Ô Sicilia...

par Manuel Atreide
mercredi 5 septembre 2007

J’ai envie, cette fois-ci, de vous faire partager quelques pages d’un petit carnet de voyage, que je viens d’écrire durant la semaine passée, lors de la découverte d’une île exceptionnelle, une terre de légendes et de mythes. Quittons les frimas septentrionaux de Paris et accompagnez-moi. En Sicile...

En guise de vacances, votre serviteur est allé passer une semaine en Sicile, la plus grande île de Méditerranée. Tout au sud de la botte italienne, elle place sa forme abrupte et géométrique entre l’Europe et l’Afrique, entre l’Orient et l’Occident. Mais vous savez tous où est la Sicile. je suis même persuadé que bon nombre d’entres vous avez des clichés tenaces. Ne vous inquiétez pas, j’avais les mêmes. Certains sont d’ailleurs restés. Pourtant, dans cet itinéraire que je ne vais pas narrer de manière chronologique, j’aimerais vous faire passer un peu de l’émerveillement, du bonheur, du choc qu’ont été pour moi ces sept jours aux confins du monde.

Catane, la ville farouche

Catane est la capitale économique de la Sicile. C’est une grosse ville, nichée au pied de l’Etna, dotée d’un important port industriel qui sert à écouler vers le monde entier les productions agricoles de la Sicile. Autant vous le dire d’entrée de jeu, Catane n’est pas de ces villes faciles qui se dévoilent impudiquement au premier passant venu. Elle n’a pas le pavement léger, elle aguiche peu des fenêtres. La vieille ville a été bâtie en pierre de lave du volcan, d’un noir austère, strict. Elle est partout. Au sol, sur les murs, en parement, en bloc d’angles. Partout.

Son visage n’est pas avenant, bien ravalé, propre, lisse. Catane est crasseuse et ne s’en cache pas. Les murs de ses immeubles sont souvent décrépis comme on le voit rarement en France, et ne comptez pas voir ses anciens palais en bien meilleur état. Ils sont souvent aussi délabrés que leurs voisins plus modestes. C’est à se demander d’ailleurs si les poubelles, dans certaines rues, ne sont pas là uniquement en décoration, un peu comme une oeuvre d’avant-garde, qui ferait trôner une poubelle propre au milieu d’un champ de détritus.

Et pourtant. Oui, pourtant Catane est une ville attachante, chaleureuse, avec des endroits magnifiques, des jardins superbes qui se laissent visiter dans une flânerie environnée de chaleur, parfois de moiteur. Catane est un vieux port, un peu dock, un peu chic, toujours elle-même. Et elle renferme quelques splendeurs, des joyaux du temps passé ET du temps présent.

Comme son théâtre antique, que j’ai pu visiter à presque 21h, qui est enchassé dans un pâté d’immeubles. Il est là, encore, en ruines, mais la ville l’a englobé, ceinturé, avalé, presque digéré. Juste au-dessus, à l’odéon, derrière le mur de scène, vous avez une fenêtre qui laisse passer les effluves délicieux d’une cuisine d’appartement banal. Voir ce site antique à cette heure, dans ces conditions, un bijou au milieu de constructions décrépites, c’est cela Catane.

Comme le Palazzo Biscari qui est un trésor de l’art baroque. Sa façade gris sombre, ponctuée de grandes fenêtres baroques, domine une zone peu amène de la ville. Son entrée se niche dans une rue décrépite. Pourtant, l’intérieur est un poème baroque, outrancier, victime parfois du temps qui passe et défraîchit les fresques, mais qui conserve toute sa fascination et sa puissance évocatrice.

Comme l’église Santo Nicolo, Piazza Dante, qui n’a jamais été terminée. Elle devait sans nul doute être la construction la plus grandiose de Catane, peut-être même de toute la Sicile. Mais les catastrophes humaines et naturelles ont empêché ce monstre d’architecture d’aller au bout de son histoire. Les colonnes, inachevées, attendent patiemment leur chapiteau. Et le reste est à l’avenant.

Pour découvrir Catane, allez-y tranquillement, sereinement. Si, au premier abord, elle vous repousse, elle aimera votre nonchalance et l’intérêt que vous lui portez. Et à ce moment-là, quand elle vous ouvrira les bras, vous découvrirez une ville généreuse et douce, peuplée d’habitants dont la serviabilité n’a d’égale que leur gentillesse.

