Mme Bettencourt en tennis, Claire Chazal en hauts talons : la puissance de la métonymie

par Paul Villach
lundi 5 juillet 2010

Les affaires auxquelles est mêlé le nom de Mme Bettencourt, une des premières fortunes de France, deviennent un cas d’école pour illustrer les deux variétés d’information dont on méconnaît trop souvent l’irréductible différence : l’information donnée qui n’est pas fiable pour être livrée volontairement par l’émetteur parce qu’elle sert ses intérêts ou du moins ne leur nuit pas, et l’information extorquée qui, elle, est plus fiable, car,obtenue à son insu et/ou contre son gré, elle peut lui être nuisible.

Une information extorquée obtenue par enregistrements clandestins
 
Dans ce cas d’espèce, l’information extorquée est celle des entretiens confidentiels entre Mme Bettencourt et son gestionnaire de fortune qu’un de ses maîtres d’hôtel a enregistrée à son insu et contre son gré pendant un an, de mai 2009 à mai 2010 (1). La fille de Mme Bettencourt qui prétend que sa mère n’a plus toute sa tête pour gérer sa fortune, a transmis les enregistrements à la justice. Et, curieusement, le site Médiapart et l’hebdomadaire Le Point ont pu en avoir aussi connaissance à quelques jours du procès intenté pour abus de faiblesse par la fille à un photographe mondain bénéficiaire heureux des largesses de sa mère.
 
Cette information extorquée divulguée a eu un premier effet sans doute escompté : le procès du photographe mondain a été reporté sine die, le 1er juillet 2010, dans l’attente d’un examen de ces enregistrements. Ceux-ci révèlent, en effet, une Mme Bettencourt sous influence qui se fait dicter ses décisions : divers dons à des personnalités politiques, déplacement de comptes à l’étranger, possibles fraudes fiscales, relations avec un ancien ministre du budget, M. Woerth. Les extraits rendus publics font entendre une vieille dame acquiesçant à tout ce qui lui est proposé.
 
Une information donnée livrée au « 20 heures » de TF1
 
L’information donnée est, au contraire, celle que TF1 a livrée, le 2 juillet 2010, au cours de son « 20 heures », en diffusant une interview de Mme Bettencourt par Claire Chazal réalisée le 30 juin.
 
- Les idées reçues de l’information indifférente
 
D’un côté, on voit une journaliste attachée à ses feuillets pour interroger Mme Bettencourt sur les différentes affaires où son nom est cité. De l’autre, on entend une milliardaire faire face avec philosophie aux avanies qui l’assaillent, en puisant au réservoir des idées reçues de l’information indifférente dont la fonction est de ne nuire à personne et de faire diversion.
 
Souffre-t-elle de ce qui lui arrive ? Évidemment, « c’est même déprimant ! » La jalousie de sa fille ? Elle la comprend puisqu’elle a été, elle-même, jalouse de son père. Des évasions fiscales ? Mais les activités de l’Oréal sont internationales et c’est important pour la France ! Une enquête de l’administration fiscale ? Mais qu’elle fasse son travail ? Les enregistrements clandestins ? Il faut s’y faire. « On est en République ». « Je ne vais pas faire la révolution », dit-elle. C’est vrai, qu’y gagnerait-elle de plus que ne lui donne déjà la République ? Des pressions du photographe mondain sur elle ? Aucune ! Elle espère même rester son amie ! Ses dons généreux ? On peut donner sans compter, non ?
 
La journaliste a ainsi permis à Mme Bettencourt de répondre avec placidité aux questions en apparence délicates qui lui étaient posées. Mais pas question de pousser son interlocutrice au-delà du seuil de l’information indifférente derrière laquelle elle se retranchait. L’interview paraît avoir été précisément circonscrite comme un sketch où questions et réponses ont même pu faire l’objet de répétitions.
 
