Penser le « wokisme » (2) : Le postmodernisme dans l’Histoire – De 2001 à nos jours : Sommeil et réveil du « wokisme »

par Nick Corey
samedi 29 octobre 2022

Nous terminons le cycle sur le postmodernisme dans l'Histoire. Les deux dernières décennies racontent le retour des discours réactionnaires, la relance de la contestation étudiante, son basculement dans la pensée postmoderne, et le développement plus général de cette pensée dans la société.

Le vingtième-et-unième siècle, et le troisième millénaire ont commencé le onze septembre 2001 à huit heures quatorze, heure de New-York. L’attentat aux avions sur le WTC et le Pentagone a marqué le début d’une nouvelle phase politique internationale, un tournant offensif conservateur général, et notamment sur les mœurs. La gauche, ramollie depuis les années quatre-vingt, n’a rien vu venir, et s’est laissée déborder dans les années suivantes, avant de réagir finalement. C’est dans cette réaction, nous allons le voir, que la gauche bourgeoise intellectuelle et politique adopte alors la pensée postmoderne.

NB : Pour le premier et le troisième paragraphe, j’invoque, plus encore que de coutume, mon expérience personnelle, méthode pourtant considérée comme peu scientifique. Malheureusement, ce que je veux mettre en lumière, c’est-à-dire le basculement progressif des milieux contestataires dans la pensée postmoderne, n’a jamais été étudié par un chercheur certifié, et ne le sera certainement jamais. Je livre donc un témoignage, un peu à la manière d’une profession de foi, en tentant d’être le plus sincère. Dit autrement, je prends pour moi cette phrase de Coluche sur 68 : « Je vous dis ça, j’ai l’air de vous donner les nouvelles du front, mais… J’habitais le quartier, j’ai pas pu sortir. »

 

Années 2000 – Offensive de droite, réaction de gauche

Au cours de la première décennie du millénaire, le postmodernisme a stagné, voire régressé dans les milieux universitaires, tandis qu’il a connu sa première percée dans le milieu immigré.

J’ai fait mes années de philo exactement à cette période1, à Paris I, en partie au Centre Pierre Mendès-France, plus connu sous le nom de Tolbiac, qui faisait grève et bloquait les cours à la moindre occasion, et je peux témoigner que l’on ne parlait pas beaucoup de Foucault, ni des Studies. Et que, pour tout dire, il n’y avait pas vraiment de foisonnement intellectuel. On m’avait décrit 68 et 86 comme des périodes d’échanges intenses de livres et de discours, et j’ai été très déçu de ne voir que des échanges de discours peu fournis intellectuellement, et excessivement méfiants à l’égard de tout auteur. L’ambiance était cool, et les pratiques étaient parfois intéressantes, mais j’ai vite compris que ma génération n’était pas révolutionnaire. Elle était totalement nihiliste.

En 2005, Elsa Dorlin, une des actrices majeures de la diffusion des Gender Studies en France, a ouvert un cours sur le genre, mais elle est partie à Saint-Denis quelques années plus tard. Bien sûr, les facs de Saint-Denis et de Nanterre, comme l’EHESS, avaient davantage de cours sur les auteurs post-modernes, mais ils n’ont pris part à aucun mouvement social avant celui du CPE, et les étudiants n’étaient pas du tout dans le folklore.

Cependant, c’est en janvier 2005, au dehors du milieu universitaire, que l’Appel des Indigènes de la République est lancé. Si l’on peut dire que la première association woke est la Tribu Ka, fondée un mois auparavant par le polémiste franco-béninois Kémi Seba, c’est véritablement la création du mouvement indigéniste (M.I.R.) qui marque la naissance du « wokisme » français. Le texte manifeste invite à une Marche en souvenir du soulèvement de Sétif en 45. Tout le monde y voit un écho à la Marche de 1983, et il est impensable que les instigateurs n’y aient pas pensé. Simplement, la rhétorique n’est plus celle moderne, de l’égalité, mais celle postmoderne de « l’anticolonialisme postcolonial » : le mouvement s’inscrit clairement dans la pensée critique des Lumières.

Aux États-Unis, la décennie marque une avancée stratégique importante du postmodernisme à l’Université. Citant mon expérience personnelle une fois de plus, je me souviens que, en raison de mon sujet de Mémoire, le jeu, considéré comme postmoderne, il m’a très souvent été conseillé de « regarder ce qu’il se faisait » aux États-Unis sur le propos. J’ai connu plusieurs professeurs, frustrés de ne pouvoir traiter des sujets un peu décalés en France, partir dans des Universités américaines qui, au contraire, leur confiaient des crédits pour mener leurs recherches. Et déjà, de nombreux échos très négatifs sur la rigueur des recherches en Sciences Humaines revenaient. J’ai notamment connu un détenteur de DEUG (Bac+2) qui est parvenu à obtenir l’équivalent d’un Bac + 4 américain pour étudier les Sciences Humaines dans une Université. J’ai vu des chargés de TD d’origine américaine surpris de devoir préparer leurs cours tant les élèves attendaient des connaissances plus que des débats avec le prof.

