Netanyahou, rempart de la « civilisation »
par Pale Rider
lundi 7 octobre 2024
Une fois n’est pas coutume, je rends hommage au bon sens d’Emmanuel Macron : la meilleure façon d’obtenir un cessez-le-feu, c’est effectivement d’arrêter de livrer des armes à ceux qui répandent le feu. Biden, lui, préfère continuer d’envoyer de quoi anéantir les ennemis d’Israël tout en pleurant sur leur sort. Cette comédie a assez duré. Triste anniversaire.
À qui est cette terre ?
On voudrait reprendre les choses depuis le début, mais, dans l’histoire compliquée du Proche-Orient, il faut savoir quel début on veut choisir.
Va-t-on partir de l’invasion de la Terre promise par Josué, il y a environ trente-deux siècles, aux dépens des Cananéens ? Dans ce cas, le peuple hébreu a une certaine légitimité à y être revenu, d’autant plus que les Cananéens n’existent plus. Notons tout de même que « Juifs » vient du nom de la seule tribu de Juda, que les 12 tribus ont été largement dispersées dans tout le monde connu après l’effondrement d’Israël sous les coups des Romains, et qu’on pourrait longuement discuter de la généalogie réelle des Juifs de notre temps. En tous cas, leur(s) culture(s), leur religion et même leur langue ont survécu, ce qui ne doit pas être traité avec indifférence et peut interroger sur la singularité du judaïsme.
Si on veut partir des invasions arabo-musulmanes, cela nous reporte quelque dix-huit siècles après Josué, un peu moins de quatorze siècles jusqu’à nos jours. Mêlons à cela les reconquêtes temporaires des Croisades, et on comprend pourquoi cette terre est revendiquée par trop de gens qui la tiennent pour sacrée. Seuls les chrétiens ont cessé depuis longtemps d’y mener une guerre « sainte ».
Nous, les civilisés…
Laissons cette interrogation en suspens, et visons le hic et nunc. Quand Netanyahou ose dire : « Israël combat les forces de la barbarie dirigées par l’Iran, tous les pays civilisés devraient se tenir fermement aux côtés d’Israël », il raconte absolument n’importe quoi. L’Iran a au moins quatre mille ans d’histoire prestigieuse derrière lui. Ce pays « barbare » est probablement le berceau le plus ancien de la civilisation, marquée notamment par l’apparition de l’écriture. Que son régime actuel soit obscurantiste, violent, tyrannique, etc., j’en conviens, et son effondrement me réjouira. Néanmoins, il repose sur la deuxième religion du monde, l’islam, qui est une civilisation à elle seule. Une civilisation, ce sont des structures, une morale, un ensemble de spiritualités, des valeurs. On a le droit de les contester, d’en déplorer les effets ; mais qualifier un millénaire et demi de tradition politico-religieuse de « barbarie », c’est très superficiel.
Et puis, que dire de « tous les pays civilisés » au rang desquels Netanyahou nous fait le triste honneur de nous compter ? Ne sont-ce point eux qui ont déclenché deux guerres mondiales ? N’est-ce point l’un d’entre eux qui, peut-être plus cultivé que la moyenne de ses voisins, avait décidé d’effacer de la surface de la terre le peuple dont M. Netanyahou se réclame ? Pour ne parler que de la France, pourquoi notre « civilisation » s’est-elle fait éjecter du Maghreb, de l’Afrique noire, de l’Indochine, etc. ? Pourquoi va-t-elle probablement perdre les reliquats de ses colonies – Martinique, Guadeloupe, Nouvelle-Calédonie… – si sa civilisation est si bienfaisante ?
Admettons que…
Certes, nous avions pris des terres qui n’étaient point nôtres. À l’inverse, Israël affirme que la Palestine, y compris les territoires que l’ONU ne lui avait pas alloués en 1947, est à lui – ce qui, pour les raisons exposées en introduction, se discute. Mais, par hypothèse, adoptons le point de vue sioniste ; admettons que l’État d’Israël ait toute légitimité à exister, que ce ne soit pas un pays colonisateur, qu’à l’échelle de l’histoire le monde, à partir de la culpabilité de l’Europe, ait été bien inspiré de lui restituer la terre de ses ancêtres d’où l’Empire romain l’avait chassé, et qu’il ait donc le droit de la défendre. Se pose alors, depuis le 7 octobre 2023, cette simple question : De quelle civilisation Israël est-il l’exemple ? Le châtiment collectif qu’il inflige aux Gazaouis, puis désormais aux Libanais, un peu aux Syriens, puis qui encore, en quoi est-il la marque d’un pays civilisé ? Quand tous les codes de la guerre sont pulvérisés autant que les immeubles de Gaza s’écroulant sur des familles entières ; quand, au lieu de cibler les criminels par des opérations commando (où Israël a une expertise reconnue), on applique une politique exterminatrice, vengeresse, où est la civilisation ?