Palerme, l’aristocrate

Nichée au fond d’une baie splendide, entourée par les montagnes, Palerme et sa plaine environnante forme un ensemble qui a été depuis longtemps surnommé la conque d’or. Autant vous le dire tout de suite. De toutes les villes siciliennes que j’ai visitées, Palerme est sans aucun doute celle en laquelle l’Italie est la plus présente. Bien qu’ayant beaucoup souffert durant la dernière guerre mondiale, au point d’en conserver des blessures béantes sous forme de ruines et de bâtiments effondrés, Palerme est beaucoup plus avenante que Catane. A dire vrai, c’est à se demander si Palerme n’est pas presque exclusivement constituée de palais. Et d’églises.

Ici, les amoureux d’art baroque seront aux anges. Vous déambulez dans la ville des guépards, cette aristocratie sicilienne et italienne que Visconti a si bien rendue dans son film inoubliable. Mais ce qui m’a fasciné à Palerme réside plus dans les vestiges d’une autre période. La Sicile a été gouvernée pendant plus d’un siècle par des rois normands. Appelés par l’empereur de Constantinople qui voulait récupérer sa possession, conquise par les Arabes, les Normands firent main basse sur l’île en peu de temps. Mais, au moment d’en passer le contrôle à l’empire romain d’orient, nos vaillants conquérants septentrionaux n’eurent sans doute pas le coeur à quitter un tel paradis. Demandant l’appui du pape, ils prirent le pouvoir.

Sous leur férule, l’île se couvrit de monuments dont le style fut un syncrétisme de tout le passé sicilien. Les palais arabo-normands, byzanto-arabo-normands mêlent des éléments d’architecture venus de la France du Nord, notamment des tours massives, l’ogive et les murs de pierre nus, avec les mosaïques byzantines et islamiques, les scuptures et motifs géométriques arabes.

Découvrez le résultat de cette fusion dans quelques-uns des édifices les plus beaux de Palerme. Santo Cataldo, Santa Maria dell’ammiraglio sont incroyablement belles, tant de l’intérieur que de l’extérieur. Et si l’intérieur du Duomo a été baroquisé et classicisé, l’extérieur est encore dans ce style inimitable et fascinant. Les cultures et les styles se sont entrechoqués, parfois mêlés. Je suis parfois resté sans voix devant ce qui me semblait - sur le papier - une impossibilité ou une monstruosité stylistique.

Mais attendez de monter à Monreale, sur les hauts de Palerme, pour vous décrocher la mâchoire. En ces lieux vieux de plus de 800 ans, ces trois cultures se sont unies pour créer une merveille qui dépasse l’entendement. Il est difficile de décrire les couleurs, la richesse des mosaïques d’or et de marbre, les sols dont chaque élément géométrique a été fait à la main. Comment décrire les jeux de lumière dans cette cathédrale unique ? Comment vous dire à quel point on se sent environné d’or et de couleurs, nimbé dans un flot si riche que je comprends qu’on puisse penser toucher le paradis...

Palerme laisse derrière elle un goût d’inachevé mêlé d’un sentiment de plénitude et de bonheur. J’y ai vu des choses incroyables, mais je sais que je devrai y revenir, pour continuer une découverte que quelques jours ne suffisent pas à faire totalement.

J’aimerais tant revoir Syracuse...

Au sud est de la Sicile, au bout de routes qui ne déploient pas toujours les plus beaux paysages, vous découvrez Syracuse. Comment vous dire... Syracuse est immortelle. Elle a traversé tant de choses, vu tant de monde, assimilé tant de cultures. Syracuse me fait immanquablement penser à un mille-feuilles. Couche après couche, les différents occupants des lieux sont, je pense, tombés amoureux de cette baie, et y ont laissé leur empreinte. Le résultat est stupéfiant.

Imaginez tout d’abord que cette petite ville fut, à son apogée, une rivale d’Athènes et de Carthage en termes de richesse et d’influence. Le monde hellénistique ne tournait pas totalement autour de la "mère-patrie", certaines colonies, par leur réussite, leur puissance, leur éclat artistique et scientifique, en constituaient quelques-uns des plus beaux joyaux.

A Syracuse, vous marchez dans les pas d’Archimède. Cet homme fut LE génie du monde antique au même titre que Léonard de Vinci fut celui de la Renaissance. Ces travaux sont stupéfiants et ne se limitent pas à un Eurêka crié dans les rues de la cité antique alors qu’il remontait nu et trempé vers le palais de son roi. Il a découvert Pi, inventé le principe du levier, et tant d’autres choses. Lors de la guerre contre Rome, il a pris en main la défense de la cité, mobilisé les défenseurs, créé de nouvelles armes. Avec ses miroirs solaires, il a incendié les galères romaines. Si elles s’approchaient de trop près des murailles de la ville, des bras géants s’en saisissaient pour les soulever et les fracasser sur les rochers. La résistance insufflée par Archimède fut telle que les Romains durent pénétrer par traîtrise dans la ville, et assassiner le vieil homme pour briser le moral de ses concitoyens.

