Pétain est mort une deuxième fois... à Douaumont

par morice
mercredi 12 novembre 2008

... hier, avec la phrase prononcée par le président Sarkozy lors de sa visite à Douaumont. Une phrase que j’attendais personnellement depuis 36 ans. C’est simple : j’ai commencé à enseigner en collège 1972, et j’ai donc été confronté dès la première année à la difficulté d’expliquer la guerre de 1914-1918, dans son horreur, sa taille (c’est la première impliquant autant de pays à la fois) et pour montrer aussi son incroyable place et son importance dans l’évolution du monde contemporain. Résumons avec un exemple simple, celui de l’aviation : avant cette guerre, on vole péniblement de France en Angleterre, et le simple fait de rester en l’air une heure est considéré comme un exploit. L’avion de 1909 de Santos Dumont pèse aussi peu lourd que son pilote, lui-même de petite taille : 56 kg. C’est plus un ULM qu’un avion, certains disent un cerf-volant à moteur. Le premier record de vol en circuit fermé date du 13 janvier 1908, avant, réussir à faire voler un avion autrement qu’en ligne droite est considéré comme infaisable. En gauchissant les ailes à la Wright, cela semble encore difficile : avec les ailerons de l’appareil de Farman ça devient possible. Un an après, Blériot traverse la Manche et il faut attendre le 23 septembre 1913 pour que Roland Garros ne franchisse la Méditerranée. La guerre une fois terminée, une révolution vient bel et bien de s’imposer en à peine quatre années : on est passé aux avions munis de mitrailleuses meurtrières, qui effectuent des combats tournoyants dont l’un des as s’appelle René Fonck, et aux immenses bombardiers allemands Gotha qui emportent jusqu’à une centaine de kilos de bombes. On vole désormais de nuit, ou avec une aisance inimaginable cinq ans auparavant, et les meetings aériens attirent des foules immenses, où se mettent en évidence des casse-cou comme Michel Detroyat.

