Oui, je suis allée voir Dieudonné. (Et oui, je suis juive)

par Field
jeudi 20 octobre 2016

En rentrant un soir en métro, mon attention fut attirée par un petit sticker rectangulaire et fluorescent. Collé là, juste à côté des consignes de prudences délivrées par le lapin rose de la RATP. En regardant de plus près, je vis qu’il s’agissait d’une « pub » destinée à promouvoir le spectacle de Dieudonné. Le rebelle antisystème était donc à première vue un génie du marketing, et avait compris, en bon communiquant, l’importance du fluo pour attirer l’œil fatigué et vitreux du parisien désabusé. Ma première réaction fut de regarder hautainement cette affichette, ma position au sujet de Dieudonné ayant toujours été dictée par les média, et mon entourage, multiculturel, un peu éclairé, juif en partie et sioniste, très souvent. Comme « tout le monde », je pensais donc que Dieudonné était un antisémite dangereux, véhiculant des idées foireuses et puantes sur ma communauté. La réponse parfaite donc, à ce rectangle fluo dans mon champ de vision : l’ignorance.

Une Idée germa dans mon esprit.

Comme le veut le proverbe, la nuit m’apporta conseil, ou en tout cas réflexion. Au matin, je me levais avec dans la tête, une phrase soufflée par Amélie Nothomb qui disait que « sur terre, nul n’est indispensable, sauf l’ennemi ». Dans mon cas, l’ennemi était identifié, et pour l’observer dans son milieu naturel, il me suffisait de payer 25 euros, en cash (et c’est là que je me confrontais au premier acte antisystème du bonhomme) et de me rendre dans les terres du personnage.

La pensée de hurler avec les loups et de ne me fier qu’à « un certain point de vue » sans une seule fois m’être confrontée directement à la bête m’était insupportable. Ma décision était donc prise, j’irai voir Dieudonné M’Bala M’Bala sur scène.

La représentation aurait apparemment lieu au théâtre de la Main d’or. Bien entendu, en bonne parano en alerte que j’étais, je pensais immédiatement à un rapport avec les juifs et l’or, puis écartais cette hypothèse en imaginant plutôt une ambition mégalo de transformer tout ce qu’il touchait en or, tel Midas. Mes deux théories furent écartées en un clin d’œil, en voyant le nom de l’impasse dans laquelle se trouvait le théâtre : « Impasse de la Main d’or – Ancien nom d’une auberge qui se trouvait là ». Abus de vigilance.

 

Une certaine idée de Dieudo.

Après tout, qu’est-ce que je connaissais vraiment de Dieudonné, moi ?

Dans mon entourage, on parlait d’un antisémite qui avait Jean-Marie Le Pen pour parrain de ses gosses, Alain Soral dans ses contacts (et pas pour faire des parties de pétanques le dimanche après-midi), il avait monté un partie antisioniste il y a quelques années, et vu sa réaction aux attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper-casher, il possédait un certain goût pour la provocation.

Il y avait donc dans cette énumération à boire et à manger, et clairement, ce n’était pas très casher.

Un ami « Dieudonniste » me fit passer certains sketchs de l’humoriste sur les antillais, les noirs ou la pédophilie assez corsés, mais il était tout de même admis pour moi que les sketchs sur les rescapés d’Auschwitz, son envie de donner de l’espace d’expression à des révisionnistes, et pour finir la « Shoah-nanas » étaient des éléments à prendre en compte dans la balance des « contre ». Même si, comme me le rappelait ce même ami, les sketchs de Michel Leeb ou Guy Bedos à l’époque étaient tout aussi « discriminants » pour les noirs ou les chinois.

 

La réflexion était en marche.

Parfois, on occulte des sujets pendant des années, et tout à coup, le mot est lâché et vous avez l’impression que l’on ne parle plus que de ça. Au cours de la semaine suivante, deux ou trois arguments et points de vues supplémentaires vinrent s’additionner à la pile des « pour », la pile de la curiosité. Premièrement, dans le milieu audiovisuel dans lequel je grenouillais, Dieudonné était pour de nombreuses personnes « l’un des meilleurs humoristes de sa génération », avant les dérapages, bien-sûr. Ensuite, j’entendis Elie Semoun, à qui j’accordais d’habitude si peu de crédit et dont l’humour ne fit jamais mouche auprès de moi déclarer, au détour d’une discussion promo avec Laurent Ruquier sur le plateau d’ « On n’est pas couché », qu’il avait vu le spectacle de son ancien ami, devenu ennemi. Après tout, si Elie Semoun pouvait envisager de payer pour voir Dieudonné, alors moi aussi. Enfin, une interview envoyée par un autre ami de Yonathan, jeune humoriste juif à qui Dieudonné a donné sa chance en février dernier et qui proposait « de faire la paix avec Dieudonné » (http://www.vice.com/fr/read/faire-la-paix-avec-dieudonne-yonathan-909) fini de me convaincre. En fervente croyante de la liberté d’esprit et d’expression et en défenseuse de la bonne volonté nécessaire à l’entente entre individus, peuples, colocataires, etc etc. il me fallait donc moi aussi, faire un pas vers lui.

