Nul n’est prophète en son pays
par Luciole
mercredi 10 octobre 2007
Nul n’est prophète en son pays ou pourquoi les Français connaissent encore aussi mal l’oeuvre de René Girard.
Peut-on imaginer aujourd’hui qu’une oeuvre en sciences humaines serait comparable à celle de Copernic en astrophysique et serait totalement ignorée du public, mais mieux encore, mise systématiquement à l’écart par la plupart de nos intellectuels ?
Notre monde contemporain ressemblerait-il finalement à la société qui avait forcé Galilée à abjurer ses théories, parce que ces théories dérangent trop l’idélogie dominante ?
Mais qui sait vraiment quelle est l’idéologie dominante de la société française, du moins en ce qui concerne ses intellectuels ? Chacun voit midi à sa porte, ou plutôt l’ennemi à sa porte puisque chaque intellectuel accuse volontiers ses rivaux de porter « l’idélogie dominante ». Les intellectuels de gauche sont persuadés que l’idéologie dominante correspond à l’ordre moral conservateur et catholique. Les intellectuels de droite sont prêts à jurer que l’idéologie dominante repose sur la décomposition des utopies marxistes, relookées par Jack Lang en une vénération sans limite pour tout ce qui porte une étiquette culturelle ou ethnique.
Ces oppositions de plus en plus stériles et incapables de soulever le moindre débat de fonds ne visent-elles pas à masquer la vacuité des engagements portés par des penseurs bien plus préoccupés par la promotion de leur propre personne que de « faire changer le coeur des autres » et d’apporter un peu de répit à la violence des rapports humains ?
Mais qu’advient-il si quelqu’un se risque à un tel exercice ? Si quelqu’un décrypte la foire aux vanités et en tire des conclusions de portée universelle ? Eh bien il ne sera rien d’autre que boudé d’un commun accord par les deux camps rivaux car que faire d’une théorie qui éclaire le psychisme humain si elle ne permet pas de départager les bons et les méchants, mais au contraire renvoie dos à dos les adversaire ?
Que faire d’une théorie qui ne démontre pas la liberté de l’homme, mais son asservissement irrémédiable à l’opinion des autres ?
Que faire d’une théorie qui ne prétend pas que les philosophes et ceux qui les admirent sont une élite immortelle qui plane au-dessus des désirs vulgaires du peuple et des bourgeois ?
Et par-dessus tout, que faire d’une théorie qui ne prétend pas dépasser toutes les précédentes, mais s’agenouille avec humilité devant le pire repoussoir des intellectuels français, le christiannisme ?
Non, cette théorie ne vous prouvera jamais que vous êtes supérieur aux autres, voilà son plus grave défaut. En dévoilant le mimétisme inhérent à tout désir humain (quand on voudrait y voir la marque d’une autonomie romantique) et la violence qui fonde toute société (quand on la croit érigée sur les plus nobes principes), René Girard ne peut que conduire le lecteur à un lourd travail d’humilité.
Or, n’y a-t-il rien de pire, pour l’individu moderne engagé dans une compétition enragée contre ses semblables que de devenir plus humble ? C’est tout le contraire du cri de victoire tant désiré que d’admettre la folie de ses rivalités, tout le contraire de l’écrasement voulu de l’ennemi que d’y reconnaître son jumeau, celui que l’on ne cesse d’imiter avec une dévotion cachée.
Et pire encore, comment renoncer à l’unanimité fraternelle qui nous rassemble contre un ennemi commun en admettant que ce dernier n’est autre qu’un bouc émissaire ?
La théorie de René Girard est d’autant plus insupportable qu’elle touche au plus juste, au plus vrai de nos motivations et de nos comportements. Elle heurte moins la mentalité anglo-saxonne qui a depuis longtemps admis, avec un certain cynisme, que l’essentiel des rapports humains tourne autour de la compétition et qui sait le rôle joué par Richard III dans la fondation de la nation anglaise.
Elle est beaucoup plus mal acceptée en France, où chacun s’acharne sans cesse à prouver qu’il n’obéit qu’à des idéaux élevés et désintéressés, où la liberté de l’espit est un dogme que l’on ne remet pas en cause sans s’exposer à la lapidation verbale et où l’on se persuade que la République n’a pas été fondée dans le sang, mais dans la gloire militaire épaulée par la philosophie des Lumières.
Le paradoxe est que René Girard soit Français, né à Avignon en 1923 et qu’il soit resté toujours allergique à la plupart des modes intellectuelles qui frappaient notre pays, de la collaboration vichyste aux délires verbaux de Lacan. Le paradoxe est qu’un homme de notre pays ait réussi à conserver sa colonne vertébrale et à ne jamais céder au désir de plaire à ses contemporains, qu’il ait encaissé toutes les critiques, les dénis, voire le silence total et l’oubli, sans jamais renoncer à son idée, que toujours la réalité prouvait, la réalité tangible, pas l’opinion des autres.
S’il est dit que nul n’est prophète en son pays, peu d’hommes comme René Girard ont pu expérimenter jour après jour le sens profond de cette maxime.