« On est chez nous ! » ou le piège identitaire

par tiptop
mardi 27 septembre 2016

Selon le socioloque Pierre Birnbaum, le rêve de Jürgen Habermas, à propos d’un espace public de modèle républicain, c’est la France. Mais voilà qu’un tel modèle, qui se voulait détaché de toute forme d’identité ethnique, se voit remis en question par ce que les médias de masse appellent les communautés. Or les communautés sont construites. Et artificiellement nommées. On en vient à désigner des acteurs selon des termes qui les réifient : « la communauté musulmane a décidé que », « la communauté juive est bouleversée », etc. Le terme de « communauté » redistribue l’espace public dans des ensembles qui n’existent pas, qui n’ont aucune réalité. Ce bref essai tente de rendre compte de la façon nous avons été les acteurs plus ou moins consentant de cette fracturation de la société en « communauté imaginée ». Il pose comme hypothèse que les causes de cette fracturation sont à la fois endogène (le complexe politico-médiatique) et exogène (les processus de déculturation en œuvre partout dans le monde). En recourant a quelques apports théoriques, j’entends tordre le cou à de nombreuses idées reçues qui circulent impunément sans hélas jamais trouver de contradicteurs.

Le calamiteux débat sur l’identité nationale en 2008 a pu nous faire oublier un temps que celle-ci n’est jamais exclusive d’autres lignes de positionnement ; les registres identitaires sont multiples et se chevauchent sans s’exclure : national, régional, ethnique, religieux, linguistique, social, culturel, racial, sans oublier le genre. Plus largement, Pap Ndiaye dans La condition noire (2008) rend compte de façon opérante de la constitution par les individus d’un portefeuille identitaire avec des identités « fines » ou « épaisses » qui se structurent au gré de la conjoncture et du choix de l’individu. Au fil des études ethnographiques, il apparait constamment que les individus jouent des positionnements identitaires, qu’ils soient assignés ou choisis, comme autant de « cartes à jouer » et sans jamais craindre la contradiction. Bref l’identité est plurielle et n’est jamais figée. Elle est un processus et non un état : une structure structurante, mouvante et agissante. Elle est de plus performative car l’application d’un signifiant à un groupe social crée d’elle-même ce groupe social. Une communauté au départ « imaginée » peut bien devenir une vraie communauté (au sens sociologique) si l’on n’y prend pas garde. Olivier Roy dans En quête de l’orient perdue (2014) souligne que l’on est bien en train d’inventer une néo-ethnie : le « musulman », terme qui gomme toute disparité au sein de l’islam et qui remplace progressivement une vieille catégorie raciale « l’arabe ». Cet effet miroir se base sur ce que l’anthropologue Bateson nommait la schismogénèse symétrique, c'est-à-dire ici un processus de différentiation née d’une situation concurrentielle de type "course aux armements". Si A (issu de la majorité culturelle) assigne à B (issu d’une minorité culturelle) une identité, B peut la reprendre à son compte de façon bravache ou opportune s’il sent qu’il peut obtenir des avantages (psychiques ou sociaux[1]). Puis A surenchérira en s’auto-justifiant, en agitant le chiffon rouge du « communautarisme » et ainsi de suite[2]. C’est bien ainsi que le piège identitaire se referme sur des individus appartenant généralement à des groupes stigmatisés. L’homme ne peut se définir que par sa relation à autrui : la reconnaissance de l’autre lui est vitale, fut-elle négative ! La récente affaire du Burkini est une illustration caricaturale de ce piège identitaire avec au passage un paradoxe peu relevé : si la dimension politique (et provocatrice) n’est pas à écarter le fait que des femmes musulmanes issues de milieux religieux s’approprient des lieux aussi hédonistes que la plage est bien un signe d’émancipation car elles s’affranchissent du carcan patriarcal. Mais de cela, personne ne veut le voir ! L’Islam en France, plus identitaire que religieux, et très largement acculturé, se nourrit de ces processus d’assignation identitaire parce que coupé de ses racines culturelles et des structures d’encadrement traditionnel (le patriarcat et la mosquée). Aujourd’hui le choix généralisée du Hallal par les Musulmans de France n’est absolument pas corrélé à la pratique religieuse ou l’appartenance sociale[3], il devient par la force des choses un signe de reconnaissance mutuelle comme Noël pour les chrétiens ou les festnoz pour les Bretons. Au fait, sont-ce des signes de communautarisme pour ces derniers ?