La relancée d’une contestation de gauche aux couleurs du postmodernisme est la conséquence de deux causes directes majeures : le retour des discours réactionnaires, et le développement du réseau internet. Parlons d’abord de la première. En France, la création du M.I.R. répond au lugubre article 4 de la loi mémorielle du 23 février 20052 qui voulait reconnaître le rôle positif de la colonisation française, et, de façon plus lointaine, à l’interdiction du voile dans les établissements scolaires, votée un an auparavant. Et le débat ne va faire qu’amplifier dans les années suivantes, notamment au vu de l’ambiance nerveuse instaurée par le petit Hongrois. Globalement, la montée progressive puis l’avènement de Sarkozy ont été le ferment du « wokisme » français. De même, son avancée dans les Universités américaines des années 2000 apparaît comme une résistance à la présidence de Bush, qui a fait revenir, aux USA, les discours réactionnaires d’antan. Le lien causal paraît évident quand on garde à l’esprit le contexte dans lequel le postmodernisme a fait ses premiers pas : une croissance générale dans une société encore régulée par des mœurs chrétiennes. Dans les années 2000, le développement de l’informatique annonce une nouvelle ère de progression technologique, mais Bush lance la grande bataille contre l’avortement (qui se concrétise aujourd’hui aux USA), contre les arabes, contre l’Axe du Mal, et Sarkozy veut karcheriser les banlieues où « la plupart des délinquants sont des arabes ». En revenant à des discours et des raisonnements antérieurs aux années 70, il est tout à fait logique que les critiques émises sur ces discours se réactivent presque immédiatement.

C’est le mouvement du CPE de 2005 qui relance en France la dynamique contestataire étudiante qui n'avait pratiquement pas repris depuis 86 (95 n'a été qu'un peu étudiant). Dans les années qui suivent, d’autres mouvements ont lieu (affaire Zyed et Bouna, réformes des universités, retraites, etc.), mais sont freinés par un jeu de répression subtile : les émeutes de Clichy seront condamnées par les médias, Tolbiac sera nettoyée (expulsion de la CNT, procès d’étudiants et de professeurs, terrasse fermée), le Comité Invisible pris dans des affaires judiciaires et carcérales sordides, les anarchistes de Rennes vont subir expulsions et procès… Malgré cela, la violence de Sarkozy a su maintenir et même augmenter considérablement la colère sociale des jeunes.

Au tournant des années 2010, je me souviens d’avoir été surpris par le discours des jeunes de gauche nés en 1989, ou 1990, que je trouvais hautement plus désireux d’une révolution que les gens de mon âge, nés cinq ans avant, ou un peu plus. Leurs années de lycée avaient été en fait perturbées par le CPE, et l’élection de Sarkozy, là où les nôtres n’avaient été que de simples années Jospin3. Si on étend maintenant ce raisonnement sur la suite des générations, on peut comprendre pourquoi, après les trahisons inouïes de Flamby et les impudiques saillies du président MacKinsey, les jeunes sont de plus en plus furibards.

 

Internet et la gauche

À propos du développement d’internet, la vraie question est de déterminer s’il y a dans la nature même d’internet, une accointance particulière, une adéquation naturelle avec la pensée post-moderne. Si la simple structure de réseau d’information favorise la diffusion et le développement de toutes les formes de pensées, il faut se demander si la pensée post-moderne n’était pas, plus que d’autres, « faite pour internet ».

Dans ce registre, il existe de nombreuses études qui démontrent que les contenus réactionnaires sont favorisés par la nature d’internet. Sans produire de grandes recherches complexes, on le comprend aisément. La phrase provocatrice, un peu bourrine, qu’elle soit sincère ou qu’elle émane d’un simple troll, attire l’œil de tous : tant de ceux qui sont d’accord, que de ceux qui, en désaccord, repèrent l’ennemi, mais aussi de ceux qui, indifférents à la portée socio-politique de la phrase, y voient le burlesque, trouvent ça drôle. Celui qui crie se fait entendre, aurait dit La Palice… Dès lors, si tout le monde est attiré, le publicitaire sait qu’il gagne à y rattacher ses produits et le vendeur d’espace publicitaire sait qu’il a intérêt à mettre en valeur ce contenu… Dans les faits, la première échappée politique sur internet sera menée par la pensée réactionnaire. Aux États-Unis, l’histoire du site 4Chan et de ses antécédents est très symbolique de cette tendance précoce4.

En revanche, on dit souvent que, au début du développement internet, la gauche autonome a pris beaucoup de retard, par rapport à la percée des réactionnaires. La remarque est juste si l’on s’en tient au réseau médiatisé, ce que l’on pourrait appeler le réseau Mainstream. Mais, ayant été étudiant à cette époque, je peux témoigner qu’il existait déjà un réseau important d’extrême gauche. Les sites Indymédia, que tout le monde cite aujourd’hui comme paradigmes du mauvais exemple, étaient, à leurs débuts, des relais puissants d’extrême gauche, sans lesquels le mouvement de résistance contre le CPE n’aurait probablement pas pu se former.

Il faut dire que, historiquement, l’extrême gauche a suivi de près les avant-gardes de l’informatique, et créé des réseaux de communication et d’information très tôt, bien avant que les réactionnaires ne s’intéressent aux écrans. Et il y a, dans les structures des sites internet les plus utilisés, des interfaces, des fonctionnalités dont on peut dire qu’elles ont été influencées par la pensée de gauche de la deuxième moitié du vingtième siècle. La présence quasi-systématique d’espaces dédiés aux « commentaires » est issu d’un désir, un peu naïf, de démocratie et de progressisme. Les traditionnels forums proviennent de ce même esprit. Aussi, les pionniers d’internet se voulaient les bâtisseurs d’une culture alternative, un peu pop, un peu contre-culture. Ils étaient dans l’esprit de la postmodernité.

