Penser la crise de la démocratie

par Mellipheme
jeudi 11 novembre 2021

La crise de la démocratie est un lieu commun sur lequel s'exprime beaucoup de beaux parleurs et quelques bons auteurs. Je vous propose ici mes notes de lecture sur ce thème. Je ne prétends à aucune originalité. J'espère seulement contribuer à faire redécouvrir quelques grands textes de philosophie politique et de sciences humaines.

Depuis Tocqueville, au 19e et 20e siècle plusieurs philosophes se sont penchés sur la crise de la démocratie » pour tenter d'en identifier les causes.

Commençons par Tocqueville.

La problématique au cœur de l’ouvrage De la Démocratie en Amérique est celle-ci : Comment le peuple peut-il se protéger de lui-même ?

La démocratie américaine, nous dit Tocqueville, est fondée sur l’absoluité de la souveraineté populaire. Celle-ci est la source du pouvoir législatif, qui s’exerce par le biais de représentants élus et renouvelés fréquemment. Deux idées-forces sont au cœur de la démocratie : l’égalité et la liberté.

Mais Tocqueville identifie trois menaces qui pèsent sur la démocratie : la tyrannie de la majorité, l’individualisme et le despotisme étatique.

 

 

 

Le corollaire de cette incursion de l’État paternaliste, doté d’un « pouvoir immense et tutélaire » qui annihile toute possibilité d’action commune des individus, est la mise sous tutelle de la population qui perd l’usage de la volonté et de l’esprit. Ici encore, il est possible de considérer que les associations politiques constituent un rempart efficace contre l’abus de pouvoir étatique. De fait, elles rétablissent un intermédiaire entre les individus isolés et l’État, permettant aux premiers de peser et de s’opposer à lui.

Ce que je retiens dans Tocqueville : les menaces qui pèsent sur la démocratie sont inhérentes à la démocratie elle-même.

Ce que l'histoire a montré : les « associations politiques » sont un rempart illusoire contre les dérives annoncées.

 

Comment penser la crise de la démocratie après Tocqueville ?

 

Plusieurs grands intellectuels du 20e siècle nous permettent d'aller plus loin : Herbert Marcuse, et Michel Foucault d'abord. Foucault nous conduira à découvrir sur notre thème les apports de Gilles Deleuze et d'Antonio Negri.

 

Herbert Marcuse, né le 19 juillet 1898 à Berlin et mort le 29 juillet 1979 à Starnberg (Bavière), est un philosophe allemand et américain dont la thèse centrale est que la démocratie moderne n'est qu'une illusion de liberté qui tente de se faire passer pour un régime de liberté.

Deux ouvrages l'ont rendu célèbre. Le second trouve aujourd’hui une actualité renouvelée.

 

En 1955, il publie Eros et Civilisation, dans lequel il tente une critique marxienne du concept de sublimation de Freud. Freud voyait dans le principe de réalité la nécessité de la sublimation répressive des désirs, l'homme n'accédant à la vie sociale qu'en acceptant de réprimer les désirs pulsionnels du ça pour les transformer en désirs d'un surmoi adapté à la vie collective.

Dans Eros et civilisation Marcuse dénonce l'inhumanité de ce principe de réalité répressif, qui n'est autre que le principe de réalité de la société en place. Il préconise, au contraire, l'éclosion des désirs, la transformation de la sexualité en Eros, l'abolition du travail aliéné et l'avènement d'une science et d'une technique nouvelles, qui seront au service de l'être humain.

Utopie qui inspirera une partie de la jeunesse occidentale quelques années plus tard, mais qui ne nous aide pas beaucoup...

 

En 1964, il publie l'Homme unidimensionnel, qui sera traduit en français en 1968.

Ces dates sont importantes : l'Union soviétique existe encore, la Chine maoïste est en pleine révolution culturelle prolétarienne, et la démocratie néolibérale occidentale semble ne voir d'autre obstacles au bonheur universel que l'existence des régimes communistes !

Dans cet ouvrage, Marcuse affirme que l'appareil de production néolibéral est totalitaire par nature. Cet « appareil » est l'ensemble du système industriel et économique, il englobe bien sûr les médias.

Il est totalitaire en ce qu'il détermine les activités, les aptitudes mais aussi les attitudes, les aspirations et les besoins des individus qui doivent être encouragés. Le lecteur peut penser que plutôt que de détermination, il s'agit de valorisation. Mais à partir de quelle intensité la valorisation des activités, des individus « aptes », des attitudes « positives » et « constructives », devient-elle détermination au moins au niveau des masses ?