 Le mal dont nous souffrons a un nom : l’essentialisme ou le réductionnisme identitaire aussi nommé culturalisme. Le réductionnisme identitaire telle que nous l’observons hier et aujourd’hui partage l’implicite théorique selon lequel il faut (qu’on peut) identifier positivement l’élément qui, pour tout individu, constitue le socle ultime de son identité puis en faire dériver les conséquences normatives qu’il implique. En plus simple, si j’agis comme je le fais c’est bien parce que j’appartiens à tel ou tel catégorie de personne. Mais une telle réduction identitaire ne peut s’opérer que du point de vue de l’observateur. Cette conception prive les acteurs sociaux de la capacité de déterminer eux-mêmes ce qui est, pour eux, le trait pertinent de leur identité. Elle les enferme a priori dans des conceptions qui peuvent ne pas être les leurs, limitant ainsi dogmatiquement leur pouvoir de définition d’eux-mêmes, ce que Paul Ricœur a dénoncé, dans Soi-même comme un autre. Ce réductionnisme identitaire n’est pas produit seulement par les droites identitaires, qui n’en offrent qu’une version caricaturale, mais bien par l’ensemble des dispositifs de production culturelle avec en premier lieu la sphère politico-médiatique. Le populisme, défini comme un discours s’appuyant essentiellement sur des affects, se gargarise de ces communautés imaginées. C’est payant pour les grands groupes monopolistiques qui vendent « du temps de cerveau disponible » et qui savent ainsi capter l’attention, créer le buzz pour attirer les annonceurs. C’est payant aussi pour les politiques qui pensent - avec quelque mépris - se faire comprendre instantanément des masses. Avec parfois des messages subliminaux ce qui offre du même coup une grande économie de moyens discursifs. « On se comprend ! » Marine Le Pen maitrise à la perfection cette rhétorique de la dissimulation et du sous-entendu, ce qui lui évite d’être attaquée directement alors même que la droite sarkoziste se sent obligée de multiplier les provocations afin de se rendre audible sur le terrain identitaire devenu incontournable politiquement[4]. A l’inverse, un slogan comme « On est chez nous ! » scandée spontanément lors des meetings du Front national agit comme un mantra et un signe de reconnaissance mutuelle. La nature du « On », grammaticalement indéfini est parfaitement compris par les militants. Il relève de l’impensée de la race puisqu’il n’est pas inclusif de TOUS les Français. Qui prendrait le risque politique de le définir ? L’évidence du « On » relève de signes d’appartenance qui ne sont jamais explicitées et il ne vient à personne l’idée de dire que « eux aussi » sont chez eux. Ce slogan est d’une violence inouï puisque qu’il refuse à certains le droit du sol, d’habiter en toute quiétude son pays, les condamnant à une autojustification permanente. Ce slogan instaure une sorte de primature de la majorité sur la minorité : « On était là avant vous. Vous vous pliez à nos exigences où vous partez ». Le vivre ensemble et le contrat social républicain en est d’autant affaibli alors même que - perversion suprême - ce discours se pare des beaux atours d’un républicanisme agressif adossée à une conception de la laïcité dévoyée puisque sacralisée alors même que la laïcité dans son principe fondateur permet l’expression d’une pluralité de sacrés.

