Néguentropisme et Blockchain

par Arturo ZAPATA
samedi 2 avril 2016

L'individuation des choses de la nature, aussi bien inertes que vivantes, s'observe selon des schémas ordonnés souvent complexes comme dans la genèse d'un cristal ou dans les parastiches, ces formes parfaitement régulières que l’on remarque dans les configurations spiralées des pommes de pins, des tournesols ou des artichauts. Des formes tellement familières qu’on n’en perçoit plus guère l’esthétique et dont la parfaite régularité dissimule une formulation mathématique relevant de la suite de Fibonacci et du nombre d’or. Les botanistes parlent de Phyllotaxie, principe essentiel de la loi de Hofmeister (1868), montrant que cette propriété concerne le vivant comme l'inerte et postule, s’agissant de l’interception de la lumière, que la disposition spiralée est celle qui autorise le minimum d’ombrage d’une feuille vis-à-vis des autres. Airy proposera en 1873 une variation de la règle de son prédécesseur, son analyse indique que les arrangements phyllotaxiques sont une optimisation de la réduction de place occupée, il est donc question ici d’« économie d’espace ». Le mode spiralé serait ainsi le mode de paquetage qui occuperait le plus petit volume possible. Ces deux explications se complètent dans une perception unifiée d’un mécanisme d’auto-organisation alliant économie et optimisation.

Structure réseau et groupes sociaux
La Structure distribuée peut servir de base à un nouveau modèle d’organisation sociale.

Les objets naturels disposent d'une forme architecturée suivant des principes non seulement mathématiques mais également aussi fondamentalement physiques (Lois de la thermodynamique), que l’homme s’essaye depuis toujours à approfondir. La notion de mouvement se fait essentielle dans cette genèse, de ce fait, l'hylémorphisme d'Aristote, axé sur la forme et la matière, ne peut suffire à décrire le principe de la morphogénèse puisque la dynamique est étrangère à cette doctrine. En matière de physique, laissons de côté l'entropie qui, en tant que dynamique inexorable du refroidissement, est annonciatrice de mort pour nous rapprocher de Schrödinger qui associait en une remarquable intuition, le vivant et la production de néguentropie. A ce principe initialement associée à une énergie qui défie la mort, associons lui la notion d’information, en tant qu'entité essentielle et protéiforme, mais sans forme propre qui accompagne l’individuation de la matière. Cette vue coïncide avec l’idée d’information active, thèse centrale de la théorie quantique hétérodoxe développée par Louis de Broglie et David Bohm.

Mais l’objectivisation de l’information n’est pas universellement admise, ainsi Edgar Morin[1] considère que l'information est par essence liée aux êtres doués de raison car selon lui, « La réalité physique de l'information n'est pas isolable concrètement. [...] il n'y a pas, à notre connaissance et sur notre planète, d'information extra-biologique. L'information est toujours liée aux êtres organisés néguentropiquement que sont les vivants et les êtres métabiotiques qui se nourrissent de vie (sociétés, idées). De plus, le concept d'information a un caractère anthropomorphe qui me semble non éliminable. »

Prenons un exemple, dans une acception plus large pourquoi dénier le statut d'information à la structure moléculaire d'un cristal ? D'ailleurs l'information que recèlerait un fragment cristallin microscopique parfait de sel serait de plusieurs ordres : sa composition simple (atomes de chlore associé à des atomes de sodium), sa structure (une maille de chlorure de sodium formée de ces deux atomes qui se retrouvent au sommet et au centre des faces d'un cube), ainsi que le nombre de mailles dans toutes les directions pour obtenir sa configuration en 3D. Pourquoi ne pas considérer comme “parfaite” une telle définition d’un cube de sel en tant qu’information “potentielle” disposant d’un niveau d'exploitabilité maximum. A contrario, une pierre diffère du cristal en ce qu'elle ne dispose d'aucune structure tangible, elle est constituée d’une quantité d’informations gigantesque et d’une exploitabilité minimum. Cette caractéristique s'avère dans ce cas particulièrement pénalisante dans l'optique de l’utilisation de l'information quand on l'aborde en fonction de la définition de la complexité au sens de Kolmogorov. Le potentiel informationnelle d'une pierre "ontologiquement" non structurée est énorme autant qu'inexploitable. Ces deux exemples peuvent inciter à prendre quelque distance avec la position d'Edgar Morin. Il apparait incontestable dans les deux cas que le cube de sel microscopique ainsi que la pierre possèdent chacun un potentiel d'information en propre. Un appareillage quelconque pourrait peut-être même un jour décrypter sans peine son contenu objectif de signification pour le transformer en un clone digital, une formule mathématique ou une suite de zéro et de un... Peut-être touchons-nous là à un monde platonicien phantasmé, à une réconciliation entre le “sensible” de la pierre et “l’intelligible” de l’idée de pierre réifiée dans une formule mathématique ?