Surtout, le modèle sociétal virtuel d’internet, c’est-à-dire l’interactivité générale, le fait que chacun puisse avoir une visibilité sur le réseau, est tout à fait postmoderne. Malgré l’idée d’une toile, que l’on pourrait qualifier d’universelle, le Web est surtout une agglomération de réseaux plus ou moins interpénétrés qui subsistent, vivent et se développent grâce aux systèmes de niches. Ce qui fait Internet, c’est que l’on peut tout y trouver. Construit par les usagers, il est à ce point constitué de divers et de multiple que les discours officiels et scientifiques y sont traités à égalité avec les pires insanités, et qu’ils deviennent, en quelque sorte, des discours alternatifs comme les autres. En quelque sorte, nous pouvons dire qu’Internet est multiculturel par nature.

Enfin, nous devons parler de la question de la gratuité. Si la « bataille pour les petits prix » apparaît aujourd’hui un combat très libéral, puisqu’elle est insérée dans un discours anti-inflationniste, il ne faut pas oublier qu’elle est à l’origine une lutte de gauche qui vise à dénoncer les marges que se dégagent les capitalistes sans rien faire. L’idée d’un internet gratuit, de délivrer comme de consulter des contenus gratuits, est plutôt de gauche. Mais la tradition n’a pu se propager et se maintenir qu’avec le développement d’une publicité de plus en plus perfide. L’hégémonie actuelle du numérique et d’internet n’aurait probablement jamais pu se faire si cette gratuité n’avait pas été assurée par des services publicitaires. Or, nous l’avons dit dans l’article précédent, le milieu de la publicité, qui fait partie du milieu culturel, est politiquement hybride : il est très imprégné d’une culture de gauche, mais demeure dans une impitoyable réalité capitaliste. La numérisation du monde est en quelque sorte corrélative de la mue de la gauche vers son état bobo, et l’a aidée à se faire. Elle a certes mis en place une concurrence féroce avec le téléchargement, illégal ou non, et l’auto production, et donc appauvrit les conditions de vie des artistes, mais elle a aussi fait grandir en conséquence la pensée libérale dans le milieu. En 2007, le nombre de vedettes ayant déclaré voter Sarkozy était ahurissant.

En définitive, les pionniers d’internet étaient des gens cools qui ne crachaient pas sur l’argent. De fait, la gauche a influencé les traditions du réseau. Si l’on ne peut pas dire que la structure d’internet a été conçue pour favoriser la pensée postmoderne, les ingénieurs avaient en tête des objectifs forts de développement culturel, de pluralisme et d’interactivité. Les systèmes et les interfaces qu’ils ont mis au point et qui ont déterminés ceux qui ont suivi, étaient donc en phase avec l’esprit postmoderne, et assez logiquement, Internet a favorisé son développement. Aujourd’hui, les ingénieurs de la Silicon Valley sont de gauche socialement, mais économiquement libéraux, globalement libertariens, et donc caricaturalement postmodernes.

 

Années 2010 – Réveil du « wokisme »

En un sens, le foisonnement intellectuel dont j’ai pu déplorer l’absence au cours de mes années d’études et de mouvements étudiants s’est véritablement enclenché dans le tourbillon d’internet à partir des années 2010. En 2011, aux États-Unis, des hordes de jeunes viennent occuper Wall Street. Le mouvement fait écho à celui des Indignés en Espagne, et va se répercuter dans un certain nombre de pays occidentaux. En France, en 2012, l’élection de Hollande est suivie, quelques mois plus tard, par l’opération César, qui vise à expulser les occupants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Mais la résistance est solide, et provoque une vague d’intérêt dans le pays, un peu à la manière de la lutte des ouvriers des usines Lip dans les années soixante-dix. Les jeunes de gauche, en particulier, y voient à la fois un lieu de pèlerinage, un camp de vacances, et une université d’été. Le milieu de la bohème, pratiquement confondu avec le Lumpen Prolétariat (qui reste enfant de la bourgeoisie), devient alors post-moderniste. Vivant en son cœur à cette période, je peux témoigner que le basculement du milieu le plus radical s’est fait entre 2010 et 2012. Mais ce n’était alors pas encore hégémonique dans la contestation étudiante.

En 2013, l’expulsion de la jeune Leonarda met les lycéens dans la rue. En 2016, les manifestations contre la loi travail sont encore un mouvement dont le cœur est lycéen. Les Nuits Debouts, qui ont résultées de ces manifestations, ont été un évènement tout à fait exemplaire de l’éducation à la pensée post-moderne, et de sa diffusion. La crainte de voir émerger des leaders, ou même des représentants, comme celle de se voir récupérées par un mouvement politique officiel, ont été typiques d’un rejet de la logique moderne classique. La prise en compte, au sein des débats, de toutes les questions de discriminations a amené très vite les participants à adopter des usages post-modernes. Beaucoup de jeunes ont commencé le mouvement en étant peu éduqués aux questions politiques et ont appris beaucoup au cours de ces Nuits Debout, souvent changé d’avis sur de nombreux points. La plupart des observateurs ont insisté sur le fait que ces manifestations n’avaient abouti à rien, mais d’autres ont bien souligné l’éducation politique assez massive qui s’était faite alors. Il faudrait faire une étude à la fois qualitative et quantitative complexe et longue sur les podcasts YT, les twitts, les blogs, les messages FB de ces années là : je suis quasiment certain que l’on pourrait alors en déduire que les Nuits Debouts ont été l’événement qui a postmodernisé la contestation étudiante5.