 Ce réductionnisme produit immanquablement une crispation identitaire qui constitue le pire obstacle à la pacification des sociétés multiculturelles. Déjà, le philosophe utilitariste et économiste britannique John Stuart Mill redoutait que l’émergence, au sein d’un même État, d’hostilités mutuelles ne donne l’occasion au gouvernement de toutes les manipulations stratégiques, et que les clans se redoutent plus les uns les autres qu’ils ne respectent le gouvernement ; l’efficacité de la coopération publique s’en trouverait gravement affectée, parce que ce type de désaccords, contrairement aux désaccords des opinions, ne pourrait pas être productif. Cet argument est donc anti-machiavélien : Mill craignait que la haine mutuelle des peuples ne prenne le pas sur l’intérêt à défendre leur propre liberté politique au sein d’une structure commune de gouvernement. En cela, il n’a pas tort, la haine et la peur court-circuitent la politique c'est-à-dire le jeu régulée des rapports de force. De plus, Mill, bien qu’idéologiquement assimilationniste, développait le concept d’avantage civilisationnel comme facteur d’intégration : « Personne ne peut supposer qu’il n’est pas plus avantageux à un Breton ou à un Basque de la Navarre française d’être rattaché au courant d’idées et de sentiments d’un peuple hautement civilisé et cultivé — d’être un membre de la nationalité française, accédant à égalité à tous les privilèges de la citoyenneté française, partageant les avantages de la protection française, ainsi que la dignité et le prestige du pouvoir de la France — plutôt que de bouder recroquevillé sur ses propres rochers, relique mi-sauvage des temps passés, vibrionnant dans sa petite orbite mentale, sans participer ni s’intéresser au mouvement général du monde [5] ». John Stuart Mill était assimilationniste car en faveur d’un modèle unitaire d’Etat-Nation et en cela fidèle à l’idéologie ethno-nationaliste de son époque. Aujourd’hui aucun chercheur en sciences sociales n’oserait parler de « peuple hautement civilisé et cultivé » bien que cette idée très connotée XIXème siècle soit constamment réifiée par les discours identitaires. Cependant son concept d’avantage civilisationnel reste opérationnel si on pense l’intégration des minorités par leur insertion dans une « société englobante et culturellement dominante ». Quoiqu’en pense nos déclinistes, la France est culturellement forte et reste un pôle d’attraction (ou de répulsion mais cela revient au même dans notre raisonnement). Ce qui valait pour les Bretons et les Basques de l’ancien régime vaut bien entendu pour les émigrés d’aujourd’hui. « Je suis noir et je n’aime pas le manioc » nous raconte le périgourdin d’origine camerounaise Gaston Kelmann. La capacité intégratrice de la France est régulièrement présentée comme étant en panne, à rebours de toutes les études sociologiques qui en souligne sa force comparativement à d’autres pays. Il n’y a qu’à voir les taux très élevés en France de mariages mixtes et l’émergence (récente) d’une classe moyenne issue de l’immigration. 

 Evidemment ce constat plutôt rassurant doit être nuancé puisqu’il existe dans notre pays des zones de relégation sociale fortement ethnicisées par endroit. C’est bien parce que Mohamed a un frère dentiste et que lui-même est condamné dans le meilleur des cas aux petits boulots mal payés (alors qu’il a peut-être un bac +5) que la situation lui parait insupportable, bien que son frère l’aide par solidarité familiale. Jean Marc, son voisin de palier, peut éprouver du ressentiment à son égard car il imagine que celui-ci bénéficie d’aides sociales dont il ne jouit pas, lui, parce qu’il est blanc, alors même qu’il ne subit pas de discriminations raciales pour le logement et le travail. Les processus de reconnaissance sociale peuvent alors très vite s’ethniciser dans un contexte de manipulation des identités par le complexe politico-médiatique. Chez l’individu le schéma suivant est alors en tension permanente :

Source : La gestion relationnelle de soi Bajoit, (2003) : 110.

L'identité assignée : ce que l'individu pense que les autres attendent de lui, ce qu'il pense devoir faire pour être reconnu par les autres.