L’information est souvent considérée, notamment depuis les travaux de Shannon, en tant que signes émis d’un émetteur vers un récepteur. Complétons la perspective métaphorique de la pierre qui condense de l’information « potentielle », alors que l’information shannonienne lui est antagonique en tant qu’information « cinétique » par essence.

La réalité pré-biologique donne des signaux manifestes d’une forme de téléonomie purement chimique (et au finalisme purement métaphorique) que Jacques Monod[2] décrivait pour des milieux biologiques ô combien plus complexes. Il en est ainsi des réactions oscillantes (Briggs-Rauscher) et des principes d’auto-organisation où s’opèrent des associations supra-moléculaires. C’est d’ailleurs une tâche chimiste que de s’évertuer à imbriquer des molécules “clés” avec des molécules “serrures”, préalablement ramollies pour en augmenter le pouvoir d’adaptation. Ces techniques de laboratoires ont progressivement débouchées sur les nanotechnologies reposant sur un principe d’autofabrication d’objets nanométriques, on assiste là à l’amorce d’une ingénierie de l’information à l’échelle nanoscopique.

On glisse ainsi facilement vers les notions de morphogénèse dont Turing fût un grand précurseur pour établir la réalité d’une définition pertinente de la chimie moderne devant être considérée en tant que “science de la matière informée”[3]. Il en est ainsi de la réaction-diffusion qui aboutit à la création de modèles de cellules chimiquement différentes à la base de la formation de tissus distincts.

Ces raccourcis nous servent à reconnaitre la prééminence de l’information structurante dans les mécanismes d’assemblage de matière. Malheureusement, il ne peut être encore question de franchir le gap épistémologique énorme entre la structuration de matière inerte et les mécanismes biologiques proprement dit guidés par un code digitalisé dans l’ADN. En effet, les mécanismes biologiques apparaissent disposer d’un principe d’auto-programmation dans un contexte de dynamique darwinienne et d’épigénétique, le vivant est un assemblage de systèmes qui sont loin d’avoir livré les secrets de leur genèse.

Du plus bas niveau de sa matière biologique, jusqu’au plus haut stade de ses performances cognitives, il semble évident que l’homme se pose en inépuisable producteur de néguentropie[4]. C’est ainsi que nous tablons qu’un parallèle puisse être fait entre le principe de néguentropie en tant que principe physique qui organise la matière et l’information, et une certaine métaphorisation de ce principe élevé au niveau de la conscience humaine individuelle et collective. C’est ainsi que même sans inférer l’hypothèse de la cognition, la néguentropie peut apparaitre comme une dynamique de l’information semblant disposer d’un finalisme auto-organisationnelle. A toutes les échelles au-delà de celle de l’atome, depuis l’organisation tribale jusqu’au système occidentale libéral mondialisé, une certaine idée de l’autogestion des groupes, d’objets atomiques ou de sujets, prévaut par la mise en œuvre de chaines de pilotage ou intervient l’organisation de la communication. Les atomes s’agencent par des règles informationnelles de la matière informée, les hommes s’auto-organisation par des règles que tente de disséquer les chercheurs en psychosociologie.

