Oui, reconstituer le parti des Rouges !

par République et Socialisme 77
lundi 1er septembre 2014

A partir du roman Les Rouges, de Pascale Fautrier, Julien Guérin de République et Socialisme 77 avance une réflexion sur la manière dont une nouvelle unité peut être trouvée à gauche pour fonder un nouveau parti des rouges et contrer la politique délétère d'un exécutif aplati devant le grand patronat.

 C’est une belle fresque que nous livre Pascale Fautrier avec Les Rouges. Son volumineux et ambitieux roman retrace plus de 200 ans d’histoire de la gauche française. De la Révolution française au militantisme étudiant des années 1980 en passant par les pages héroïques de la Commune, du Front populaire et de la Résistance, sans oublier Mai 68 et la victoire de mai 1981 Pascale Fautrier fait revivre avec talent ces moments où les travailleurs « se lancèrent à l’assaut du ciel ». On suit avec plaisir les aïeux bourguignons de Pascale Fautrier qui, de 1789 à nos jours, épousèrent tous les grands combats du mouvement ouvrier et démocratique français. Elle n’évacue cependant pas la page sombre du stalinisme qui dénatura l’espérance socialiste. Le livre est également un éloge de la transmission d’une histoire en train de d’évaporer mais dont les grands parents de la narratrice, les vaillants communistes de Migennes, Madelaine et Camille, ont veillé à ce que la flamme rouge demeure vivace pour les nouvelles générations. Mettant en exergue un extrait du discours d’investiture de Mitterrand en mai 1981 c’est bien « ces millions d’hommes et de femmes qui deux siècles durant (…) ont façonné l’histoire de France sans y avoir accès » qui sont au centre de ce livre plus actuel que jamais à l’heure où le gouvernement Hollande-Valls au pouvoir tourne justement le dos à cet héritage.

 

 Des jacobins aux trotskistes avec Camélinat comme guide

 L’histoire débute avec l’évocation de la belle figure de l’ancêtre jacobin Antoine. A l’ombre de la basilique de Vezelay, ce rude paysan a cultivé une haine tenace du clergé et des aristocrates. Il voue un véritable culte au député Montagnard Lepeltier de Saint-Fargeau. Ami de Robespierre, assassiné par un royaliste la veille de l’exécution de Louis XVI, ce noble qui possède un château en Bourgogne a pris le parti du peuple qu’il veut sortir de l’ignorance par un grand plan d’éducation. La famille d’Antoine est amie avec celle du forgeron Camélinat dont elle partage les convictions républicaines. Les petits enfants des deux jacobins poursuivent le combat et s’enflamment aux côtés des démocrates socialistes de la Seconde République. Avec la répression du soulèvement ouvrier de juin 1848 c’est au cours de cette période qu’apparaissent les premières fractures à gauche entre ceux qui veulent gérer loyalement le capitalisme en arrachant quelques miettes pour les ouvriers et ceux qui veulent radicalement transformer le système. Ces années de défaites et de répression où Napoléon III établit son Empire sont traversées par l’évocation du député de la Nièvre Pierre Malardier. Instituteur du peuple, infatigable propagateur des idées socialistes dans les campagnes du Morvan, il incarne le meilleur des traditions de la gauche. Ayant payé son engagement de sept années d’exil sous le second Empire puis de huit nouvelles années de détention pour son soutien à la Commune de Paris, Malardier s’est toujours fermement tenu du côté des Rouges, quel qu’en soit le prix à payer. Un extrait d’un de ses discours résume bien la démarche du roman : « le socialisme cherche par la démocratie radicale des remèdes à la question sociale et politique. Il y a une lutte entre la bourgeoisie et le peuple. Vive la fin de la misère et de l’inégalité ! Plus de domestiques, plus de prolétaires ! ».