- Le stéréotype de la milliardaire contredit
 
La mise en scène des protagonistes n’a pas été moins soignée. Le décor choisi baigne d’abord dans une vive lumière : murs et mobilier sont de couleurs très claires ; rien d’un cabinet obscur à meubles sombres patinés par les siècles, symbole de dissimulation : ici, on n’a rien à cacher, clame silencieusement le décor  ! Tout luxe ostentatoire a ensuite été écarté : sous deux cadres aux murs d’un angle de salon, canapé au fond avec, devant, sur un tapis peut-être en rotin roturier, une table portant une lampe fantaisie et deux fauteuils en vis-à-vis où les deux femmes conversent. Ni hauts plafonds, ni lambris, ni lustre de cristal. Cette sobriété inattendue contredit le stéréotype de la milliardaire vautrée dans le luxe. On append en début d’interview que Mme Bettencourt a souhaité recevoir la journaliste dans une de ses propriétés, en Bretagne : elle est située, précise Le Figaro, à l’Arcouest. Breton soi-même, on peut ajouter que c’est le village de l’embarcadère pour l’île de Bréhat, près de Paimpol, sur une des côtes rocheuses, semées d’îlots, les plus ravissantes des Côtes d’Armor.
 
- La puissance de la métonymie : les tennis de Mme Bettencourt 
 
Les costumes, eux-mêmes, ont été méticuleusement pensés pour la puissance de la métonymie et du symbole. Des plans d’ensemble et d’abord le tout premier ont veillé à mettre en évidence dans un contraste violent une confrontation inattendue entre les pieds de Mme Chazal cambrés sur de hauts talons et ceux de Mme Bettencourt emprisonnés dans une paire de tennis à semelle compensée. Qui donc des deux est la milliardaire ? pourrait-on se demander. Non ! Mme Bettencourt n’est pas en concurrence avec Mme Chazal. Elle peut se permettre d’apparaître dans le simple appareil qui lui chante : elle restera Mme Bettencourt.
 
En revanche, quelle information entend-elle livrer dans cet accoutrement singulier ? L’image d’une vieille dame en parfaite santé. La preuve ? Elle chausse des tennis, métonymie offrant un effet dont la cause est la pratique du sport. Celle-ci est en même temps le symbole d’une hygiène de vie qui la maintient en forme physiquement et mentalement. "À fond la forme", dit le slogan d’une chaîne de distribution d’articles de sports. Cette image sportive de Mme Bettencourt vise donc à effacer celle de cette femme affaiblie sous influence, au filet de voix étranglé que trahissent les enregistrements extorqués.
 
- Deux autres métonymies et un contraste contradictoires
 
Deux autres métonymies, toutefois, peuvent nuire à cette image construite de toutes pièces : Mme Bettencourt est adossé dans son fauteuil à un coussin de secours qui la maintient, et, par contraste avec Mme Chazal qui, elle, est assise bien droite sans prothèse sur le bord du sien, son affaiblissement physique devient apparent. Une seconde métonymie tend à le confirmer : la paire de tennis blanche qu’elle porte, est si immaculée qu’elle paraît toute neuve. Ne l’aurait-elle pas chaussée seulement pour l’interview ?
 
Information extorquée et information donnée s’opposent ainsi avec netteté dans les diverses affaires où le nom de Mme Bettencourt est mêlé. La différence entre elles tient évidemment aux leurres grossiers dont est tissée ici l’information donnée et dont est exempte l’information extorquée. Une rapide observation de l’interview les décèle sans peine : ce sont, d’une part, les idées reçues de l’information indifférente qui font diversion et, de l’autre, l’uniforme sportif symbolisé par la paire de tennis qui vise à faire croire à « un esprit sain dans un corps sain » par la puissance de la métonymie et du symbole. Paul Villach
 
(1) Paul Villach, « Affaires Bettencourt et Anelka : information extorquée contre information donnée », AgoraVox, 21 juin 2010.

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