En 2017, un cartoon est élu leader du monde libre. Il tient les discours les plus stupidement réactionnaires sur les immigrés, les femmes, les feignants, et il défend la puissance de Wall Street, mais dès le début de son mandat, l’augmentation des droits de douane permet une (petite) reprise de l’emploi dans les régions les plus appauvries par le néolibéralisme. La gauche intellectuelle américaine, qui entre dans une résistance active, va concentrer ses critiques sur les caractères racistes, sexistes, et immoraux du personnage, mais ne trouvera que peu à dire en matière économique. De fait, depuis l’ère Bush, elle est déjà postmoderne. Et déjà très boboïsée, elle dirige la plupart des institutions culturelles du pays. Sa résistance active est alors, en toute logique, une offensive culturelle postmoderne. Au cours du mandat de Trump, les fictions où les minorités ethniques ou sexuelles sont à l’honneur se multiplient. En même temps que les réactionnaires voient leurs rangs augmenter drastiquement et se radicaliser, une vague postmoderne saisit la culture anglo-saxonne.

La même année, une autre sorte de dessin animé, plus français6, prend la tête de l’Élysée. Au cours de son ascension, Macron a su courtiser habilement une partie de l’électorat postmoderne, notamment en parlant de la colonisation algérienne comme d’un crime contre l’Humanité. Aussi, les rumeurs sur son homosexualité, contrebalancées par une surexposition de son couple avec une femme un peu masculine qui pourrait être sa mère l’ont fait apparaître progressiste en matière de genre et de sexualité. Enfin, la nomination de Marlène Schiappa, dont les discours sont (très maladroitement il est vrai) inspirés par le féminisme postmoderne, a permis de créer une sorte de confusion idéologique et institutionnelle au sein même du gouvernement.

Je crois que Macron a pensé que le postmodernisme n’était pas une menace, et qu’il pouvait prendre une partie de l’électorat de gauche en soutenant des thématiques sociales focalisées sur les mœurs, mais que le projet n’a pas fonctionné, car il nécessitait de faire un trop grand écart : la droite est encore globalement allergique aux discours postmodernes trop explicites. En outre, le postmodernisme a explosé durant son mandat, et lui-même y a réagi de façon parfois virulente. Mais il y a participé aussi, en jouant avec ses thématiques : contre-culture, vocabulaire du renouveau et de la diversité, interventions internet, relations avec des youtubeurs, etc.

Surtout, la gauche intellectuelle bourgeoise et politique a clairement adopté le « wokisme » au cours de ce premier mandat. Quand le mouvement MeToo se déclenche, Mediapart crée une cellule spéciale consacrée aux violences faites aux femmes dont l’axe idéologique est complètement postmoderne. Mediapart sera à l’avant garde de toutes les affaires de ce type, ainsi que sur nombre des histoires de violences policières. Le Youtubeur Usul qui, lorsqu’il était indépendant, était encore très influencé par son trotskisme de jeunesse, adopte toute la rhétorique et les principes postmodernes en rejoignant Médiapart. Le site Arrêt sur Images (ASI), dont le créateur Daniel Schneidermann est pourtant connu pour sa dispute avec Bourdieu, augmente le nombre de ses émissions consacrées aux violences sexistes, au racisme, puis crée une émission sur la presse indépendante et une autre appelée explicitement Post-Pop7. Un autre site, épigone d’ASI, nommé Hors-Série, multiplie également les entretiens avec les auteurs postmodernes8. En quelques années, l’idéologie devient hégémonique à gauche, il faut le dire, jusqu’à l’écœurement.

 

La France et l’Amérique

À tous les niveaux, la France imite les États-Unis. Les réactionnaires français s’inspirent de l’Alt-Right américaine, et les « wokistes » des Studies postmodernes. Le débat sur les origines du postmodernisme, que nous avons qualifié de dégénéré, reflète en réalité le problème actuel de l’influence américaine. Et, au contraire de ce que la doxa médiatique présente, cette imitation est à l’initiative de l’extrême droite et non des « wokistes ». C’est Sarkozy, « zi américain » qui s’est inspiré, le premier, de la verve réactionnaire de l’Alt-Right américaine à l’heure où le postmodernisme déclinait en France. En 2017, c’est toute la droite réac française de Manuel Valls à Zemmour, en passant par Seguela et Pascal Praud, qui a voulu singer l’outrance de Trump, avant même que MeeToo n’apparaisse et que Black Lives Matter n’arrive au pays.

Mais la France n’est pas l’Amérique. Le fantasme d’une société multiculturelle qui fait cauchemarder les réactionnaires n’a pas vraiment de sens dans notre pays qui a une histoire millénaire, et où l’immigration reste faible (comparativement aux USA) et s’assimile en trois générations maximum. De même, les « wokistes » militants confondent facilement l’Histoire américaine, qui s’est construite dans l’esclavage et a connu la ségrégation institutionnelle jusque dans les années 60, et une Histoire française qui s’est faite davantage dans le pillage, et dont les institutions garantissaient en hypothèse une certaine forme d’égalité. Sans dire que la société française est mieux ou moins pire, elle est simplement différente, et ces différences sont importantes pour les sujets que traitent « wokistes » et réactionnaires.

Aussi, des différences fondamentales entre les pensées économiques des deux pays subsistent. La gauche française repose, depuis le début du vingtième siècle, sur un fondement marxiste encore irréductible, alors que le marxisme américain est toujours resté marginal. Si elle est aujourd’hui pratiquement incapable d’avoir une analyse lucide des classes sociales contemporaines, la gauche radicale française reste très attachée à l’idée symbolique de luttes de classes. Alors que la gauche américaine persiste à croire que le capitalisme libéral reste le moins pire des systèmes, et qu’il est possible de le moraliser, le cortège de tête français en manif’ affiche et scande fièrement son anticapitalisme comme jamais auparavant. Malgré toute l’imitation économique des États-Unis par la France et l’Europe pour imposer une culture libérale définitive à leurs peuples, cette idée est restée, tenace, accrochée au militantisme français de gauche comme une tache d’huile sur un vêtement blanc.