 

Dieudo-out.

Les places prises, restait encore à annoncer ma « décision » à mon entourage. Car aller voir un spectacle de l’antisémite le plus notoire de sa génération quand on est juif, ashkénaze (seuls les vrais savent !) et le jour après Yom Kippour de surcroit, c’est à peu prèt comme faire son coming-out. Ne pas le dire c’est le cacher. Le dire c’était l’assumer, mais aussi prendre le risque de soulever un débat, d’être considérée comme une provocatrice, ou pire, une « traître ». J’eus comme prévu droit à un panel de réactions allant de « t’es sérieuse ? Tu vas pas donner d’argent à ce gros connard ! », réflexion émise au passage par un ami qui ne respecte pas le jeûne le plus important de l’année, à « C’est une très bonne idée d’aller se faire une opinion par soi-même », commentaire émanant lui, d’un membre de mon entourage proche, récemment engagé à la LICRA. Encore une fois, les préjugés avaient le dos larges ! Bien-sûr, j’aurais pu me contenter d’aller voir les vidéos sur internet, mais cela ne m’aurait pas réellement permis de me rendre compte du lieu, du public, et de la fébrilité ambiante qui s’installe à quelques minutes de voir l’un des personnages les plus sulfureux et controversé de notre époque. Quant à la partie « financement », je mis fin à mes doutes en me convainquant qu’après tout, si les reporters de guerres refusaient d’aller sur le terrain en vertu du fait qu’il ne faut pas financer telle ou telle personnes, parties, pays, nous les quidams, on ne saurait pas grand chose une fois passé le periph’. Bref, aller voir Dieudo c’était pour moi l’occasion de faire un voyage en terre inconnue, et, même si je dois bien l’avouer, j’ai eu des doutes sur le fait de vouloir y aller ou pas jusqu’au dernier moment, quelque chose en moi ressentait les symptômes pré voyage à Disney : une excitation mêlée d’une peur d’avoir la gerbe.

 

Pour en finir avec les fantasmes.

13 octobre, 20h30 : L’heure avait maintenant sonnée pour moi. Je me trouvais dans l’antichambre de la salle de spectacle et force était de constater une nouvelle fois le sens du marketing du franco-camerounais. Première épreuve visuelle : un mur de fans faisant « la quenelle » dans diverses situations et endroits du monde. Cette quenelle était à la base un geste antisystème, devenu symbole de Dieudo et repris par Soral incitant les « fans » à effectuer ce geste dans des endroits en lien avec les juifs et la Shoah. La question était donc de savoir si ces jeunes et moins jeunes adeptes de cette spécialité lyonnaise étaient a) Antisémites b) Antisystèmes et anti-« moutonnisation » (tout en montrant leur allégeance à un humoriste en faisant un signe identifiable et uniformisé) c) Sans personnalité et à la recherche d’un gourou d) Tout ça à la fois.

Deuxième constat : le nom des cocktails en vente au bar, avec par exemple, le « Show Ananas » (vous noterez la nuance), ainsi que le coin objets dérivés, avec tous les goodies de l’humoriste. Pour quelqu’un qui dénonçait le système, le sien était plutôt bien rôdé. Je passais la porte sous laquelle était écrite « spectacle dangereux » et m’installais au premier rang, histoire de ne rien louper du spectacle.