Je n’avais qu’une demi-journée pour Syracuse, faute d’un lieu pour y dormir. Il y a donc toute la partie antique dont je ne peux pas vous parler. Je peux quand même vous dire que j’ai pu me baigner au pied d’Ostigue et que ce fut une expérience inoubliable. Et si vous aimez ce peintre, vous trouverez dans une petite église de Syracuse, un tableau du Caravage, L’Enterrement de sainte Lucie dans l’église qui porte le même nom. Eh oui, un chef-d’oeuvre trône dans le lieu pour lequel il fut créé, dans une église sans grande importance ni gloire particulière.

J’ai consacré cette demi-journée, trop, beaucoup trop courte, à visiter l’île d’Ortigie. Depuis la fontaine Arethuse dont l’eau, à peine jaillie de la roche, se jette dans la mer, se déroule sous vos yeux la si belle baie de Syracuse. Dans les déambulations que vous ferez dans les ruelles étroites de cette île, n’oubliez pas d’aller jeter un coup d’oeil au Duomo. Les colonnes de l’ancien temple d’Athéna, intégrées à la belle cathédrale, signalent que ce lieu est terre sacrée depuis au moins 2500 ans. Et peut-être serez vous, comme moi, touchés au coeur par cette embrassade amoureuse entre la Grèce antique et la religion chrétienne, entre Athéna et Marie, entre l’Olympe et le paradis.

Agrigente, entre grandeur et déchéance

Sur la côte sud de la Sicile, au bout d’un paysage brûlé par le soleil jusqu’au roc, se trouve la cité d’Agrigente. Comme Catane, la ville est peu engageante au premier abord. Entourée de constructions récentes pouilleuses, sans âme, parfois non terminées, elle fait penser à une ville du tiers monde où on aurait bâti en urgence pour résorber un bidonville. Mais, allez plus loin. Rejoignez la Piazzale Moro. Et enfoncez vous via Athenea, dans cette rue tortueuse qui serpente dans la ville, construite à flanc de colline, sur l’antique emplacement de l’acropole d’Akragas, colonie grecque. Voyez la couleur de la pierre d’Agrigente, cet ocre tellement intense que la vue semble tout droit sortie des pinceaux d’un peintre un peu fou.

J’ai logé là deux jours, au coeur de la vieille Agrigente, dans un Bed & Breakfast tenu par une jeune femme aussi gentille, serviable, accueillante, qu’elle est belle. Elvira, je te remercie pour ce temps passé chez toi, tu as apporté la touche finale à un moment inoubliable.

Une fois les bagages posés, marchez, encore et encore, dans les ruelles, gravissez et descendez les escaliers. Imprégnez-vous de cette ville, cette médina européenne, cette cité moyenâgeuse. Laissez-la entrer en vous, par vos nez, par vos yeux, par les pores de votre peau. Goûtez-là. Et quand vous commencez à sentir que le lieu vous devient familier, poussez jusqu’au bout de la via Athenea pour découvrir le panorama vers le sud.

A ce moment-là, vous aurez un choc. Entre la mer et la ville, sous les rayons d’un soleil si impitoyable qu’il annonce l’Afrique toute proche, vous allez découvrir la vallée des temples. Sur la crête, trois temples grecs doriques, inégalement conservés, se dressent, altiers et fiers dans leur rectitude immémoriale. Trois temples, trois ruines, toutes faites dans cette pierre agrigentine, un tuff dont la couleur varie avec le soleil, passant d’un jaune soufre à midi à un rouge orangé alors qu’il est éclaboussé par les rayons du crépuscule.

J’ai fait cette promenade en fin d’après midi, comme me l’avait conseillé Elvira, dans une chaleur qu’on aurait jugée écrasante en France, mais qui avait toute sa place dans ce cadre hypnotique. Le chant des cigales, si fort qu’on cherche presque des yeux les insectes géants qu’on pense en être les auteurs, l’odeur du figuier, lourde, entêtante, qui sera complétée à la nuit par celle du jasmin. Le jasmin, dont le parfum ne peut vraiment être apprécié dans toute sa rondeur et sa douceur qu’au coeur de la nuit chaude de Sicile...