Simplement, ce marxisme subsiste aujourd’hui surtout par le fétichisme qu’il dégage. Il provoque encore des réflexes salutaires, comme par exemple dans la résistance à l’ubérisation, mais, globalement, il agit surtout comme un leurre. En France, les « wokistes » donnent vraiment l’impression de ne pas avoir abandonné la question économique à cause de leur aisance à invoquer la lutte des classes et à citer quelques idées de Marx. Mais ils se dévoilent lorsqu’on les interroge sur les questions plus générales de production (globalement : comment organiser la production ?), puisqu’elles ne sont pratiquement pas traitées par les penseurs postmodernes : la doxa du milieu tend à penser qu’organiser la production, c’est déjà diriger, et que ces questions sont donc déjà autoritaires. Aussi, la gauche n’a pratiquement pas bougé devant la destruction méthodique et générale des services publics qui a eu lieu les vingt dernières années. Alors que les fermetures, par centaines, des relais étatiques en tous genres (hôpitaux, postes, tribunaux, commissariats, casernes, transports publics) donnaient l’occasion de se mobiliser, et, à long terme, d’organiser une vraie résistance, voire une contre-offensive, les gauchistes professionnels se sont contentés d’écrire quelques bouquins indignés, avant de retourner se consacrer à la critique de la cérémonie des Césars.

À force de vouloir dépouiller Marx de ses tendances autoritaires, on a finalement dévitalisé sa pensée jusqu’aux simples questions qu’il posait. Il n’est pas anodin qu’il suscite un intérêt Outre-Atlantique depuis une dizaine d’années – loin de pouvoir qualifier cela de marxisme. Sur bien des points, les analyses marxistes peuvent compléter une pensée libérale de gauche, et la Guerre Froide étant terminée, il n’y a plus à craindre de se voir soupçonné de connivence avec la Russie pour l’avoir simplement cité. Pour autant, il reste encore inconcevable, bien sûr, de voir un mouvement américain militant en faveur d’une plus grande collectivisation des moyens de production9.

D’une certaine façon, cet intérêt américain pour Marx se conjugue avec la dévitalisation française de la pensée marxiste pour donner une forme d’harmonisation idéologique entre les gauches bourgeoises intellectuelles et politiques des deux pays. À la longue, il semble que, pour cette classe sociale précisément, il y ait une homogénéité forte qui se crée. L’Internationale Bobo semble pratiquement inévitable. Les moyens modernes de transport et de communication, dont les bobos sont friands, ont rapprochés les deux pays comme jamais, et la pensée postmoderne s’est constituée comme référent idéologique.

Alors que, parallèlement, le rapprochement reste très limité à l’extrême droite. Il est possible que, à la longue, il y ait une alliance entre les droites bourgeoises réactionnaires de France, d’Europe et d’Amérique du Nord, mais, par nature, les mouvements nationalistes peinent à s’allier à l’international. Aussi, dans la mesure où les classes populaires n’ont pas les moyens de financer des rencontres réelles (IRL comme on dit), ceux qui, devenus réacs avec le temps, s’inspirent des autres pays pour faire leurs propres diatribes, n’envisagent même pas de rapprochement. La proximité ne s’exprime pas du tout dans les mêmes proportions que chez les bourgeois.

 

Le déclin de l’Occident

On connaît la situation économique des vingt dernières années. La victoire américaine sur la Guerre Froide a vu s’étendre la globalisation et la financiarisation de l’économie à son point ultime. Les délocalisations, commencées dans les décennies précédentes, ont achevé de désindustrialiser les États-Unis, et, dans le contexte de la construction libérale européenne, tous les membres de l’Union, même si l’Allemagne a conservé une part de son industrie. Avec cette concurrence économique de pays complètement inégaux, les pays riches ont exporté leurs industries dans les pays pauvres pour faire baisser les coûts de production. Le projet de Ricardo, d’interdépendance économique des pays, poussé à son comble, a fini par aboutir sur une répartition mondiale des activités selon laquelle les pays pauvres produisent pour les pays riches, qui ont encore des pauvres. Cela donne une configuration étrange où, en quelque sorte, la lutte des classes s’opère à l’échelle des pays, entre possédants et producteurs. Pour autant, chaque pays garde ses tyrans, et si la misère est moins pénible dans les pays riches (où il ne fait pas toujours soleil), elle demeure partout.

 

Crise des subprimes, déni idéologique

La crise des subprimes, en 2008, a marqué le pic final de l’envolée néolibérale. On connaît les causes techniques de cet effondrement financier : pendant des années, des crédits immobiliers à taux élevés ont été distribués à une foule de gens qui n’en avaient pas les moyens, et lorsque l’information, authentique donc, que la majorité de ces crédits n’étaient pas fiables a fini par prendre de l’ampleur, les actionnaires ont tous voulu retirer leurs parts en même temps, chose impossible puisque, justement, les crédits étaient pourris. L’économie financière étant un réseau interconnecté, et l’immobilier constituant une part très importante de la masse totale, le problème s’est répercuté partout, puisque, dans la crainte des mauvais jours, tout le monde se retire des marchés. On traite généralement moins du type de raisonnement, devenu consensuel, qui a permis d’en arriver à ce chaos.