Dès lors, la création des faux besoins et le contrôle des canaux et modalités de leur satisfaction provoquent la disparition de la frontière entre vie privée et vie publique. Seul subsiste le producteur - consommateur.

La démocratie est une illusion qui ne sert qu'à masquer le contrôle absolu du système de production et de distribution. La pensée individuelle est noyée dans les communications de masse. Les médias jouent le double rôle traditionnel d'informer et de divertir mais aussi de conditionner et endoctriner.

Alors les comportements et les pensées s'unidimensionnalisent grâce à la publicité, l'industrie des loisirs et de l'information. La pensée unidimensionnelle est le système dominant qui coordonne toutes les idées et tous les objectifs avec ceux qu'il produit, et qui rejette ceux qui sont inconciliables.

Les protestations, intégrées au système, ne sont plus négatives, elles ont pour fonction de justifier le statu quo.

La culture elle-même est marchandisée et perd son pouvoir subversif. La démocratie est alors un régime autoritaire qui ne dit pas son nom.

Le système social devient statique, dans une logique d'enfermement de la pensée qui devient circulaire.

Quand une pensée par trop hétérogène, inconciliable, se fait entendre, elle est ostracisée d'un qualificatif repris en cœur par le système : « fasciste », « conspirationniste », « maladif », etc.

 

Un grand mérite de Marcuse, qui garde tout son prix 60 ans plus tard, est d'avoir dit avec force que penser c'est d'abord nier, et surtout nier ce qui est présenté par l'idéologie dominante comme une « évidence ». En ce sens, nier l'évidence n'est pas signe de déséquilibre mental mais bien signe et condition de la liberté.

Un second mérite de Marcuse est d'avoir montré que l'ossification du système (la pensée unique) n'est pas un accident, mais que c'est un processus intrinsèque au système industriel et économique qui traite l'Homme comme un producteur - consommateur en niant sa dimension transcendante.

Je note au passage que l'analyse marcusienne s'applique aussi bien aux démocraties occidentales qu'à la Chine moderne !

 

Michel Foucault (1926 – 1984) est l'un des plus illustres des intellectuels français du 20e siècle, je ne résumerais pas ici ni son œuvre ni sa carrière, il y faudrait un ouvrage et un auteur plus qualifié que moi.

 

Foucault identifie deux grands moments dans l'histoire des sociétés humaines :

Foucault a analysé le projet idéal des milieux d’enfermement, particulièrement visible dans l’usine : concentrer  ; répartir dans l’espace  ; ordonner dans le temps  ; composer dans l’espace-temps une force productive dont l’effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires. Plus généralement l'objectif n'est plus d'isoler les déviants et les lépreux comme dans les sociétés de souveraineté, mais composer dans l'espace-temps des lieux où s'exerce le contrôle des individus.

 

Dans les années 70, Foucault s'intéresse à ce qui lui semble une nouvelle forme d'exercice du pouvoir (sur la vie), qu'il a appelé «  biopouvoir  », indiquant le moment où, vers le début du 19e siècle, la vie – non seulement biologique mais entendue comme l'existence tout entière : celle des individus comme celle des populations, la sexualité comme les affects, l'alimentation comme la santé, les loisirs comme la productivité économique – entre comme telle dans les mécanismes du pouvoir et devient ainsi un enjeu essentiel pour la politique.

Dans La volonté de savoir, il écrit : « L'homme, pendant des millénaires, est resté ce qu'il était pour Aristote : un animal vivant, et de plus capable d'une existence politique ; l'homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question.  »

Le biopouvoir, dans sa version politique, s'exerce d'abord via la prise en compte des êtres humains en tant qu'espèces vivantes ; puis via leur milieu de vie, leur milieu d'existence. Par exemple, des épidémies de peste ont été liées à des problèmes de marécages et toute une politique d'hygiène publique s'est alors mise en place au 19e siècle.

Les effets de la ville sur la natalité, la mortalité, la santé de la population ont été analysés. De ces analyses statistiques, les pouvoirs dérivent des décisions politiques : par exemple, interdiction du chauffage au charbon à Londres après le grand smog de 1952, etc.

Avec l'industrialisation, la vieillesse, les accidents de travail et les infirmités de guerre posent le problème de l'individu qui tombe hors du champ de capacité au travail. Des mécanismes d'assurance et d'épargne visent à résoudre ce problème. Sont créées des caisses d'épargne et d'assurance collectives, des institutions médicales, des caisses de secours, des assurances-santé.

