Nous sommes tous des adeptes du « en même temps »

par Fergus
mardi 23 novembre 2021

Depuis qu’il a fait campagne, puis conquis la présidence de la République en 2017, Emmanuel Macron est régulièrement brocardé pour cette formule dont il continue de faire usage. Soyons justes, il s’agit là d’un mauvais procès : les responsables politiques de tous les bords ont, peu ou prou, utilisé le même vocable. Et pas seulement eux : tous les Français ont prononcé ces mots et subordonné certains actes de leur vie à ce fameux « en même temps »…

« Nous avons hâte de voir grandir et s’épanouir nos fils et nos filles, mais en même temps nous souhaiterions pouvoir profiter plus longtemps de leur candeur enfantine. »

Il y a en politique – mais c’est également vrai dans la vie en général, chacun peut en témoigner s’il se pose la question objectivement – de multiples cas où la synthèse d’objectifs contradictoires n’est pas possible mais où il est pourtant nécessaire de prendre une décision qui ne soit pas délibérément favorable à l’une des alternatives au détriment de l’autre quand toutes deux revêtent une grande importance en termes de gouvernance (ou de gestion d’entreprise, ou d’organisation de la cellule familiale). Et pourtant nous sommes presque tous agacés d’entendre prononcer ces mots « en même temps » auxquels Emmanuel Macron a eu recours à différentes reprises et auxquels les médias ont donné une résonnance inédite.

Pourquoi sommes-nous irrités ? Parce qu’au-delà de l’étiquette partisane qui leur est accolée en politique, ils donnent l’impression à nombre d’entre nous d’une incapacité à arbitrer. Parce que l’on voit le plus souvent dans l’usage de cette locution l’illustration d’une gouvernance molle, voire d’un manque de maîtrise du sujet. Bref, des mots que l’on reproche à celui qui les prononce parce qu’ils reviennent, comme le dit l’adage populaire, à « vouloir ménager la chèvre et le chou ». Ce qui, de nos jours, apparait comme une faute rédhibitoire, si l’on en juge par les réactions que ces trois mots « en même temps » suscitent sur les réseaux sociaux et les blogs du web.

Ce faisant, l’on tombe dans le piège tendu par la vision binaire de la société qui prévaut à notre époque et qui occasionne tant d’incompréhensions, tant de diatribes enflammées, tant d’anathèmes définitifs. Si l’on écoute le discours de la plupart des intervenants qui s’expriment sur internet – éditorialistes et commentateurs –, la société semble en effet fonctionner d’une manière manichéenne : les bons d’un côté, les méchants de l’autre ; les pauvres versus les riches ; les ouvriers et les employés opposés aux patrons ; les humanistes contre les libéraux ; les souverainistes en rejet des européistes ; les écologistes en guerre contre les industriels et les agriculteurs ; les citadins vent debout contre les ruraux, etc.

Soyons sérieux : mis à part les individus les plus radicalisés, les plus endoctrinés, les plus sectaires parmi ceux qui, notamment dans les espaces de débat numériques, expriment cette vision binaire du monde dans lequel nous vivons, qui peut croire sincèrement que la société fonctionne ainsi ? Et pourtant l’utilisation de la locution « en même temps » suffit souvent à déclencher les sarcasmes, les procès en incompétence, les commentaires agressifs de tous ceux qui, tigres de papier dans la vie pour la plupart, se muent, souris en main, en gardiens vertueux et virulents de ce que devrait être, à leurs yeux, l’action gouvernementale.

Ces réactions trouvent leur origine dans le fait, inquiétant, qu’un nombre croissant de citoyens ne supporte plus l’expression de la nuance, de la mesure, de la prise de distance. Et cela bien que la complexité juridique et législative de la société, ainsi que la diversité de ses composantes sociales et sociétales, n’aient jamais été aussi grandes, aussi sujettes à des points de vue divergents, à des intérêts contradictoires dont il faut pourtant tenir compte. C’est évidemment absurde, mais il est si confortable et si rassurant pour l’esprit de s’arc-bouter sur des certitudes binaires que nul doute ne vient remettre en cause, pas même effleurer.

Absurde et contreproductif car cela fait courir le risque d’accentuer deux types de dérives déjà très présentes en politique : d’un côté, la radicalisation accrue des discours d’opposition visant à brosser dans le sens du poil tous ceux qui s’en remettent aux polémistes patentés et aux influenceurs du web, voire à la doxa complotiste ; de l’autre, la sclérose de la décision politique de la part de gouvernants inhibés par le climat de violence endémique – fût-elle verbale – qui s’installe et devient toujours plus oppressant.

À cet égard, pour ne prendre que quelques exemples parmi les dizaines de dilemmes de gouvernance qui se posent aux exécutifs des pays démocratiques, où les responsables doivent-ils placer le curseur dans les cinq cas – de conscience, mais aussi de stratégie politique – suivants ?

Qu’on le veuille ou non, le « en même temps » est partout dans nos vies, que ce soit dans le domaine privé, en entreprise, ou dans nos rapports sociaux pris au sens large. Mais aussi et surtout en politique où l’ambivalence est omniprésente, eu égard à la diversité des attentes : quelle que soit l’idéologie dont ils sont porteurs, tous les responsables de parti utilisent la locution « en même temps » de temps à autre, les uns dans la communication qui accompagne la mise en œuvre de leurs actions, les autres dans le cadre de la promotion de leur projet. Rien de plus normal : « en même temps » est – aussi bien dans l’expression orale qu’écrite –, la symbolisation des doutes et des argumentations contradictoires qui animent la pensée. Sans cette approche conflictuelle de la pensée, soyons-en sûrs, il n’y aurait pas de processus démocratique !


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