Comprenons. La pensée néolibérale fait de l’autorégulation du marché un principe essentiel10. Dans ce cadre, ceux qui ont pris conscience de l’instabilité radicale de ces crédits immobiliers et qui ont laissé faire se sont fondés sur l’idée que le déséquilibre serait, en définitive, résorbé par d’autres phénomènes du marché, que la vente de ces crédits avait tellement bien fonctionné que le retour en arrière n’était plus possible, et que le marché finirait, en quelque sorte, par légitimer ces crédits. Le célèbre film The Big Short (2015) raconte l’histoire des traders qui ont parié sur cet effondrement. De fait, et le film le montre, pour parier, ils ont dû contracter avec des banques qui, pour leurs parts, ont donc fait le pari inverse. C’est là que toute la folie est révélée : les banquiers savaient très bien que des crédits impayables étaient distribués en masse, mais ils ont fermement cru que « ça glisserait ». Sans une croyance forte en la capacité du marché à légitimer ses produits frelatés, on ne voit pas comment les banquiers de Goldman Sachs aurait pu tenir un tel pari – et le perdre. L’idéologie libérale a en fait verrouillé le chemin du drame.

Le déni collectif est un phénomène courant, mais il est particulièrement conséquent et vicieux lorsque ce qui le produit est un principe essentiel de l’idéologie dominante. Le monde occidental ne s’est jamais remis de la crise des subprimes, mais le discours officiel ne peut l’admettre sans remettre en cause ses propres fondements. Le système politique économique n’a donc pas changé en Occident, il est seulement devenu davantage autoritaire, et, dans le déni radical qui a perduré, un vrai déclin s’est enclenché.

Dans ce registre du déni collectif idéologique, on peut citer un exemple d’actualité particulièrement parlant avec les débats autour de la « loi pour le pouvoir d’achat », votée dans les dernières semaines de juillet. On le sait, l’hypothèse du ruissellement, proposée par Reagan et ses amis, a été officiellement considérée comme caduque par plusieurs instances économiques libérales. Plusieurs économistes ayant obtenu le prix « en faveur d’Alfred Nobel » ont plusieurs fois réfuté ce mythe11. Si, pour cette raison, les libéraux n’osent plus utiliser la sémantique du ruissellement, c’est pourtant toujours cette théorie, mais par des biais détournés, qui a constamment justifié que la loi n’impose pas d’augmentation des salaires : ce sont les patrons qui font l’économie et donc la consommation, etc12.

Après la présidence lamentable de Bush, celle de Barak Obama apparaît comme un trompe-l’œil grossier mais qui a très bien fonctionné. Ses quelques idées économiques intéressantes ont été écrabouillées par les banquiers dès les premiers jours de son premier mandat, mais la gauche n’a jamais trop manifesté contre lui : OWS était un mouvement anti-banquier qui restait finalement très indulgent envers le « leader du monde libre ». Obama a fait tampon, en quelque sorte. Aussi, sous sa présidence, les États industriels ont terminé de s’effondrer et de « rouiller », laissant aux classes ouvrières le sentiment que la gauche les avait définitivement abandonnés. La fracture dichotomique radicale américaine entre la gauche culturelle et la droite populaire et institutionnelle, dont on parle beaucoup aujourd’hui, et qui avait commencé sous la présidence Reagan, a pris sa tournure violente au cours du second mandat d’Obama, et s’est révélée avec l’élection de Trump en 2016.

Il s’avère que c’est à peu près au même moment que les hauts conseillers financiers des institutions ont commencé à admettre qu’il fallait peut-être freiner la désindustrialisation, notamment parce qu’elle avait trop profité à la Chine. Le discours économique de Trump était finalement dans le ton d’une réforme déjà commencée dans « l’État profond ». Certes, Trump est resté néolibéral, et la régulation par les droits de douanes n’a pu avoir que des effets très limités au vu du niveau de globalisation, et donc d’interdépendance dans laquelle le monde se trouve. Mais les États-Unis ont compris que leurs rivaux ont la main, et ils se préparent à la possibilité de sombres jours : replis stratégiques, décompte précis des alliés les plus sûrs, alliances militaires.

 

L’Europe libérale autoritaire et sa molle résistance

En Europe, l’adoption de la Constitution en 2008 malgré plusieurs rejets par référendum marque un tournant autoritaire symbolique. Après la crise des subprimes, la Grèce effondrée et les pays du Sud affaiblis ne peuvent trouver de solutions que dans une Europe à la monnaie et aux règles budgétaires rigides. Ces pays sont confiés à des banquiers impitoyables et littéralement méchants. Pris dans le tourbillon du déni collectif idéologique, leur violence libérale augmente. Or, les résistances, les contestations manquent cruellement de stratégie et d’efficacité. Sans revenir sur le sujet, que nous avons traité plus haut, répétons simplement que la grande majorité de la littérature contestataire actuelle ne parle que trop peu d’économie, et qu’elle n’est donc pas du tout en phase avec le déclin économique grave que l’Occident subit. Les mouvements contestataires s’élargissent, foisonnent, communiquent à l’échelle internationale, mais ne produisent aucune théorie politique et économique qui puisse être reprise massivement et donc efficacement. À l’heure où l’Occident commence à crever la dalle, et où les travailleurs de l’énergie tentent de bloquer le pays pour forcer le pouvoir à réagir, les jeunes consacrent leur énergie de rébellion pour jeter de la tomate (d’une marque abjecte, soit dit en passant) sur des tableaux de maître.