La vallée des temples... C’est comme s’immerger au coeur de l’ancien monde hellène. Si le baroque évoque la romanité avec son opulence et ses excès, si le gothique nous rappelle les villes du nord, les chênes de France, une certaine "barbarité", le style dorique du temple de la Concorde est la perfection même. Parfait dans sa simplicité, son dépouillement, majestueux dans ses lignes, ce temple, avec les quelques autres qui sont dans cette vallée, tombe d’une ville autrefois grandiose, défie le temps depuis 2500 ans pour nous rappeler, impérieusement, que notre culture plonge ses racines dans ce passé mythique.

Akragas fut une cité antique énorme. En fait, toute cette zone pelée, que vous voyez entre la petite ville moderne et les temples, fut couverte autrefois de maisons. La ville était entourée d’une muraille de plus de 12 km de long, et abritait entre 300 000 et plus d’un million d’habitants. Les temples étaient situés au sud, surplombant les murailles. La vue d’un visiteur arrivant depuis le port, situé à quelques kilomètres au sud, devait être saisissante. Comme un théâtre antique, la ville s’étalait en demi-cercle devant ses yeux, ceinte d’une miraille puissante, blanche. Couronnée par ces temples se dressant, arrogants, à portée de regard mais pas de la main, narguant de leur beauté parfaite les armées des ennemis éventuels.

La ville finit par être prise. Plusieurs fois. Les Arabes détruisirent la cité antique pour fonder la ville moderne, plus haut, sur l’acropole. Plus modeste, plus humble, elle était plus facile à défendre sans doute. Ce qui n’empêcha pas les conquérants normands de passer aussi là et d’y laisser leur patte, notamment à Santa Maria dei Greci, que je vous conseille absolument d’aller voir.

Pour être honnête avec vous, j’ai laissé une partie de mon coeur à Agrigente. Mon âme atréide a trouvé là-bas des racines qui la relient physiquement à cette Antiquité hellène, cette Grèce que les Achéens fondèrent avant que leurs successeurs doriens en fassent une nation maritime, un empire avant Alexandre ou Rome. L’arrogante, la richissime Akragas, avec son temple dédié à Zeus olympien grandiose et unique dans le monde hellénistique, avec sa puissance militaire et commerciale dépassant de loin les villes-mères, n’est plus. Ses maisons sont écrasées et éparpillées dans la terre sèche et poussiéreuse, ses temples effrondrés par les multiples tremblements de terre qui secouent l’île. L’Agrigente moderne est humble et pauvre, campée au-dessus d’un site qui fut son passé glorieux.

Mais Agrigente raconte aussi qu’après la grandeur et la gloire, après la chute et la déchéance, au-delà de la pauvreté, parfois de la misère, il y a une certaine sérénité, une paix tranquille, les plaisirs simples de vivre sur une terre généreuse. Aimerais-je plus Akragas l’opulente qu’ Agrigente la petite ville nichée sur sa colline ? Je ne sais pas. Je flaire, tout de même, que si Akragas avait gagné, il me manquerait ces balades allanguies de chaleur entre ces immeubles modestes ou décrépis par le temps et le manque d’argent, où le linge sèche au balcon et où les artisans travaillent encore au rez-de-chaussée de leur habitation, de ces métiers simples que nos villes modernes et riches ont depuis longtemps éliminés.

Voilà, je suis revenu hier, laissant derrière moi, la vision finale d’un Etna en majesté, dominant le paysage de Catane et de toute la Sicile. J’ai retrouvé Paris sous la grisaille et le froid, atteint par un blues que j’ai rarement eu en revenant dans cette ville où je suis chez moi. La Sicile m’est rentrée dedans, d’une manière que je ne soupçonnais pas. Cette île des confins de l’Europe, qui m’a tant donné en émotions, vues, odeurs, goûts, a fini quand même par prendre le paiement demandé. Une partie de mon coeur, une partie de mon âme sont devenues siciliennes. L’homme du nord se met à rêver de sud. A chercher les parfums lourds et entêtants, à désirer cette chaleur qui vous tombe sur les épaules comme une chape.

Ô Sicile, j’étais atréide par le coeur et la raison. Avec toi, je le suis désormais par les tripes et l’âme. La poussière de tes rues m’est rentrée dans la peau, ta lumière vit en moi. Et je sais que désormais, je reviendrai te voir, régulièrement. Car je comprends dans ma chair pourquoi tant sont venus d’ailleurs pour s’installer sur tes terres. Pourquoi tant t’ont aimée. Sicilien, on l’est par naissance. Mais on peut le devenir, par passion.


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