Nouvelle offensive en faveur d’une Europe anglophone

par Krokodilo
mardi 16 février 2010

Lors d’une récente réunion, la Commission européenne des transports a discuté de la possibilité de faire de l’anglais la langue du transport maritime et des opérations portuaires de toute l’Union européenne.
Le compte-rendu de cette réunion n’est pas encore disponible, mais pourquoi attendre passivement que la vision d’une minorité nous soit imposée, celle d’États-Unis d’Europe dotés de l’anglais comme langue commune ?


« Will English become the official language of communication for maritime transport, as is already the case in air transport ? This controversial idea, which crops up frequently, was discussed on 27 January by the European Parliament Transport Committee... »
(Europolitics, article signalé par l’Observatoire du plurilinguisme)

Déjà il y a un an, on pouvait lire dans un rapport que l’usage d’une langue commune faciliterait la communication entre les équipages et les différents ports :
 
« 5.3.2. Facilitate administrative communication
National language requirements often represent a bottleneck to the development of a SSS network. Some areas have overcome their communication problems by agreeing to use a shared neighbouring language or English. Member States are encouraged to assess the feasibility of using an agreed language or English as second language for all maritime administrative documents and procedures. (...)
In practical terms, it would mean that adequate communication between the personnel operating in ports (Custom authorities, port authorities, health inspectors, etc.) and the vessels’ crews takes place in a common language. »
COMMUNICATION FROM THE COMMISSION TO THE EUROPEAN
PARLIAMENT, THE COUNCIL, THE EUROPEAN ECONOMIC AND SOCIAL COMMITTEE AND THE COMMITTEE OF THE REGIONS
Communication and action plan with a view to establishing a European maritime transport space without barriers
 (Brussels, 21.1.2009
COM(2009) 10 final)
 
Les Euros du village viennent de réaliser une enquête sous forme d’entretiens vidéo sur le déclin du français à Bruxelles. Plusieurs intervenants expliquent que le problème se pose surtout lors des réunions préparatoires, quel que soit le domaine, car il est structurellement impossible de fournir des interprètes pour ces très nombreuses et très diverses réunions.

Ainsi, on constate tous les jours ce que l’UE nie constamment : l’extrême difficulté du plurilinguisme au quotidien comme mode de fonctionnement, aussi bien dans le Parlement (cf. témoignages) que dans les nombreux organismes européens, ou pour la communication des Européens lambda entre eux, condition première à la naissance d’une opinion publique européenne et de partis transnationaux.

Faute d’avoir accepté cette évidence, faute d’en avoir débattu, on a laissé le jeu des rapports de force imposer sa solution, la force plutôt que la raison et la réflexion, ce qui a abouti au tout-anglais officieux - et même de plus en plus officiel.

Or, diverses options étaient possibles, sont encore possibles : comme partager les domaines de coopération entre diverses langues de travail - par exemple anglais en économie, français en diplomatie, allemand en commerce et industrie, espagnol ou italien dans le maritime et le ferroviaire, etc. ; des négociations homériques en perspective, mais une vraie volonté d’appliquer le plurilinguisme. Ou encore, utiliser réellement trois langues de travail pour toutes les réunions, tous les documents, mais l’injustice demeure vis à vis des langues négligées - méprisées ? Autre solution possible : favoriser progressivement en quelques années le développement de l’espéranto comme langue-pont entre les Européens, neutre et équitable (y compris envers nos partenaires mondiaux), et largement plus facile donc plus démocratique, aux côtés des langues de travail.

Beaucoup rétorquent, naïfs ou hypocrites : pourquoi refuser l’anglais comme lingua franca ? C’est si pratique.

Le domaine scientifique est un excellent exemple des conséquences néfastes de cette hégémonie. La généralisation de la publication en anglais, de l’usage quasi-exclusif de l’anglais dans les congrès, dans la rédaction et l’enregistrement des brevets, dans les instances internationales, a des conséquences terribles :



— Enrichissement considérable des États-Unis et de la GB par le flux financier crée par cette situation : formations en langue, certifications, mainmise sur l’édition scientifique et éducative, domination permanente en toutes circonstances, contrôle des instances, emplois privilégiés, etc.


— Un rapport assez récent, réalisé par le Pr Marc Chesney de l’Université de Zurich, intitulé « Enjeux et conséquences de l’utilisation de l’anglais pour les études d’économie et de gestion à l’université » confirme l’avancée des « masters » anglophones, ainsi que les biais du classement de Shanghaï des universités. Il analyse également en détail les avantages procurés au monde anglo-saxon par l’hégémonie de leur langue dans la plupart des grandes revues scientifiques.


— Fraude favorisée : les EUA sont le seul pays au monde qui n’a nul besoin de faire de l’espionnage industriel ou scientifique, car les chercheurs du monde entier leur envoient tout - de la médecine à l’Agence spatiale européenne !
 