Les principales avancées sociales ont en fait été dans le domaine des mœurs : mariage homosexuel, reconnaissance des intersexes, droits à l’enfant pour les couples non hétéronormés, mais aussi reconnaissances mémorielles des abominations commises par l’Occident dans l’Histoire, etc. Du point de vue économique, les résistances se sont globalement toutes soldées par des échecs : lois retraites, lois chômage lois travail, lois Macron etc. En Grèce, Tsipras a été maté. En Espagne, Podemos a fini par être atomisé.

 

Aujourd’hui

La pandémie de Covid, puis la guerre en Ukraine semblent marquer une nouvelle étape d’intensification tant du déclin que de l’autorité. La faiblesse de l’Occident est devenue évidente aux yeux du monde. Les États-Unis multiplient les fiascos : gestion comique de la pandémie, retrait d’Afghanistan en débâcle, pris pour des enfants criant au loup lors de la montée des tensions entre Ukraine et Russie… Si Trump est tout à fait fou, il semble que Biden n’ait pas non plus toute sa tête13. Plus de la moitié de la population est dépendante de médicaments. Leur armée est toujours « la plus forte du monde », mais leur société se fracture et se délite.

L’Europe n’est pas en reste. La France et l’Angleterre tout particulièrement ont suinté de ridicule dans leur gestion de la pandémie. Si partout, de beaux discours solennels ont été prononcés sur la nécessité de réindustrialiser l’Europe, aucune mesure aux agendas de l’Union et des nations ne vont en ce sens. L’Europe reste fascinée par l’Amérique comme un parent isolé soumis par son enfant tyrannique. La France a pu mimer l’autorité en rappelant ses ambassadeurs lorsque les États-Unis leur ont soufflé la main sur les approvisionnements de sous-marins à destination de l’Australie, mais elle a surtout révélé que ses décideurs n’avaient pas conscience des enjeux stratégiques mondiaux.

Aussi, les élections françaises ont montré à quel point nous nous trouvons dans une société très comparable à celle du début du vingtième siècle, à l’époque où le libéralisme d’origine, pré-keynésien, était hégémonique (ce qui indique, une fois de plus, que le néo-libéralisme n’est que du libéralisme dépoussiéré). Comme jamais sous la Vème République, la carte du premier tour de la présidentielle a fait réapparaître la vieille carte Boulard, qui distingue les régions les plus catholiques de France, autour du vote Macron14, de l’ordre établi. Aussi, la division du front réactionnaire a étrangement rappelé les irréconciliables Maurras et De la Roque dans les années trente. Et puis, bien sûr, les législatives ont dégagé les trois même blocs qui occupaient l’Assemblée sous la Troisième République : socialiste, bourgeois et autoritaire. Plus globalement, les relations internationales sont particulièrement tendues, et ouvrent à nouveau la possibilité d’un conflit général, hypothèse pratiquement disparue depuis la Guerre Froide.

L’Histoire connaît des refrains, mais elle ne se répète pas. En 14, puis en 39, les guerres ont détourné des poussées sociales. Mais les luttes visaient alors principalement une amélioration des conditions de vie. Aujourd’hui, la colère sociale est divisée entre un pôle bourgeois, postmoderne, qui feint de s’intéresser à la question économique mais ne s’occupe que de mœurs, et un pôle populaire qui, sans référence idéologique et en grave déclin économique, est sensible à la pensée réactionnaire. Autrement dit, c’est la cata…

D’un point de vue international, « l’Orient » pourrait récupérer la main. Le projet à long terme de la Russie et de la Chine est de constituer un pôle économique eurasien, centré sur ce que l’on appelle les nouvelles routes la soie. Pour ces deux puissances, l’Europe a son rôle à jouer, mais elle doit être claire sur la configuration de son territoire : c’est une des finalités de l’attaque de l’Ukraine. En revanche, les États-Unis ne font pas partie de ce projet, puisque, à l’origine, le but est de fonder une alternative à leur hégémonie asphyxiante. Et, à l’évidence, si un marché eurasien coordonné se constituait, ils seraient rapidement balayés.

Tant que l’Europe restera fascinée par les États-Unis, le projet eurasien ne pourra se développer que lentement, dans le conflit, dans la guerre. Mais nombres d’acteurs européens ont déjà bien conscience qu’il serait, à long terme, plus avantageux de s’allier avec la Russie et la Chine. Simplement, cette alliance se ferait, comme toujours, entre les bourgeoisies, et si le peuple se réjouira de voir s’effondrer l’Empire américain, il devra aussi se préparer à une montée de l’autoritarisme, à la répression sanguinaire, à la note sociale, au fascisme postmoderne.

 

Conclusion

Reprenons notre fil historique général.

D’abord, la pensée post-moderne émerge dans un contexte de Guerre Froide, et de croissance générale inédite du monde occidental (et même au-delà). Cherchant une alternative aux pensées libérales et socialistes, dominantes, elle éloigne volontairement la question économique du cœur de sa réflexion politique pour s’intéresser aux cultures, aux genres, aux corps et aux signes. Dans les années soixante et soixante-dix, elle évolue en parallèle des Civil Rights Movement et de la contre-culture qui amènent un adoucissement progressif des mœurs.

Dans les années quatre-vingt, la révolution conservatrice ramène le libéralisme pur au pouvoir, mais sous un visage bien plus cool. Le compromis keynésien est sapé, la pensée socialiste s’écroule avec le bloc soviétique, et le projet d’un ordre libéral mondial est engagé. La pensée postmoderne se développe plus lentement, mais une nouvelle classe sociale émerge, caractérisée par son niveau éducatif, et son orientation plutôt de gauche. Sans trop en avoir conscience, elle s’accorde avec le projet libéral de tertiarisation de l’économie occidentale, et se rend dépendante du capitalisme financier.

