Palestine, manifestations et complot sioniste

par Wilouf
samedi 9 août 2014

Depuis qu'il a débuté, le conflit faisant rage au Moyen-Orient, si tenté qu'on puisse le qualifier ainsi, anime passions et crispations au sein de la population française. Chacun ou presque à un avi plus au moins éclairé sur le sujet, les uns s'insurgeant contre la situation invivable des Gazaouis, les autres arguant le droit à la légitime défense de l'État hébreu. Mais il faut bien reconnaître qu'on assiste à un dialogue de sourds : tout le monde se parle, mais personne ne s'écoute. Les partisans d'Israël sont décrits par leurs détracteurs comme les défenseurs d'un régime génocidaire, tandis que les partisans de la Palestine sont décrits comme des terroristes en puissance ou des antisémites notoires. Il est assez triste de constater qu'un sujet aussi sérieux, aussi crucial, ne soit finalement dans le débat public qu'un prétexte à une joute aussi puérile que stérile. Mais force est de reconnaître qu'entre ceux qui défendent un peuple emprisonné et massacré, et ceux qui défendent l'agresseur, mon coeur va plutôt aux premiers. Non, cet article n'est pas neutre. Mais même si je suis heureux de constater que des millions de jeunes s'intéressent à cette question, je vais me permettre de les critiquer, ou tout du moins d'en critiquer une partie.
 
Gaza, Cisjordanie, Israël, sionisme... jamais dans mes souvenirs d'internaute je n'ai vu ces mots autant usités que ces derniers mois. Cela pourrait être l'indicateur d'une jeunesse consciente et connectée qui se réveille enfin, mais les choses sont plus complexes. Le problème est que le manque de culture de cette jeunesse, son "éveil politique" encore trop frais, et sa vision manichéenne du monde, desservent totalement son combat. Oui, il y a une recrudescence de l'antisémitisme, et il faut être sacrément borné pour le nier. Un simple coup d'oeil aux commentaires des vidéos de Soral, de Dieudonné, ou d'autres, qui sont extrêmement populaires, témoigne du fait qu'une minorité visible se montre ouvertement antijuive, raciste, ou nostalgique du IIIe Reich. Ils sont minoritaires, et ne représentent pas de réelle menace, mais il ne faut pas les ignorer. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas le sujet que je vais évoquer aujourd'hui, en tout cas pas directement.
 
Ce qui m'intéresse davantage ici, c'est que cet antisémitisme se mêle parfois au complotisme, même si c'est loin d'être systématique. Encore une fois, l'étude des commentaires Youtube témoigne d'un fait indéniable : l'immense majorité des dieudonnistes, comme ils s'appellent eux-mêmes, sont partisans de la théorie du complot, selon laquelle les sionistes (reliés aux francs-maçon, illuminatis ou autres sociétés secrètes satanistes, en fonction des cas) dirigent le monde. Ces complotistes, pour la plupart, ne sont ni antisémites, ni violents. Ils croient en une élite juive sioniste internationale dont le but est de protéger et de légitimer l'État d'Israël. Tous sont d'accord sur ce point, mais c'est ensuite que les théories diffèrent : pour certains, c'est un moyen qu'ont trouvé les USA pour asservir les peuples arabes et coloniser le Moyen-Orient ; pour d'autres, ce n'est que le rouage d'un mécanisme bien plus vaste, dont la finalité peut être la destruction du christianisme et de l'Islam, la préparation à la venue de l'antéchrist (ou des extraterrestres), voire à l'extermination d'une partie de l'humanité. Chacun a sa théorie propre, mais tous sont d'accord sur l'existence du fameux et désormais célèbre "complot sioniste".
 