Non, la civilisation ne gagnera pas cette guerre. On en est officiellement à 41 morts pour 1 (et la réalité est probablement deux fois plus grave). Israël vient de générer un siècle de terrorisme supplémentaire par sa violence aveugle. Il s’est emballé, personne ne peut plus l’arrêter, pas même l’empire le plus riche du monde.
Netanyahou affirme : « Soyez assurés qu’Israël se battra jusqu'à ce que la bataille soit gagnée, pour notre bien et pour le bien de la paix et de la sécurité dans le monde. » Eh bien non : cette bataille ne sera jamais gagnée ; dans ces conditions, elle n’aura pas de fin. Quant à la paix et à la sécurité dans le monde, ce monsieur serait amusant si la situation n’était pas si tragique : le conflit israélo-palestinien s’exporte à l’intérieur de tous les pays occidentaux, entre les pays du Sud et l’Occident, et dans tout le monde musulman. Quasiment personne n’en réchappe. Israël n’a jamais su contrer ceux qui voulaient l’exterminer par une politique qui soit au minimum juste et digne ; il n’a fait que fournir moult justifications à la haine qui se déchaînait contre lui. Les rares héros qui ont pris d’énormes risques pour la paix sont morts assassinés par des gens de leur propre camp : Rabin, Sadate, Arafat (probablement empoisonné).
Devenir pire que son bourreau d’hier
En 1947, Albert Camus évoquait l’attitude de la France dans ses colonies, au sortir de la guerre. Et il posait, mieux que je ne saurais le faire, la question de l’exemplarité d’un pays dit « civilisé » :
On a utilisé en Algérie, il y a un an, les méthodes de la répression collective. …il faut parler de la manière, qui donne à réfléchir.
Trois ans après avoir éprouvé les effets d’une politique de terreur, […] nous faisons, dans ces cas-là, ce que nous avons reproché aux Allemands de faire. Je sais bien qu’on nous en a donné l’explication. [Camus se réfère aussi à Madagascar.]. C’est que les rebelles malgaches, eux aussi, ont torturé des Français. Mais la lâcheté et le crime de l’adversaire n’excusent pas qu’on devienne lâche et criminel. Je n’ai pas entendu dire que nous ayons construit des fours crématoires pour nous venger des nazis. Jusqu’à preuve du contraire, nous leur avons opposé des tribunaux. La preuve du droit, c’est la justice claire et ferme. (1)
Propos d’une admirable précision, une fois de plus, de la part de Camus. À mettre en rapport avec ce que vous nous assénez, M. Netanyahou : Je suis le rempart de la civilisation contre la barbarie. Eh bien non : vous mentez. Et si vous continuez de la sorte, peut-être arrivera-t-il à votre pays ce qui est arrivé au mien : vous vous ferez débarquer ; et peut-être que, écœuré par trop d’atrocités sciemment encouragées et impunies, le monde ne viendra pas à votre secours. La Shoah est une réalité historique, et les négationnistes doivent être condamnés sans ménagement. Mais la Shoah ne doit plus vous servir de paravent pour commettre des crimes très ressemblants contre les Palestiniens, que votre ministre Smotrich ne se cache pas de vouloir faire disparaître. C’est là que la démonstration de Camus est incontestable.
Déjà, votre ami américain n’est plus votre inconditionnel soutien. Cela devrait vous alerter. Hélas, quand on est ivre, on est sourd.
Pour plus de détails sur ma position, on pourra se reporter à mes précédents articles sur le conflit israélo-palestinien :
https://www.agoravox.fr/actualites/religions/article/ubi-solitudinem-faciunt-pacem-252022 et https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/les-terroristes-certes-mais-les-251148
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1- Actuelles I, « La contagion », Combat, 10 mai 1947.