 C’est au cours de ces combats contre Napoléon III que le jeune Camélinat, arrière-petit-fils du jacobin, forge ses solides convictions révolutionnaires. Quittant le village ancestral de Mailly pour aller se faire ouvrier à Paris, Camélinat suit, comme des milliers de jeunes provinciaux, le chemin de l’exode rural. L’industrialisation pousse les ruraux vers les villes, déplaçant ainsi le cœur de la lutte ouvrière vers les milieux urbains. Ouvrier bronzier, Camélinat se mêle bien vite aux tentatives d’organisation syndicale des travailleurs parisiens. Il adhère en 1864 à la section française de l’Association internationale des travailleurs créée à Londres par Karl Marx. Au printemps 1871, Camélinat prend toute sa place dans les rangs de la Commune de Paris où il occupe le poste de directeur des Monnaies. Le scrupuleux militant ouvrier hésite à faire main basse sur le trésor de la banque de France pour le mettre à disposition du peuple. Lors de la semaine sanglante, il parvient à se cacher puis à gagner Londres où il reste en exil jusqu’à l’amnistie de 1880. Il y côtoie Marx et Engels et s’imprègne de la pensée des philosophes allemands en gardant toutefois une certaine distance avec le marxisme orthodoxe. Revenu en France il se fait élire député de Paris en 1885 et constitue le premier groupe parlementaire se réclamant explicitement du socialisme. Il participe à l’unification des différents courants socialistes qui donne naissance à la SFIO en 1905. Camélinat en est le trésorier et adhère pleinement à la synthèse jaurésienne qui croise l’héritage républicain et les combats du mouvement ouvrier. Il est aux côtés de Jaurès lorsque le tribun est assassiné le 31 juillet 1914 à Paris. D’abord rallié à l’effort de guerre, Camélinat prend progressivement ses distances et adhère en décembre 1920 au parti communiste qui se constitue. Il devient, au fil des ans, le symbole vivant de la Commune dont il est le dernier survivant. Ses obsèques en 1932, dans le petit cimetière de Mailly la ville sont une démonstration de force, orchestrée par le PCF, en faveur d’une certaine idée du mouvement ouvrier.

 Dès lors le pèlerinage sur la tombe de Camélinat devient un gage de fidélité aux valeurs du socialisme. A Mailly-la-Ville, les grands-parents de la narratrice fondent une cellule communiste portant le nom du Communard et c’est fort logiquement que le maquis bourguignon reprend encore, tel un étendard, le nom de Camélinat. Madeleine, la grand-mère se fait alors passeuse de mémoire et va patiemment raconter à sa petite-fille l’histoire des luttes populaires. Madeleine et son mari Camille s’établissent à Migennes, bastion cheminot où les militants du PCF sont très actifs. On suit les luttes de l’après-guerre et les heures terribles de la guerre froide. Le stalinisme est la colonne vertébrale du PCF et fait des ravages dans ses rangs. Cependant, on ne peut être que touché par l’abnégation et le dévouement de ces militants communistes qui frappent aux portes des cités cheminotes et vont à la rencontre du peuple pour vendre l’Humanité dimanche. Le père de la narratrice, fils de Madeleine et Camille, plonge aussi dans le bain militant avec ferveur. Instituteur, il est un militant discipliné qui applique la ligne sans sourciller. Les premiers doutes affleurent au moment de Mai 68 et Bernard s’éloigne d’un PCF sclérosé et irrémédiablement aligné sur l’URSS. En 1970, ses dernières illusions tombent lorsque la fédération de l’Yonne instruit un procès en sorcellerie à son encontre. Ouverture des courriers, mensonges, pressions… rien n’est de trop pour « démasquer » le traitre. Il se réfugie alors dans un communisme libertaire teinté de psychanalyse lacanienne. C’est sa fille Madeleine, la narratrice, qui reprend le flambeau militant en rejoignant, après le 10 mai 1981, l’OCI trotskiste de Pierre Lambert et l’UNEF-ID alors dirigée par un certain Jean-Christophe Cambadélis. Commence alors un dialogue entre Madeleine, toujours fidèle au vieux Camélinat et à ceux de Migennes, et « JC », apparatchik trotskyste puis député socialiste et aujourd’hui premier secrétaire du PS. La romancière rappelle avec force la grande histoire des Rouges à un « JC » qui lui a désormais largement tourné le dos.