Dans cette version politique, étatique, le biopouvoir prend en charge la vie, non plus des âmes, mais des hommes biologiques, avec d'un côté le corps (pour le discipliner) et d'un autre côté la population (pour la contrôler et la protéger). On régule l'individu et la population. On édicte des normes. Et toutes les dimensions de la vie sociale se trouvent peu à peu normalisées.

 

Comment réguler individus et populations ? Le panoptique.

Le panoptique est un type d'architecture carcérale imaginée par le philosophe utilitariste Jeremy Bentham et son frère, Samuel Bentham, à la fin du XVIIIe siècle. L'objectif de la structure panoptique est de permettre à un gardien, logé dans une tour centrale, d'observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s'ils sont observés. Ce dispositif devait ainsi donner aux détenus le sentiment d'être surveillés constamment et ce, sans le savoir véritablement, c'est-à-dire à tout moment.

Michel Foucault, dans Surveiller et punir (1975), en fait le modèle abstrait d'une société disciplinaire, axée sur le contrôle social. Il y voit une technique moderne d'observation transcendant l'école, l'usine, l'hôpital et la caserne. Le panoptique est un « diagramme » de la « société disciplinaire ». Foucault définit le diagramme en tant que « fonctionnement abstrait de tout obstacle ou frottement... et qu'on doit détacher de tout usage spécifique », ce qui lui permet de parler d'un panoptisme.

Foucault voit dans le Panoptisme, aussi bien un agencement optique ou lumineux qui caractérise la prison, mais aussi une machine abstraite qui non seulement s'applique à une matière visible en général (atelier, caserne, école, hôpital autant que la prison), mais aussi traverse en général toutes les fonctions énonçables. La formule abstraite du Panoptisme n'est plus « voir sans être vu », mais « imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque »

 

Vous l'avez sans doute compris : pour être efficace, pour être même pensable, le biopouvoir a besoin d'un panoptisme. En d'autres termes, les lieux de contrôle et de coercition ne peuvent plus être seulement les lieux disciplinaires clos habituels : l'école, la caserne, l'usine, la prison, l'hôpital. Le contrôle pour être global et continu doit prendre de nouvelles formes. Il s'agit, écrit Foucault dans Surveiller et punir, de « désenfermer les disciplines et les faire fonctionner de façon diffuse, multiple, polyvalente dans le corps social tout entier »

 

Les sociétés de contrôle.

Dans les années 1986-1990, Gilles Deleuze et Antonio Negri vont reprendre et approfondir ces idées de Foucault pour définir les sociétés de contrôle.

Dès ces années 80, Deleuze diagnostique la crise généralisée de tous les milieux d'enfermement, prison, hôpital, usine, école, famille : on réforme l'école, les prisons, l'hôpital, les usines deviennent des sites de production insérées dans des entreprises dont la production industrielle devient progressivement une activité parmi d'autres, voire secondaire ou absente (fabless ventures). La famille éclate, se recompose, se renouvelle, l'enfant passe de plus en plus de temps hors du milieu familial. Les ministres compétents ne cessent d'annoncer des réformes supposées nécessaires concernant l'école, l'hopital, les prisons, les conditions du travail (horaires, aménagement des lieux, etc.) Cette répétition des annonces de réforme démontre bien que la crise n'est pas circonstancielle.

Dans tous les cas, l'enfermement est remplacé (tout ou partiellement) par des mécanismes de contrôle diffus, continus, polyvalents qu'annonçaient Foucault.

Par exemple :

En résumé, on voit que dans les sociétés de contrôle1, le contrôle du corps social devient continu, diffus, multiforme, et tend à porter sur tous les aspects de la vie sociale.

Les technologies de l'information sont à l'évidence les instruments privilégiés de ces sociétés.

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Conclusion

Essayons de rapprocher les grandes leçons de nos philosophes :

 

Ces trois grandes leçons dressent ensemble un tableau de la société qui colle parfaitement avec ce que nous vivons, et qui est tout particulièrement évident depuis 2020.

 

Quelles perspectives ?

sont les « grains de sable » qui minent le système.

Pour l'instant, la réponse est l'idéologie techniciste (transhumanisme) qui dans sa forme la plus élaborée a tous les attributs d'une religion ou à tout le moins d'une philosophie religieuse.

Pour échapper à ce nouvel idéalisme naïf, peut-être faut-il lire ou relire Theillard de Chardin ?

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1Le pluriel est utile pour souligner que l'analyse « colle » aussi bien avec les USA, l'Europe, la Chine, la Russie ou la Turquie.


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