L’identité engagée : ce que l’individu par ses engagements identitaires qu’il a pris envers lui-même réalise concrètement dans ses conduites, par ses relations avec les autres, par ses logiques d’action.

L’identité désirée : ce que l’individu voudrait être, les projets qu’il voudrait réaliser.

 Pour échapper au réductionnisme identitaire, il est important d’opérer une distinction entre les constituants identitaires, c'est-à-dire l’identité engagée dans les rapports sociaux, et les points de référence identificatoires. Pour donner un exemple très concret, des immigrés de la deuxième génération peuvent très bien se définir affectivement comme Algérien ou Portugais lors d’un match de foot alors qu’ils ont objectivement perdu tout lien avec leur patrie d’origine. Les identités circulent, se chevauchent et se reconfigurent au gré des circonstances et peuvent se cristalliser lors de certaines épreuves. Qui peut prétendre que l’humain n’a pas ses contradictions ? Prétendre les lui enlever en le contraignant à choisir entre ses différents constituants identitaires est d’une grande violence. 

 Daesh a parfaitement compris les tensions identitaires françaises et joue sur du velours car le complexe politico-médiatique plongée dans la terreur devient une formidable caisse de résonnance de nos contradictions. A l’heure ou Daesh sépare le monde entre eux et les koufars (les mécréants, i.e le reste du monde), à l’heure où des idiots bien utiles comme Zemmour épouse cette vision manichéenne de guerre de civilisations rendant impossible toute cohabitation, je propose cette citation d’Achille Mbembé qui nous propose de reconnaitre une culture de l’entre-deux en chacun de nous, jamais totalement métissée mais ouverte à toute fécondation.

« Si l’on doit de nouveau, ensemble, réarpenter les chemins de l’humanité, alors il faut peut-être commencer par reconnaitre qu’au fond il n’y a pas de monde ou d’endroit où nous soyons complètement chez nous, maitres des lieux. Le propre surgit en même temps que l’étranger. Ce dernier ne vient pas d’ailleurs. Toujours, il nait d’une scission originelle et irréductible qui exige en retour, détachement et appropriation. A l’évidence, l’avènement d’une telle pensée critique susceptible de féconder un universalisme latéral exige le dépassement de l’opposition radicale entre le propre et l’étranger[6] »

 

[1] C’est ainsi comme le souligne Mark Hunyadi qui soulève les questions de droits dans Le paralogisme identitaire : identité et droit dans la pensée communautarienne "la question de l’identité culturelle est peu à peu devenue un problème de justice distributive"

[2] Le continent africain est un bon terrain d’observation de ces processus , lire Amselle Jean-Loup et M’Bokolo Elikia, Au coeur de l’ethnie : ethnies, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 2005 ; Chrétien Jean-Pierre et Prunier Gérard, Les ethnies ont une histoire, Paris, Karthala, 2003.

[3] L’islam français : - institut_montaigne_-_un_islam_francais_est_possible.pdf

[4] « Les gaulois sont nos ancêtres » est la dernière provocation en date. Assertion historiquement inepte mais médiatiquement payante puisqu’elle a occupé le terrain une semaine durant.

[5] Representative Government, p. 395. Cet avantage « civilisationnel » valait aussi en colonie. Les leaders politiques ouest-africains pendant la période de décolonisation, nous rappelle Fréderic Cooper (2014), n’étaient nullement des indépendantistes. Ils voulaient juste se débarrasser du colonialisme honni de tous. La notion d'appartenance (donc de l’identité) se cristallisait autour de deux pôles : une collectivité plus petite fondée sur l'affinité ethnique ou une plus grande avec notamment la possibilité d'une citoyenneté au sein d'une entité impériale multinationale (ce que la France ne voulait pas assumer !). 

[6] Mbembe Joseph-Achille, Sortir de la grande Nuit. Essai sur l’Afrique décolonisé, Paris, La découverte, 2010, p. 241


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