières premières et d'outils de production...
Faisons un pas de plus. Après avoir acquis les matières premières et les outils de production adéquats, et une fois réalisé le choix des hommes (des femmes et, parfois même, des enfants) et après l'engagement pris de verser dans un délai déterminé les salaires fixés, notre héritier va pouvoir exercer "tout" son droit de commandement sur le travail à effectuer et obtenir un droit entier de propriété sur "tout" le produit issu d'une activité où chacun paraît recevoir l'exacte mesure de ce qui lui est dû, y compris au bénéfice d'une naissance plus ou moins heureuse... ou malheureuse...