À partir des années 2000, le pouvoir libéral renoue progressivement avec des pensées autoritaires. Avec un décalage, la contestation se relance. À partir des années 2010, surtout, l’état du réseau numérique internet permet de diffuser largement les problèmes et évènements politiques, de relier les contestataires du monde entier, et d’organiser, mieux que jamais, des actions résistantes. Mais les camps de résistances sont confus. Les classes les plus populaires ont tendance à soutenir des pensées autoritaires et réactionnaires, et à voir dans la présence des immigrés un facteur essentiel de l’appauvrissement général. La contestation la plus à gauche est, pour sa part, un peu plus bourgeoise, grâce à son capital culturel acquis en études supérieures, mais ses membres sont entrés dans un processus de déclin systémique. Son problème est d’être infiniment plus intéressée par les problèmes de racisme et de sexisme que par le déclin économique.

Nous revenons à notre point de départ, fermant la boucle historique à la période la plus actuelle et à sa problématique : comment concilier les prolos réacs et les bobos wokistes ? Mais en exposant les conditions historiques, nous avons montré les causalités qui dépassent les simples intentions humaines, et qui, en s’entrecroisant, donnent parfois rien de ce que l’on voulait au départ, et nous espérons avoir commencé à désamorcer le contenu émotionnel du conflit. Le postmodernisme est une phase philosophique de déconstruction qui a pu s’engager grâce au calme relatif de la période des Trente Glorieuses. Mais le capitalisme libéral est vicieux, et il a su s’adapter et profiter que la contestation lavait son linge sale en famille et se remettait en question pour frapper : défier certains, s’allier aux autres, diviser et régner.

Notre période n’est plus calme et il convient de sortir de cette phase de confusion pour se remettre en ordre de bataille – la récré est terminée. Que nous chutions avec l’Amérique, ou que nous nous allions avec l’Orient, le projet en marche reste un plus grand autoritarisme, un plus grand asservissement par les tâches ingrates, une plus grande humiliation générale. Et ce n’est pas en luttant contre l’immigration, contre les arabes, ou contre le racisme, contre le sexisme que l’on empêchera ça.

 

 

1 2001-2007

2 Alors en rédaction, puis votée, et finalement abrogée en 2006.

3 On n’a eu qu’un petit mouvement lycéen en 1998, qui a duré moins d’une semaine.

4 Ce n’est pas notre sujet ici, mais le déroulement de cette histoire donne de nombreuses clefs pour comprendre les rouages d’un basculement politique vers l’extrême droite : devenu geek par frustration originelle des parents pauvres, humour potache, mais aussi mépris des autres, et notamment des bourgeois de gauche, provocations, puis radicalisations, etc.

5 L’ironie de l’histoire est que François Ruffin, à l’origine de la première Nuit Debout, est pourtant une des rares figures de gauche radicale qui résiste au postmodernisme.

6 Je pense au roi de Paul Grimaud…

7 Que je recommande par ailleurs. Les tensions régulières entre Raffik, représentant de la culture populaire plutôt banlieue, et Delphine, intellectuelle féministe postmoderne, sont souvent malaisantes, mais, à long terme, tout à fait salutaires. Il faut saluer ce courage particulier d’oser se confronter, « remuer la merde » jusqu’à se faire du mal.

8 Je recommande ce site qui est une véritable bibliothèque du postmodernisme, très à la page. La complétude des entretiens permet de se faire des avis très nuancés.

9 La gauche française a beaucoup salué (autant pour moi) le fait que le candidat aux primaires démocrates des élections américaines, Bernie Sanders ait osé introduire le mot « socialisme » dans le débat américain, mais son bon score, notamment chez les classes moyennes de gauche, doit probablement davantage à ses caractères postmodernes, et sa défaite face à un pensionnaire d’Ehpad s’explique par le fait que ce dernier, ayant été le suppléant d’Obama pendant huit ans, avait davantage de crédits en la matière.

10 Les théoriciens néolibéraux n’ont d’ailleurs pas hésité à expliquer la crise des subprimes par un excès de régulation. Sur les têtes d’épingles des économistes libéraux, les anges dansent en farandole.

11 Joseph Stiglitz, Esther Dulfo.

12 Dans une perspective historique large, on peut penser la théorie du ruissellement comme la remplaçante de la loi de Say, réduite à néant elle-même par Keynes dans les années 30. Si elles ne traitent pas du même sujet (Say traite de la surproduction), leurs prescriptions sont identiques : donner aux patrons. On voit là comment tous les faux semblants scientifiques du libéralisme servent ses obsessions cliniques.

13 Je ne saurai dire si c’est Carter la cacahuète ou Reagan from Hollywood qui a lancé la mode, mais depuis, les présidents ont toujours relevé de personnages burlesques : Bush 1 le Ranger guerrier, Clinton le saxophoniste obsédé, Bush 2 l’alcoolique analphabète, Obama le hope-crooner, Trump le réactionnaire abruti, Biden le pensionnaire d’Ehpad.

14 Emmanuel Todd déduisait que les manifestations Charlie était un flash réactionnaire en partant de la corrélation entre la carte Boulard et celle des manifs. Le coefficient de corrélation entre la carte Boulard est celle du vote Macron au premier tour est, à l’œil nu, largement plus élevé. Je propose ici une analyse un peu plus détaillée du phénomène : https://www.docdroid.net/th2JJlV/1er-tour-pdf


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