Parce que c’était elle !

par Taverne
vendredi 16 juin 2017

Encore aujourd'hui, il n'est pas rare que des femmes soient insultées ou violentées physiquement parce qu'elles sont des femmes. Sait-on qu'une amie de Montaigne dénonçait déjà cela en son époque ? Montaigne et cette femme, Marie de Gournay  n'ont partagé que quelques semaines de vie commune. Mais la relation semble avoir été aussi intense que l'amitié qui lia le jeune Montaigne à La Boétie.

La Boétie de son vivant prôna la désobéissance, la jeune Marie en fait tout autant : la « désobéissance » de Marie tient dans son « féminisme » (pour employer un mot moderne). Tout le monde se souvient du "parce que c'était lui" de Montaigne pour expliquer le mystère de ce qui crée le sentiment d'amitié. Et bien, on pourrait l'appliquer à cette relation mixte : "parce que c'était elle !", aurait pu dire l'auteur des Essais.

Le vieux Montaigne dicte à Marie les corrections de sa nouvelle édition des Essais. Il écrit le 3ème opus et cette femme philosophe aura sur cette oeuvre une influence.

Focus sur les questions politiques d'actualité

Certes, nous le voyons encore aujourd'hui, trop de femmes se font violentées (dernier exemple en tête : la candidate NKM agressée dans la rue).

La secrétaire d'État à l'égalité femmes-hommes, Marlène Schiappa, a dans ses cartons un chantier qui vise à lutter contre le harcèlement de rue. Mme Schiappa souhaite que les policiers de proximité qui seront recrutés au cours du quinquennat puissent verbaliser, par des amendes "immédiates", les actes sexistes (harcèlement, injures) commis dans l'espace public. Elle veut en outre que "toutes les politiques d'urbanisme comportent un volet concret de prévention des violences sexuelles et sexistes" (AFP). On le voit, il y a encore du travail à réaliser dans le domaine.

Marie de Gournay, cette moraliste et redresseuse des mœurs de la noblesse, aurait pu écrire un projet de loi de "moralisation" de la vie politique. Elle fit son credo du caractère exemplaire indispensable des grands de son monde qui doivent donner le ton et qui portent la responsabilité du climat moral du royaume : «  La correction (des mœurs contemporaines) [...] depend aisément et souverainement, du dessein, de l'exemple et des langages du cabinet de nos Roys : le commun des François ne croyant avoir honneur ni bien-seence, qu'en l'imitation et en l'opinion favorable de son Prince ».

Elle dénonce le mépris des humbles, l'hypocrisie et le langage creux mais aussi l'abus des pratiques religieuses.

Toutes ces questions sont non seulement restées actuelles mais elles ont pris de l'ampleur. Dommage qu'elle ne fut pas écoutée.

Nulle n'est prophète (esse) en son époque !

Féministe au 16ème siècle, ce n'était pas une sinécure. Etre une femme lettrée et philosophe en ces temps-là, c'était s'exposer aux agressions et aux injures, qui d'ailleurs n'ont pas manqué de venir de tous côtés. Les homme portant d'illustres noms n'étant pas en reste ! Elle sait qu’en exerçant «  œuvres viriles  » elle « s’expose à la calomnie », et que ces ambitions font d'elle une « femme dissemblable ». « Vieille pédante », « vieille fille », les quolibets fusent de partout. « Parmi notre vulgaire, écrit-elle, on fagote à fantaisie l’image des femmes lettrées : c’est-à-dire, on compose d’elles une fricassée d’extravagances et de chimères. »

La jeune Marie de Gournay débarque en 1588 dans le petit studio de Montaigne. L'auteur des Essais reçoit avec une grande curiosité cette jeune personne qui lui déclare son enthousiasme pour les deux Essais qu'il a alors publiés ( le 3ème n'est pas encore écrit). Quel culot chez cette jeune personne qui n'hésite pas à exprimer ses idées personnelles (en plus de son admiration) au célèbre philosophe. Montaigne dira de cette nouvelle relation, quatre ans avant sa mort, qu'elle est pleine d'affection « plus que paternelle ».