 

 Migennes où un concentré de la France d’aujourd’hui

 Les derniers pages du livre sont une excellente réflexion sur le recul des concentrations ouvrières et le déclin du militantisme de gauche traditionnel. Prenant l’exemple de la ville cheminote de Laroche-Migennes, Pascale Fautrier pointe avec acuité le terreau sur lequel prospère le Front National. Cette France des marges, socialement et économiquement reléguée, heurtée de plein fouet par la désindustrialisation donne depuis quelques années ses meilleurs scores à l’héritière de Montretout… La conscience de classe y a reculé sous les coups de boutoirs du néolibéralisme. Pascale Fautrier écrit : « chassés des villes, émiettés, spoliés de leur tradition politique et syndicale, isolés dans de minuscules entreprises perdues dans la campagne, où l’arbitraire règne, et qui sont tout ce qui reste du tissu industriel français, les ouvriers partagent avec les employés , les mêmes bas salaires et la même précarité. (…) La plupart de ses salariés ne possèdent rien, ils sont des prolétaires (…). En France la moitié de la population gagne moins de 1600 euros par mois ». La base sociale de la gauche, cette classe en soi pour parler en termes marxistes, existe donc bel et bien mais laminée par 35 ans de défaites et de trahison elle s’est délitée, réfugiée dans l’indifférence politique.

 

 La politique de Hollande-Valls où la négation de l’histoire des Rouges

 Ces millions d’hommes et de femmes font encore épisodiquement irruption sur le devant de la scène sociale et politique et se rappellent au bon souvenir des appareils politiques depuis longtemps vidés de leur substance populaire. Les centaines de drapeaux rouges envahissant la Bastille le 18 mars 2012 pour revendiquer, avec le Front de Gauche, une VIe République en sont une belle illustration. Défié par les déclarations belliqueuses de Sarkozy le 1er mai 2012, la majorité du monde du travail s’est vengée dans les urnes le 6 mai en infligeant au président des riches une défaite méritée. Les illusions sur la gauche au pouvoir étaient certes tombées mais le peuple attendait quelques améliorations qui, depuis plus de deux ans, ne sont jamais venues. Le Front de gauche avait d’emblée refusé la participation à un gouvernement qui n’entendait pas sortir des sentiers battus du libéralisme. Acceptation du traité de rigueur budgétaire européen dès l’automne 2012, refus d’augmenter les bas salaires et d’amnistier les syndicalistes, allongement de la durée de cotisation pour une retraite à taux plein, refus d’une vraie réforme fiscale, abandon des ouvriers de l’aciérie de Florange à leur triste sort… le président Hollande inaugurait son mandat par une série de capitulations sans condition.

 Le pire était encore à venir avec la reprise de tout un pan du programme économique du MEDEF et du terrible substrat idéologique sur le prétendu coût du travail. La guerre à la finance ne fut jamais à l’ordre du jour et le capital dort tranquillement sur ses deux oreilles. Le pacte de responsabilité annoncé en janvier 2014 et ses 41 milliards d’euros de baisse de cotisations sociales offert au patronat ainsi que les coupes drastiques dans les budgets publics ont achevé la mutation libérale d’une partie de la gauche. Tournant sans complexe le dos à l’histoire des Rouges, cette politique de droite a désespéré un peu plus un peuple de gauche au moral déjà chancelant.

