Mon expérience de franc-maçon

par Le Hérisson
lundi 6 novembre 2006

J’ai appartenu au Grand Orient de France (GODF) pendant un peu moins d’une quinzaine d’années, dans les années 1980 et 1990. J’ai quitté l’obédience car déjà, on pouvait percevoir les déchirements qui s’annonçaient. J’ai toujours quelques contacts avec des « frères », comme on dit en maçonnerie. Et ils me confirment tous que ce qui se passe au GODF depuis quelques années est navrant.

Les francs-maçons peuvent confier leur appartenance. Il n’y a aucune restriction, la franc-maçonnerie s’affirmant comme organisation « discrète » et non pas « secrète ». En revanche, un franc-maçon, actuel ou ancien, n’a pas le droit de révéler le nom d’un autre membre, à moins qu’il ne se soit déclaré lui-même, comme le font les grands maîtres qui doivent nécessairement recevoir les médias.

Une école de pensée ?

Je n’avais aucune idée de la franc-maçonnerie. J’étais directeur d’association dans les Côtes d’Armor, et l’un des administrateurs de l’association, appelons-le Pierre, aujourd’hui décédé, était un homme absolument admirable, un « saint laïque », pourrait-on dire. Il fut de tous les combats, philosophiques, politiques, associatifs... Ancien franc-maçon et ayant gardé des attaches, il me coopta. C’est sur ce Pierre, grand athée et libre-penseur devant l’Eternel, que j’avais bâti mon église franc-maçonne. Lorsqu’on postule pour entrer au GODF, on reçoit trois enquêteurs qui viennent dialoguer avec vous. Ensuite, on doit passer un examen en loge, « sous le bandeau ». On est introduit dans le « temple » les yeux bandés, puis on est soumis aux questions des frères présents : les motivations, des questions philosophiques, religieuses, d’actualité, etc. Ensuite, le postulant est sorti du temple et les frères votent. A l’époque où j’étais FM, la plupart des postulants étaient admis. En plus de dix ans, je ne sais pas si j’ai vu trois refus (on appelle cela « blackboulés » car les frères votent par boules noires (refus) ou blanches (admission), une boule noire valant trois boules blanches. Si j’avais accepté l’offre de Pierre de rentrer au GODF, c’était notamment parce que je considérais la franc-maçonnerie comme une école de pensée, bien différente du monde extérieur (du monde « profane »). En effet, les diverses règles ou rituels qui étaient en vigueur permettaient une meilleure écoute, une expression de la pensée, de plus vastes analyses que, par exemple, la lecture des journaux. Et c’est un journaliste qui parle ! Surtout, la franc-maçonnerie est une école de la tolérance, il ne s’agissait pas de « laisser-faire », mais au contraire, d’un esprit de tolérance venu des Lumières, jaloux de ses convictions. Cela me convenait. Mais il était également évident que d’autres frères étaient entrés pour améliorer leurs affaires, pour se faire des relations, etc. D’autres enfin se sentent comme dans une « autre famille » en franc-maçonnerie, celle qui leur a peut-être manqué.

« Apprenti »

J’ai été franc-maçon d’abord dans les Côtes d’Armor, ensuite dans une loge de la région parisienne. Démolissons quelques clichés. Il est complètement faux de dire que tous les décideurs politiques et autres sont FM. A ma grande surprise, après mon initiation, alors que je découvrais mes nouveaux frères, moi qui travaillais au contact des politiques locaux, j’ai eu la surprise de constater qu’aucun d’eux n’en faisaient partie. Autre erreur, le fait d’associer la franc-maçonnerie à l’anticléricalisme. Ce n’est plus vrai. On peut très bien être FM et être pratiquant chrétien ou musulman, par exemple. Le moment le plus important est sans doute ce que les FM appellent l’initiation. On est introduit dans le temple les yeux bandés, selon les loges ou ateliers, il y a toute une mise en scène, que l’on peut parfois trouver désuète, qui commence par un enfermement dans le « cabinet de réflexion » où, en face d’un crâne, il faut rédiger son « testament philosophique ». A la fin de cette « cérémonie », le bandeau est enfin retiré des yeux et l’on découvre le temple. On y voit des symboles qui, pour une part, font appel à l’histoire de l’archéologie ou de la religion : l’équerre et le compas, un damier, le plafond du temple peint en bleu avec des étoiles, un œil qui figure « le grand architecte de l’univers », qui peut être la science pour les uns, la raison pour d’autres et Dieu pour quelques-uns. Le grade d’apprenti dure un an, en général. Une année durant laquelle on n’a pas le droit de prendre la parole. Une belle épreuve d’humilité pour un « infomaniaque » comme moi ! J’ai ensuite été compagnon, comme le veut le cheminement normal, puis ensuite maître. J’ai exercé quelques responsabilités, notamment celle de secrétaire de ma loge. Un gros boulot lorsqu’il y avait plus de quatre-vingt-dix membres.