En outre, la tentation est grande de copier une idée, lorsque les comités de lecture des revues demandent leur avis à leurs correspondants sur la qualité d’un article ou d’une étude, tout en retardant un peu la publication le temps de lancer une étude voisine. Une même idée qui naît dans deux équipes de pointe travaillant dans le même domaine est impossible à contester ! Et dans le procès Montagnier-Gallo, sur la découverte du virus du SIDA, seuls des éléments matériels (les échantillons envoyés par Pasteur aux EUA) ont permis à Pasteur de gagner son procès, mais en perdant beaucoup d’argent, les frais d’avocat plus le tiers des droits. Si la publication avait été faite en français, il est presque certain que Pasteur toucherait 100% des revenus liés aux brevets, et non simplement les deux-tiers. Malgré cela, Pasteur publie toujours en anglais...


— Stérilisation relative de la recherche, par l’homogénéisation des pensées, des axes de recherche, alors que le foisonnement et la diversité des écoles ont toujours été plus fertiles. C’est un peu comme transformer l’Amazonie et son fourmillement d’espèces végétales (majoritairement inconnues) en un champ de monoculture Monsanto. Même la nomenclature botanique (latine) subit leurs assauts, pour y substituer un biocode, nouvelle nomenclature qui sera utilisée préférentiellement lors du dépôt de brevets dans des organismes sous leur contrôle.


— La recherche non anglophone est négligée, voire méprisée.


— Cette hégémonie profite à l’ensemble du commerce étasunien en confortant l’idée que tout ce qui est produit chez eux est de meilleure qualité.


— Cette idée de supériorité intrinsèque est subtilement renforcée au fil des années par tous les médias étasuniens : la plupart des Étasuniens pensent que les frères Wright ont inventé l’aviation, alors que c’est Clément Ader ; en France le dessin animé "Le bossu de Notre-Dame" est initialement sorti sans aucune mention de Victor Hugo... Internet est né américain, mais qui sait que le protocole « www » et le lien hypertexte sont nés au CERN, à Genève ?


—  La francophonie paye et paiera cher sa soumission à l’illusion que publier anglais c’est intégrer la modernité, alors que les chercheurs japonais financés par les organismes publics ont l’obligation de publier en japonais ; les entreprises étrangères traduisent ces revues, et emploient pour cela des Japonais, double bénéfice pour le Japon. Quel intérêt pour des étudiants étrangers d’apprendre le français, surtout dans la perspective des programmes européens anglophones d’Erasmus mundus ?


— Croire que la promotion en anglais de produits français ou de l’opinion française est plus efficace est une illusion : tous ceux qui utilisent les navettes « Eurostar » et « Shuttle », même les Français, intègrent l’idée que la meilleure technologie au monde est étasunienne, alors qu’ils roulent français ! Les enfants des élites étrangères mettent de plus en plus leurs enfants à l’anglais, y compris dans les zones d’influence francophones.

En outre, c’est une illusion coûteuse : la télévision French 24 (également connue sous le nom de France 24) nous coûte 100m€/an, alors que son effet principal est de conforter et même de légitimer l’anglais comme langue de communication.

Les anglophones sont parfaitement conscients que l’influence linguistique, commerciale et politique sont intimement liées. C’est en toute connaissance de cause qu’ils investissent massivement pour renforcer la position de leur langue, sans interrogation métaphysique sur sa légitimité, question que nous, Européens, devrions nous poser. Tandis que nos élites affirment sans rire que l’anglais est neutre !

Ainsi, le glissement vers une Europe anglophone est néfaste à la fois pour la francophonie, pour la diversité de pensée et pour l’égalité des peuples. La résignation qui sévit parmi nos élites est regrettable, car rien n’est irréversible dans ce domaine.

La communication européenne demeure le problème le plus délicat de la construction européenne, et paradoxalement le moins débattu !

« Si tu te fais ver de terre, ne te surprend pas si l’on t’écrase avec le pied. » (Kant)

Pour aller plus loin sur ces sujets :

— « La Mise en place des monopoles du savoir », Charles Durand (ingénieur, consultant et professeur e informatique en France, aux USA, au canada et au japon), éd. L’Harmattan (2001) (d’où proviennent certains exemples)


—  « La langue française : atout ou obstacle ? », Charles Durand, Presses universitaires du Mirail, prix de la francophonie en 1997.

Rapport du Pr Marc Chesney, de l’Université de Zurich « Enjeux et conséquences de l’utilisation de l’anglais pour les études d’économie et de gestion à l’université »

Deux articles sur le français aux JO, la diffusion des JO en français :
 
Cyberpresse, La couverture en français des Jeux partout au pays est enfin assurée,
 
Cyberpresse, Le commissaire aux langues officielles veut agir pendant les Jeux
 

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