Dans l'avis au lecteur mis en tête de l'édition de 1634 de ses œuvres complètes, Marie de Gournay insiste sur la réception négative qu'elle attend pour son livre. Son œuvre n'a pas été populaire. Pendant longtemps, seul, son titre de « fille d'alliance » de Montaigne lui a conservé quelque notoriété. La « fille d’alliance » succèdant au « frère d’alliance » qu'était l'ami La Boétie disparu trop tôt. Au XIXe siècle, Sainte- Beuve reconnaîtra le talent littéraire de cette pionnière du 16ème siècle qui se dressait avec indignation contre la médisance : « Et trouve quant à moy bien plus Canibale, et vrayment Anthropophage, celuy qui dévore l'honneur des premiers venus, pleins de vie et de sentiment, soit qu'il commette ce crime par l'oreille ou par la langue, [...] que ce Peuple-là, qui dévore seulement les corps trespassez de ses ennemis ».

Une lutte contre sa propre condition

Marie de Gournay avait pour ami commun avec Montaigne un certain Juste Lipse. Elle pratiqua le grand art de l’amitié avec d'autres hommes, des « libertins érudits » comme Théophile de Viau, Gabriel Naudé, et surtout François La Mothe Le Vayer. Elle sera connue de la noblesse. Mais sa naissance ne le présageait pas. En effet, elle est née pauvre et de petite naissance. En outre, on dit qu'elle n'était pas vraiment belle.

Enfant, elle décide d’apprendre le latin contre l’opposition de sa mère (elle le raconte dans son Apologie). Puis, elle se met au grec. Suivront les sciences et l’alchimie. Elle veut être savante comme un homme est savant. Elle n’a qu’un modèle, Montaigne. Elle dit : « Je ne suis moi-même que par où je suis sa fille ». Et encore : «  Je ne puis faire un pas soit écrivant soit parlant que je ne me trouve sur ses traces. »

L'éditrice de Montaigne

En Guyenne, Marie se voit remettre des mains de la femme de Montaigne et de sa fille les manuscrits des essais. Jusqu’à la fin de sa vie, elle en sera l’éditrice, promouvant de façon infatigable les oeuvres de son aîné.

Ses oeuvres

Elle est la première dans l’histoire à écrire deux traités sur la condition féminine. « Égalité des hommes et des femmes » (1622) est un pamphlet, qui s’attaque aux opinions, aux mœurs et aux institutions destinées à consolider la subordination des femmes. Elle ose affirmer au monde que la misogynie repose principalement sur les préjugés et sur un mauvais usage de la raison. Pour Marie de Gournay, l’homme se distingue de l’animal par la possession d’une faculté rationnelle. Or, la raison ne permet pas d’instaurer une différence essentielle entre hommes et femmes, l’esprit n’ayant pas de sexe.

"D’autant qu’ils ont oui trompêter par les rues, que les femmes manquent de dignité, manquent aussi de suffisance, voire du tempérament et des organes pour arriver à celle-ci ; leur éloquence triomphe à prêcher ces maximes : et tant plus opulemment, de ce que dignité, suffisance, organes et tempérament sont de beaux mots : n’ayans pas appris d’autre part, que la première qualité d’un mal habille homme, c’est de cautionner les choses sous la foi populaire et par ouï-dire."

Les différences fondées sur le genre ne sont pas une fatalité ; elles sont susceptibles d’évoluer. Elles n’ont pas pour origine une cause naturelle et définitive. Marie porte un regard très critique sur la Loi salique, qui prive les femmes de la Couronne en France.

"Et fut inventée au temps de Pharamond, par la seule considération des guerres contre l’Empire, duquel nos pères secouaient le joug : le sexe féminin étant vraisemblablement d’un corps moins propre aux armes, par la nécessité du port et de la nourriture des enfants". Cette loi était fondée sur l’infériorité prétendue des femmes aux plans physique, intellectuel et moral. Mais ces jugements dépréciatifs ne résistent pas à l'usage de la raison aux prises avec l'examen honnête des faits, dans une démarche toute philosophique digne de Montaigne.

Pour aller plus loin :

Quelques sources :

Souvenirs sceptiques de Marie de Gournay dans l’« Égalité des hommes et des femmes », Isabelle Krier, revue

Les dimensions multiples des traités de Marie de Gournay, article, par Marie-Thérèse Noiret (Persée)

 


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