Le chef commande au soldat comme dans le « manipule » qui était une subdivision de la légion romaine antique. Le gradé dispensait des ordres à ses hommes comme s’il pouvait littéralement les tenir « au creux de la main ». La communication des instructions s’effectuaient ainsi à portée de voix et de gestes, du haut vers le bas (modèle pyramidale) pour une évidente recherche d’efficacité opérationnelle vitale dans le domaine militaire. L’information circule ainsi entre les atomes humains d’une société, entre émetteurs et récepteurs, dans le cadre de projets guerriers comme dans bien d’autres modèles d’organisations : tribales, sociales etc. Les modalités pratiques changent mais la gestion de l’information reste centrale quand il est question de l’efficience des entreprises de la sphère marchande, comme pour toute captation pérenne de pouvoir.

Interrogeons-nous sur l’hypothèse selon laquelle une certaine identité ontologique pourrait exister entre différentes formes de néguentropie attachées aussi bien aux mouvements de la matière non-vivante qu’à l’activité biologique ou même psychique s’agissant de relations psycho-sociales.

Le sujet « homme » est la créature terrestre qui a poussé à son paroxysme de multiples formes de dissipation entropique que la sphère économique appelle pudiquement des « externalités négatives ». L’être humain est aussi un puissant créateur de néguentropie et nombreux sont ceux qui considère, à l’instar de Bernard Stiegler, qu’il se doit de réactiver et de réorienter ce rôle pour lui-même, comme pour la biosphère, afin de renverser la pente désastreuse empruntée par l’anthropocène. L’homme « moderne » résultant de l’œuvre d’atomisation de la société occidentale libérale se doit d’augmenter sa capacitation[5] et de lutter contre toutes les formes de prolétarisation en s’individuant. L’homme en quête d’individuation doit étoffer son tropisme « social » car les conditions de sa survie matérielle, culturelle et psychique dépendent de l’efficience de sa transindividuation, ce qui conjecture une certaine aptitude à constituer des groupes équilibrés et stables. Pour étayer ce concept vital de groupe équilibré, mentionnons sans les développer – compte tenu du format de l’article – la thèse du sociologue américain Robert Putnam qui a montré, dans une étude qui a suscité une forte polémique, que la méfiance entre les membres de nos sociétés augmente avec l’hétérogénéité de celles-ci. Complétons ce principe en signalant les travaux de Dunbar, Hill, Knight et Barret qui tendent à démontrer que la taille optimale d'un réseau social présentant une homogénéité nécessaire à son fonctionnement serait composée de sensiblement 150 individus. Le groupe ainsi constitué peut-être régit par une Constitution locale (une charte) qui respecterait des règles de dynamique des groupes restreints. Elinor Ostrom, dans des travaux sur l’action collective, a pour sa part formulé certains principes de fonctionnement dont on pourrait penser qu’ils se fondent sur l’individuation simondonienne autant que sur des règles élémentaires de systémique s’appuyant sur des principes tel que la définition de limites physiques nettement définies, un formulation d’un projet faisant consensus, d’une charte en perpétuelle réévaluation de ses règles, la revendication d’une autodétermination ensuite reconnue par les autorités extérieures etc…

Soulignons qu’un des freins au développement de cette logique des communs réside dans la mythologie sur laquelle se fonde le nouvel ordre libéral. Il trouve ses prémices dans un nouvel ordre moral postulé dans la fable de l’abeille de Mandeville suggérant que « les vices privés font les vertus publiques ». De même, les textes des Voltaires, Montesquieu et Diderot, en glorifiant la liberté individuelle et la raison, fondaient le socialisme historique au tournant de la révolution française. Le libéralisme, une fois défait l’ordre ancien et l’idée de commun, pouvait s’installer lentement dans les esprits l’idée incongrue de la suprématie d’un nouvel ordre égoïste et irrévocable. Et ce n’est pas le souvenir encore très frais de l’épisode communiste perverti et avorté qui serait en mesure de réorienter les protensions vers les communs. L’abandon de cet horizon libéral qui apparait pour beaucoup indépassable ne peut et ne doit pas survenir brutalement. Un nouveau paradigme prônant la coopération et abandonnant la concurrence serait perçu comme une aliénation insupportable. C’est pourquoi cette idée originelle pour les communs devra séduire pour réunir. L’appétence pour ce nouvel élan devra se développer peu à peu pour permettre aux nouvelles générations de s’en saisir comme d’une invitation à l’hédonisme. Se sentir prisonnier de nouvelles obligations sociales liées aux communs est une limite manifeste à la promotion de la coopération.