Quelle utilité ?

La franc-maçonnerie entretient de nombreux mythes et s’en nourrit. Certains qu’on lui attribue, je les ai évoqués dans les chapitres précédents, d’autres qu’elle s’attribue elle-même. Par exemple, une bonne partie des francs-maçons pensent qu’ils ont une filiation avec les architectes du Moyen Age, certains pensent même avec les templiers. Rien n’est plus faux. Un ancien grand maître, fort connu, Alain Bauer, criminologue, démonte très bien ce mythe. Les francs-maçons n’ont fait que « récupérer » des symboles d’architecture. Ils ne sont en rien les héritiers des maçons des cathédrales, du Moyen Age ou de la Renaissance. Il est à signaler qu’Alain Bauer a publié un ouvrage dont le titre en dit long : Le crépuscule des frères, Editions de la table ronde. Une autre idée répandue est que les frères inspireraient nombre de décisions politiques innovantes, par exemple, l’interruption volontaire de grossesse. Hélas. Les FM ont eu effectivement une influence sous la IIIe République, sans doute aussi un peu sous la IVe et la Ve, mais elle n’est plus que peau de chagrin, inexistante. Nous n’avons pas entendu les frères sur aucun problème de société récent : la précarisation, l’Europe, la sécurité publique ou sociale, le libéralisme, la laïcité mise à mal (alors que l’on fête son 100e anniversaire), on pourrait multiplier les exemples de cette absence à l’infini. Ce n’est pas seulement le GODF qui est en cause, c’est la maçonnerie dans son ensemble, toutes obédiences confondues.

Tous frères, pourvu que ça paie !

J’ai quitté la franc-maçonnerie pour plusieurs raisons. D’abord, les loges d’Ile-de-France ont été au cœur de l’affaire des financements occultes du PS dans les années 1980. L’une des courroies de transmission de la fameuse affaire Urba fut une loge de la région parisienne. Ensuite, dans les loges, il existe la face visible, c’est-à-dire les réunions que l’on tient tous les quinze jours. Mais il existe aussi une face invisible que la plupart des francs-maçons ne connaissent pas. Des « fraternelles » : il s’agit d’associations de francs-maçons d’une même profession ou ayant des intérêts entre eux. Autant dire que lorsqu’il s’agit de faire des affaires, des recrutements, etc., les fraternelles fonctionnent toujours à plein, surtout lorsque ce sont des personnes haut placées et cela, bien qu’elles soient remises en cause régulièrement. J’écrivais plus haut que, découvrant les visages de ma loge, je n’avais vu aucun homme politique ou décideur de ma région. Hélas, les trafics d’influence se font dans un autre lieu que le temple, tout en étant restreints aux seuls francs-maçons. Cette autre déviation s’appelle « les ateliers supérieurs ». Pour ma part, tout en étant parfaitement assidu aux travaux de ma loge, je n’ai jamais eu l’honneur d’y être invité. Mais ce que je sais, c’est que les ateliers dits « supérieurs » sont des repères de corruption, de subordinations d’influences, etc., sous couvert de... l’origine ancestrale de la maçonnerie, c’est-à-dire, des mythes que je décrivais plus haut.

On se bat entre frères !

J’ai beaucoup donné pour la franc-maçonnerie. Je l’ai quittée lorsque ma loge s’est déchirée, entre des anciens qui voulaient garder leurs privilèges et ceux qui voulaient retrouver l’inspiration la plus pure de la philosophie. J’ai contacté, il y a peu un ami, frère que j’estime profondément, un homme droit qui avait voulu reconstruire un nouvel atelier. Quand j’étais « apprenti », il était mon éducateur, celui qu’on appelle « le second surveillant ». Il était si déçu de la franc-maçonnerie que j’en avais les larmes aux yeux. Car depuis deux ou trois ans, les scandales suivent les révélations de malversations financières, notamment par rapport à l’association qui gère les biens et les temples des FM. Dans les années 1980, déjà, mes frères de la province s’étonnaient de la gestion de cette officine. Lors des derniers convents, assemblées des francs-maçons, l’agressivité fut à son comble. Alors qu’en principe un grand maître est élu pour trois ans, les deux derniers furent obligés de plier bagage sous les huées. Et encore, je suis modeste ! Depuis, les membres du Convent se succèdent, du meilleur au pire. Si jamais des frères lisent AgoraVox, voire ses rédacteurs, j’aimerais qu’ils réagissent à cet article. Tout en n’étant plus FM, je me considère toujours proche de cette philosophie, ne serait-ce que pour être fidèle à Pierre. Lui qui me disait : « Tu sais, la franc-maçonnerie n’a rien d’exceptionnel. Il y a simplement moins de cons qu’ailleurs. » Mon pauvre ami Pierre, où que tu sois, j’aimerais que tu les rappelles à l’ordre, tous tes anciens amis du Grand Orient de France : qu’ils soient à nouveau des hommes libres de bonne volonté.

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