 

 Reprendre le drapeau : reconstituer le parti des Rouges

 Dès lors comment rebondir alors que le Front national menace et que les réformes de Valls lui ouvrent un boulevard ? Cette rupture avec tous les fondamentaux de la gauche ouvre paradoxalement une brèche pour reconstruire une perspective. Le Front de gauche, qui a eu le mérite de résister aux sirènes libérales, n’est pas parvenu à convaincre de sa capacité à incarner à lui seul l’alternative à Hollande. Mélenchon a parfois eu tendance à oublier les profondes aspirations unitaires qui irriguent les veines du peuple de gauche. C’est ainsi que le NPA a sombré depuis trois ans. La récente éviction du gouvernement de Montebourg et Hamon, qui avaient osé émettre quelques timides critiques sur le cap économique de Valls, prouve que le doute s’est insinué jusque dans les rangs du PS et au-delà de sa traditionnelle aile gauche. Les écologistes ont quitté le gouvernement et le MRC, qui avait rejeté le pacte de stabilité européen dès le départ, n’a pas voté le pacte de responsabilité à l’Assemblée. On trouve là des raisons d’espérer.

 Socialistes contre l’austérité, communistes, trotskystes unitaires, républicains sociaux, éco-socialistes…les contours d’un nouveau parti des Rouges se dessinent sous nos yeux. Refonder un tel parti des travailleurs, démocratique et pluraliste, au carrefour de toutes les identités de la gauche française est un beau et grand défi. Ce pourrait être la manière de rendre espoir aux millions d’ouvriers et d’employés qui, ne se sentant plus représentés, se sont tournés depuis longtemps vers le FN ou l’abstention. Plusieurs préalables doivent être levés pour atteindre cet objectif. La gauche socialiste n’a pas encore renoncé à conquérir la majorité au sein du PS, l’appareil du PCF n’est pas prêt à accepter de se dépasser tandis que certains réflexes sectaires d’une partie de l’extrême gauche ne facilitent pas les choses. Les vaines batailles internes des uns et les illusions des autres ne pourront cependant durer éternellement. La question d’une nouvelle représentation politique du monde du travail finira par se poser et le livre de Pascale Fautrier est une excellente entrée en matière. Il existe néanmoins des écueils à éviter. La construction d’un parti révolutionnaire d’avant-garde est dépassée. De même la constitution d’une force démocrate sans rivage, niant sa filiation avec le mouvement ouvrier comme en Italie, est un contre-exemple absolu. C’est en réalité le projet de Valls et de l’aile droite socialiste.

 Reformer le parti des Rouges permettrait de conjurer une telle catastrophe. La fondation de la SFIO en 1905 peut être une référence utile. Dépassant leurs vieux débats ce n’est pas moins de cinq courants socialistes qui faisaient leur unité à la salle du Globe. Guesdistes, jaurésiens, néo-blanquistes, broussistes et possibilistes se rassemblaient dans un grand parti. Deux préalables étaient posés : la reconnaissance de la lutte des classes et le refus de participer à un gouvernement dit bourgeois. Forte de son unité la SFIO attire rapidement de nouveaux adhérents et augmente ses scores électoraux d’élections en élections jusqu’à la cassure de 1920. Aujourd’hui les deux préalables à la reconstruction d’un tel parti des Rouges seraient le refus du carcan austéritaire imposé par les traités européens et la volonté de bâtir une VIème République démocratique, sociale et laïque. Ce nouveau parti des Rouges repartirait ainsi à la conquête de cette France des marges que cherche à séduire le FN. Désobéir aux directives européennes, mettre fin au règne patronal dans l’entreprise et en finir avec le présidentialisme remettraient au centre du débat le concept de souveraineté populaire, permettant ainsi au peuple et aux salariés de reprendre en main leur destin et de couper l’herbe sous le pied au FN. La tribune des meetings contre la constitution européenne en 2005 et les rassemblements populaires du Front de gauche pendant la dernière campagne présidentielle préfigurent déjà ce nouveau parti des Rouges. 100 ans après la mort de Jaurès ce serait une belle manière d’être fidèle au vieux Communard Camélinat. A défaut d’arriver à cet objectif ambitieux, que tous ceux qui veulent rester fidèles à la grande histoire ouvrière et offrir un autre cap à la gauche que celui fixé par Hollande s’unissent autour d’un projet qui rende sa fierté à ceux qui travaillent sans recevoir la part qu’ils méritent.

 

 Julien GUERIN (République et Socialisme 77)


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