Oł est la honte ?
par Philippe Bilger
vendredi 9 juillet 2010
On n’est pas obligé d’aimer Mediapart et Edwy Plenel pour avoir envie de les défendre.
Alors que l’affaire Woerth-Bettencourt est enfin entrée dans le vif judiciaire du sujet avec, notamment, les enquêtes diligentées par le procureur Courroye, les investigations en cours concernant les dires de l’ancienne caissière de Liliane Bettencourt, l’audition de Patrice de Maistre et la plainte en dénonciation calomnieuse annoncée par le ministre, on continue de s’écharper non pas "sur la lune" mais "sur le doigt" (Le Monde, Le Figaro, Le Parisien, nouvelobs.com).
Pour complaire sans doute au président de la République qui n’en demande pas tant si on considère son appel au calme lors du dernier Conseil des ministres, au moins deux de ceux-ci, précédés par Xavier Bertrand et suivis par Eric Raoult, ne se sont pas grandis en accablant Mediapart - ce serait tout à fait admissible - mais sur un mode absurde. Xavier Bertrand, à propos des écoutes clandestines dont chaque jour l’authenticité est démontrée et qui ne sont pas discutées par les protagonistes en cause, évoque des "méthodes fascistes", Nadine Morano lui emboîte le pas sur le même registre. Christian Estrosi fustige une presse qui ressemble "à celle des années 30" tandis qu’Eric Raoult pourfend une "presse collaborationniste".
Ces personnalités connaissent-elles le sens des mots, le poids des idées et les leçons de l’Histoire ? Où sont l’abjection, la destruction personnelle, l’antisémitisme, l’occupant, la haine, le rejet de la République, les écrits appelant quasiment à la mort d’autrui, où est la volonté de salir et de dégrader pour RIEN, où sont l’ignominie des insultes et l’indignité des pensées ? Le pire est de constater que la droite républicaine s’engouffre dans des dénonciations de très mauvais aloi parce qu’à tort ou à raison elle estime que dans tous les cas il vaut mieux défendre un homme que des valeurs et des principes. Ainsi, elle imite une certaine gauche intolérante et sectaire qui en son temps se servait de l’opprobre du fascisme pour l’appliquer à tout et n’importe quoi, à tous ceux, nombreux, qui ne partageaient pas ses obsessions idéologiques. Pour avoir si justement vitupéré cette banalisation de l’extrême exploitée à des fins quotidiennes et médiocres, était-il nécessaire, pour quelques-uns, de la reprendre et, à la fois, de se ridiculiser et d’outrager la réalité ? On n’a pas besoin d’un "Badinter de droite" (Marianne 2), juste d’honnêteté. Alors qu’il y a mille manières et infiniment de légitimité à engager un débat sur le rôle des médias, la perversion qu’ils sont susceptibles d’instiller dans l’espace républicain, par incompétence, légèreté ou partialité. Le "fascisme" jeté comme argument, comme prétexte n’est qu’un moyen de fuir ce qu’on voudrait étouffer, qui est nécessaire et résiste.
Ils auraient dû déjà se taire sur ce plan puisqu’une décision de justice avait rappelé, en donnant raison à Mediapart, que la légitimité du but poursuivi, l’intérêt social dominant, le service de la démocratie validaient la démarche de ce site et l’utilité des nouvelles qu’il diffusait. La jurisprudence a permis une avancée capitale il y a des années en séparant les modalités de recueil de l’information, qui peuvent être sujettes à caution, du droit de la communiquer et de l’analyser. Celui-ci, dans tous les cas, est garanti.
La réaction de ces politiques apparaît tellement outrancière qu’elle choque non seulement leurs adversaires, l’ensemble des organisations de journalistes et des rédactions mais aussi beaucoup de leurs partisans qui en ont plus qu’assez de ces affrontements qui perdent, au fil des jours, en pertinence et en lucidité ce qu’ils croient gagner en virulence et en partialité. L’Etat, l’Etat de droit sont mis à mal par ces joutes et ces accusations qui ne sont plus adaptées à l’objet central et démocratique de la controverse mais représentent un déchaînement ludique où l’invective la plus forte méritera la palme. Cet abus de langage comparant Mediapart à une officine de caractère "fasciste" est d’autant plus inconcevable que toutes les expériences étrangères, sous l’égide de la royauté ou de la République, s’accordent pour signifier qu’avec le millième de ce qui est soupçonné chez nous, des décisions drastiques auraient été prises et des démissions immédiates opérées. On ne peut pas tout vouloir en même temps : demeurer en place et faire taire.
Imaginons une France magiquement débarrassée de ces polémiques qui n’en finissent pas et qui ont commencé avant l’exploitation des écoutes clandestines. Imaginons qu’on n’ait rien su de Liliane Bettencourt, de François-Marie Banier, de Patrice de Maistre, de Patrick Ouart, d’Eric Woerth, de son épouse, de l’île d’Arros, du secret bancaire suisse, d’un possible blanchiment, des probables fraudes fiscales, de la justice privatisée, de ces relents d’argent, de pouvoir et de privilèges. De cette France devinée et soudain ostensiblement dévoilée. Ces êtres et ces comportements n’ont pas été créés par Mediapart. Ils sont là, présents, disponibles. Il aurait fallu en faire quoi ?
Si notre démocratie était vierge de ce qui l’a troublée, informée et agitée depuis ces dernières semaines, serait-elle plus riche, plus forte, plus ignorante certes mais aussi plus lucide ? Notre société serait-elle plus ou moins démocratique ? Qui de bonne foi oserait répondre par l’affirmative ?
Alors, où est véritablement la honte ?