Le public (principalement masculin, et visiblement déjà acquis à la cause du gourou pour la plupart) applaudit avec force l’entrée du comique, ses deux compères déjà présents sur scène. L’obésité du bonhomme est dure à ne pas signaler, tant son short boyscout fait ressortir ses chevilles d’éléphant. D’ailleurs, il le reconnaît dans les dix premières minutes du spectacle. Il a de l’autodérision -c’est déjà ça- et une espèce de nonchalance d’ours qui le rendrait presque sympathique. La scénographie est stylée : un canapé central, un bar à droite, occupé par une jeune comédienne qui joue tantôt la godiche, tantôt la journaliste-requin, et un piano à gauche, spot de Jackie, le fameux « régisseur », qui joue le rôle de bouc émissaire dans les spectacles de Dieudonné depuis un moment (et qui occasionnellement se déguise en rescapé de la Shoah pour jongler avec des ananas, performance qui lui aura d’ailleurs valu un bon cassage de gueule). Le spectacle s’appelle « Les Média », et comme prévu, pendant près de deux heures, l’humoriste et ses deux acolytes (qui au passage, sont d’excellents comédiens) vont se moquer du système, des journaux télé, des publicités, de la vision qu’à la France des « élites » du français moyen, et au passage, revenir moyennement subtilement sur les nombreuses « casseroles » de l’humoriste (procès, accusation de révisionnisme, etc.). Il tient bien ses personnages, fait les accents, se moque des pauvres, des riches, des antillais, des juifs, et même des nazis réfutant leur implication dans la Shoah par un sketch plutôt malin interprété par Jackie et la blonde.

L’humoriste semble avoir du recul, et beaucoup de second degré. Mais alors, c’est quoi le problème ?

 

50 nuances de Dieudonné.

Le problème : c’est le public. On ne sait jamais s’il rit pour la quenelle ou pour sa représentation, pour soutenir Dieudonné ou pour se donner une justification d’être antisémite. Se croient-ils eux aussi hors d’un quelconque système alors qu’une fois la représentation terminée, ils se ruent au stand « goodies » ? Pour les gens qui comprennent le double-sens tout va bien, car dans le fond, les questions que Dieudonné soulève sur l’uniformisation de la pensée, la sur-médiatisation de certaines personnes ou informations, et le fait de tout remettre en question, bref d’avoir un esprit critique (thème d’ailleurs cher au judaïsme) est louable. Mais quand le public rigole, on est toujours un peu mal à l’aise de savoir s’il rigole pour les bonnes raisons. Mais, ne généralisons pas.

En sortant du spectacle, je décide de prolonger l’ « expérience » et je vais me balader sur le site de l’humoriste : la Dieudosphère. Mise à part les informations de bases (biographie, agenda, etc.), tout est rapidement payant. DVD, textiles, vidéos (car oui, l’humoriste anime une « émission » : Niveau Zéro, réservée aux abonnés), un panel de produits dérivés en tout genre s’offre à vous. Pour la modique somme de 58,80€/an, vous pouvez avoir accès à toutes les vidéos (de l’émission et des spectacles), et dans sa grande bonté, Dieudo vous offre même une place de spectacle quand vous êtes un petit nouveaux. Les idées sont les idées, le business, c’est le business. Après tout, faut bien bouffer.

En continuant ma navigation, je lis également que l’humoriste prend part à des associations en faveur de l’aide au logement, ou contre la violence, et qu’il milite ou a milité, pour la représentation des personne de couleurs à la télévision, - drôle de sujet de prédilection pour quelqu’un qui dénonce le communautarisme - mais au moins, il est engagé. Autre invention du pseudo politicien, l’ « Ananassurance ». Sur un site à part, Dieudonné, entouré de Jackie et de sa blonde, explique à travers une vidéo parodique style « C’est Pas Sorcier », le fonctionnement des assurances classiques, et propose une alternative, plus favorable au client. Un but louable en soi, sauf que tout ce que fait le site…c’est comparer. Comme n’importe quel autre site de comparateurs. Le serpent se mord la queue, et vu les commentaires sur la page Facebook du « projet », les utilisateurs ne sont pas contents.

 

Tout ça pour ça.

Pour résumer ma petite aventure, je dirais que j’ai vu un humoriste certes bon mais pas non plus transcendant, un clown triste au passé trouble, entouré d’une aura et d’un public assez glauque. Une expérience aigre-douce qui me fait m’interroger sur le pouvoir des médias qui font et défont les réputations au gré des affinités, mais aussi sur le pouvoir de certains personnages publics. Dieudonné est clairement un homme intelligent, et c’est dommage selon moi, de mettre autant d’intelligence au service de l’ambiguïté et du cynisme. En fin de compte, je me dis que ce fameux « système » a sûrement donné trop d’importance à un guignol comme les autres, et qu’il en a bien profité. Mais après tout, ce n’est qu’un point de vue…


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