Pour ne pas risquer d’être trop rébarbatif, je terminerais mon propos en signalant un fait enthousiasmant dans l’histoire de la néguentropie humaine jalonnée par des innovations majeure pour le devenir de l’homme. On citera la découverte du feu, de l’agriculture, de l’écriture imprimé, de l’internet et récemment, de la blockchain qui reste un sujet peu connu du grand public. Cette invention datant de 2008 s’est vu popularisée par l’intermédiaire d’une monnaie cryptographique appelée « Bitcoin ». Rappelons qu’un article précédent intitulé, « peut-on s’échappé d’une prison panoptique » faisait référence à l’usage asymétrique de l’information s’agissant des GAFAMA(s), des banques comme des Etats. L’émergence de la blockchain a introduit une technologie permettant à la société de s’organiser en groupes reliés selon des « modalités » informationnelles symétriques et horizontales, sans nécessité d’intermédiation par un tiers de confiance. Ainsi, le principe néguentropique trouve dans cette technologie une colonne vertébrale permettant d’entrevoir l’émergence d’une nouvelle forme de politique sans frontière géographique et abandonnant sans remord la démocratie représentative dévoyée par une élite mondialiste jalouse de ses privilèges. La démocratie directe a trouvé l’outil de référence qui peut lui permettre de faire avancer cette fantastique utopie annonçant la disparition des ploutocrates dans le gouffre de leur abyssale cupidité. La structuration de l’information en mode P2P permet ainsi aux individus aliénés par l’économie libérale de se fédérer (projet BitNation) en noyaux (pour reprendre le vocabulaire P2P) disposant de leur propre monnaie et de leur structure politique enfin démocratisée (Bitvote). Ils pourront gérer sans contrainte géographique des entreprises (DAO dans Ethereum), concurrencer et probablement menacer Uber (Arcade City). Le système fournit même un embryon de capacité juridique aux objets. Votre appartement peut d’ores et déjà conclure des contrats (Slock.it). Ainsi, votre appartement peut être loué en votre absence. Il suffit que client se fasse connaitre auprès de votre portier électronique (avec qui il conclut un smart-contract) pour qu’il ait accès à votre domicile le temps souhaité moyennant un paiement immédiat en cryptomonnaie. Rb’nB n’a qu’à bien se tenir. Cette entreprise sera contrainte de baisser fortement ses marges si elle souhaite rester dans le jeu. C’est ainsi que la blockchain, avec ses mécanismes cryptographiques garantissant sécurité et confiance dans le système, révolutionne encore silencieusement de nombreux secteurs économiques (Banques, tourisme, industrie des objets connectés…) et potentiellement le politique en annonçant un bouleversement de l’actuelle pseudo-démocratie pyramidale phagocytée par les élites. L’internet était le parfait berceau de ce nouvel univers qui s’appuie sur une infrastructure déjà néguentropique par essence mais dont la matière première primordiale que constitue l’information est souvent exploitée au sein d’oligopoles qui en font un usage exclusif et asymétrique. De multiples usages de l’information prospèrent maintenant sur la blockchain. Cette fantastique invention libère la voie de la création sans maîtres. Elle annonce l’avènement de parlements à tous les niveaux : commune, département, région et national susceptibles d’être pris en main par un peuple enfin maître de son destin.

 

 

[1] « La Méthode » vol.1 p. 316.

[2] Cf. “Le hasard et la nécessité” de Jacques Monod.

[3] Expression empruntée à Jean-Marie Lehn, prix Nobel de chimie de 1987.

[4] Il est également producteur d’une entropie énorme pour le malheur de la planète.

[5] A relier à l’idée de « capabilité » dans le sens donné par Amartya Sen, soit les capacités humaines à l’auto-préservation et la possibilité effective qu’un individu a de choisir diverses combinaisons de fonctionnements.


Lire l'article complet, et les commentaires