Ces personnes ne sont pas mauvaises, dangereuses, violentes, méchantes, racistes, ou autres. Simplement, elles ne font plus confiance aux médias traditionnels (sûrement à raison), et au lieu d'en profiter pour se cultiver et réfléchir par elles-mêmes, elles changent simplement de source d'information. Selon leur logique, puisque Soral est exclu des médias, ce que dit Soral est forcément vrai. Finalement, elles sont contrôlées exactement de la même manière qu'avant, mais ont simplement changée de propagandistes. Par ce mécanisme, les thèses complotistes se développent, fonctionnent, et touchent chaque jour de nouvelles personnes. Ces théories sont tentantes, par leur caractère binaire et déterministe, si bien que même des personnes cultivées et raisonnées peuvent facilement tomber dedans. La théorie du complot a aussi l'avantage de ne pouvoir être réfutée : puisqu'elle ne peut être réfutée, elle est considérée comme vraie. Mais le complotisme n'est pas nécessairement imputable à un manque de culture, de connaissances, ou d'objectivité ; le problème de fond vient du sectarisme qu'il impose, par sa nature même, à ses partisans. Pour être un bon défenseur de sa théorie, il ne faut pas s'intéresser aux autres théories, car on y glisse facilement : forcément, puisque toutes sont plausibles et difficiles à démentir (et cela même si elles se contredisent parfois entre elles). La théorie du complot devient ainsi un dogme, une religion presque.
 
La théorie est donc digérée par ses partisans et intégrée comme vérité absolue dans leur esprit. Pour eux, chaque événement, même minime, est relié à un ensemble plus vaste. La police est aux ordres des hommes politiques, eux-mêmes aux ordres des quelques individus qui gouvernent le monde ; les médias sont totalement contrôlés par ces mêmes individus, tout n'est que mensonge et mascarade ; le système est totalitaire, personne n'est libre, l'histoire est inventée. C'est ici qu'il faut se mettre dans la tête des complotistes : quand on croit sincèrement à cette vision du monde, comment rester passif et pacifiste ? Pour les plus extrémistes d'entre eux, le gouvernement américain prévoit d'exterminer la majeure partie de la population pour libérer de l'espace sur une planète surpeuplée... et ils y croient vraiment ! Que feriez-vous si, comme eux, vous en étiez persuadés ? On peut ainsi comprendre les violences qui émaillent certaines manifestations pro palestiniennes (pas les excuser, mais les comprendre). Israël étant un thème central du complot sioniste, on retrouve forcément des complotistes dans les manifestations, et les plus "extrémistes" dans leur théorie se sentent comme des résistants qui guident la foule vers la vérité, et contre le pouvoir absolu des élites qui dirigent le monde. Ils se moquent bien des convenances, des bonnes manières, et des critiques à leur encontre, puisqu'elles sont commanditées, dans leur esprit, par leurs ennemis occultes. À côté d'eux, et parfois même dans leurs rangs, on retrouve aussi quelques antisémites "traditionnels", racialistes. Les médias s'en émeuvent, le déplorent en permanence, mais pas un mot sur les conspirationnistes, quand ils évoquent la frange "dieudonniste" des manifestations pro palestiniennes, renforçant ainsi le sentiment de ces derniers d'être des résistants, si dangereux et subversifs qu'on n'ose même plus évoquer leur existence. Je parle de "frange dieudonniste des manifestations", car j'en identifie une autre, la frange "classique", composée de gens souvent plus raisonnables, mais aussi plus traditionnels, à savoir des militants de gauche ou d'extrême gauche, la plupart du temps. Car oui, les complotistes ne sont ni de droite, ni de gauche, l'ensemble de la politique n'étant qu'un enfumage en règle visant à diviser pour mieux régner.
 
À mes yeux, la propagation du conspirationnisme est en partie dûe aux manquements de l'éducation. Le complotisme est le résultat d'une volonté de compréhension du monde et de ses mécanismes complexes. Une volonté de comprendre d'où on vient, et où on va. Une volonté d'être un acteur de ce monde, et plus le simple reproducteur d'un système à la dérive. Si l'éducation était réellement un outil pour former des citoyens ouverts et éclairés, critiques et intéressés, et pas seulement de futurs travailleurs à insérer sur le marché du travail, toutes ces aspirations légitimes d'une partie de la jeunesse me rendraient optimiste ; mais la décomposition progressive du système éducatif les force presque à se diriger vers la simplicité, vers l'erreur, et à y rester, puisque ceux qui compensent les manquements de l'école ne sont pas forcément les plus à même à remplir ce rôle. Finalement, toute cette jeunesse motivée, connectée et ouverte, qui pourrait être le moteur d'un changement réel de société, se retrouve piégée dans les thèses complotistes, finit par refuser l'idée même de réenvisager sa vision du monde, et se voit discréditée par l'ensemble de la société. En définitive, le complotisme est peut-être la meilleure arme du système pour, jour après jour, éliminer un peu plus la possibilité de changement.

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