La Première Guerre mondiale est bien révolutionnaire, dans le sens où elle marque une rupture franche d’avec le XIXe siècle : fini les charges à cheval, on lancera désormais les tanks, fini aussi les amabilités chevaleresques dans les airs ou même au sol : l’invention de la mitrailleuse a mis fin à tout espoir de voir les guerres futures se transformer en autre chose qu’en une boucherie. Lors des premiers assauts de Verdun, les soldats français encore en parements rouges vont se faire hacher menu par cette toute nouvelle invention barbare : la mitrailleuse. L’enfer de Verdun, c’est aussi la généralisation de la pratique du tapis de bombes préalable à une attaque terrestre. A certains endroits, la terre sera retournée des dizaines de fois sous l’ampleur de ces bombardements. La guerre est devenue purement mécanique : les Allemands inaugurent le lance-flammes, on y répond par des attaques au gaz moutarde. L’horreur devient totale : en quatre années, des corps enterrés par ces bombardements resurgissent sous de nouveaux sous la forme déjà de squelettes, à l’arrière, les enfants découvrent les autres horreurs que sont les malheureuses "gueule cassées", ces hommes au visage emporté par un obus et devenus par la grâce d’une médecine triomphante les premiers cyborgs. Le seul mot qui convienne à cette guerre est bien le mot horreur. Des familles françaises sont décimées : en 1980, mon sous-directeur, invité dans mon cours, raconte aux élèves que, dans la famille de son propre père, où ils étaient pourtant sept garçons, tous seront mobilisés, mais un seul survivra au carnage : son père. Les six autres figurent sur le monument au mort de son village. Il en avait apporté la photo, ça marque les gamins, surtout lorsqu’on annonce l’âge du plus jeune : 17 ans. Et qu’on leur montre son visage poupin. "Un gamin est mort à la guerre, alors, M’sieur ?" On n’a jamais retrouvé le corps de ce gamin : sa tranchée bombardée à l’obus de marine en cordite de 400 mm et de 900 kg n’a jamais été retrouvée. Volatilisée, disparue, enterrée. Le gamin, avec ses 20 collègues, dont pas mal du même âge, en 1918. Il me fallait expliquer tout cela. Et en même temps dire que c’était intenable. Des gamins de moins de 20 ans se faisaient volatiliser, étêter vivants, en plein assaut, ou couper en deux par une rafale parce que, derrière eux, un capitaine avait ordonné d’aller à tout prix tenter de prendre d’assaut la tranchée d’en face, où même si l’on parvenait à arriver devant, on se faisait tirer comme un lapin, la vareuse prise dans les barbelés ennemis. Et encore, si l’on avait réussi à ne pas marcher sur les mines que l’adversaire avait disséminées devant ses lignes. Derrière encore, des généraux qui n’avaient rien compris au XXe siècle continuaient à déplacer sur une carte d’état-major des morceaux de carton avec le nom de l’unité. Les guerres napoléoniennes au temps des masques à gaz ! Tous les jours, leurs aides inscrivaient de nouveaux noms sur les cartons : les Nivelle, les Mangin, les Foch, car ce dernier aussi n’a pas lésiné sur le nombre... exigeaient toujours davantage de chair à canon chaque jour. Jusqu’au jour où de jeunes soldats exténués et pourtant plein de courage ont crié que ça suffisait, ce massacre, que ça ne servait à rien ce gâchis humain. Cela aussi j’ai dû l’expliquer. Comme j’ai dû expliquer le coup de la grenade. Lors des quatre Noël de la guerre des tranchées on a assisté à des gestes de fraternisation de part et d’autre. Des deux côtés, des soldats qui se tiraient dessus ont parfois partagé leur gamelle ce jour-là, ou échangé des sourires sinon même... des cadeaux. Le plus souvent des jouets confectionnés sur place, offert à l’enfant de celui qui avait fait comprendre qu’il en avait lui aussi. Quand l’état-major l’apprenait, il faisait envoyer un nouveau capitaine, plutôt jeune et surtout pas de la région des appelés, essentiellement chargé de lancer une grenade, comme ça, sur le camp adverse, à un moment où personne ne s’y attendait. Les combats reprenaient alors avec plus de rage, les deux partis criant à la trahison. Des "capitaines-grenades", il y en a eu... Pas facile d’expliquer cela : à l’époque, il n’y a rien en littérature sur les mutineries ou presque, et un de mes collègues en salle de profs me fait surtout savoir "qu’on n’est pas là pour parler de ça". Heureusement, en 1977 un groupe de musique folk appelé la Bamboche, sort son troisième LP, Quitte paris, qui comporte une vraie perle. C’est la reprise de la célèbre Chanson de Craonne que je ne pouvais présenter jusqu’alors qu’en polycopié (je ne vous raconte pas le contenu des bouquins de l’époque). Et à partir de là, ça devient beaucoup plus facile : la chanson date de 1917, et elle fut écrite et chantée par les mutinés menés au peloton d’exécution. Car, à partir du 17 mai de cette même année, un autre "capitaine-grenade" a été nommé pour mettre fin aux levers de crosse en l’air (le signe des mutins) : il s’agit d’un dénommé Philippe Pétain, déjà 61 ans alors. A peine débarqué, l’homme dont l’un des haut faits d’armes est d’avoir signé la pétition "contre le juif Dreyfus", et qui a aussi plutôt prôné l’offensive dès 1914 décide de remettre de l’ordre dans les rangs. Nommé en 1917 chef d’État-Major général, il se heurte notamment à Nivelle, qui s’obstinera à perdre plus de 100 000 hommes en pure perte dans les attaques déjà décrites. Nivelle et Mangin déchargés de leurs fonctions, le voilà, lui, chargé d’en finir avec le mouvement des mutineries qui gagne tout le front, en raison des ordres ineptes de ses deux collègues évincés. Il songe tout d’abord à un système éprouvé emprunté aux Romains. Celui de la décimation. Celui qui consiste à réunir les soldats de l’unité récalcitrante, à un endroit, de les faire mettre en rang, et de compter par rangée le dixième élément, qui pris donc au hasard, sera accusé à la place de ses collègues. Et ce dans une véritable parodie de procès. Evidemment, on ne pouvait le faire que dans de petites unités, et c’est pourquoi Pétain ne semble pas avoir réellement utilisé ce système. C’est cela, ou des procès un peu plus élaborés quand des capitaines avaient réussi à mettre aux arrêts des meneurs, chose beaucoup plus rare. Toujours est-il qu’on sélectionne des individus, sur les ordres de Pétain et parfois sous des prétextes qui ont fort peu à voir avec des mutineries. Le résultat, chargé uniquement de servir d’exemple, sera terrible : la plupart des fusillés seront en effet innocents. Mais on les retrouvera bel et bien "morts pour l’exemple". Des procès fabriqués conduiront vraiment à des peines capitales, mais Pétain en sortira grandi, avec l’image de celui qui a restauré la confiance des troupes : à part qu’à l’époque le public ne sait rien des mutineries et rien de la décimation façon Pétain. Auréolé de la victoire de 1918, Pétain hérite du titre de Maréchal de France dès le 19 novembre 1918, huit jours à peine après la fin des combats. Son image de marque est alors extraordinaire : sauf les mutins eux-mêmes et les membres de sa hiérarchie qui ont organisé les procès à la hâte, personne ne sait exactement comment il a fait. Ni le nombre de fusillés, qui oscillerait autour de 600 étalés sur les quatre années. Pas un journaliste ne pense alors lui poser la question : la France a gagné en 1918, et c’est presque grâce à lui seul : Clemenceau, père la victoire, certes, Foch, pourquoi pas, mais celui qui est le plus habile à s’arroger le titre dans les médias c’est bien lui, Pétain. Ce sera les raisons de son succès de 1940 auprès de certains Français... ou plutôt d’une bonne majorité qui ignore tout du fond de sa pensée droitière. La reprise en main des armées de la Première Guerre mondiale est donc naturellement classée secret d’Etat. Pendant très longtemps. Dans la propagande de Vichy, rien ne transparaîtra. Pétain, quasi déifié de son vivant, "a remis de l’ordre", c’est tout ce que l’on a comme explication. La méthode importait peu, ce qui comptait c’était le résultat. On peut parler raisonnablement, des années après, de propagande et de mensonges par omission, car les Français ne le sauront que bien plus tard, ce qui s’est réellement passé. Et l’explication viendra d’ailleurs, pour tout dire. En 1935, un livre sort aux Etats-Unis qui s’intitule Paths of Glory ("les sentiers de la gloire"), qui est signé Anthony Clayton. Il devient très vite un best-seller. C’est le premier à évoquer clairement le rôle des mutineries dans l’armée française. L’ouvrage ne sera jamais traduit en France. En 1957, un jeune réalisateur américain, Stanley Kubrick en fait un film, marqué par une scène extraordinaire, où l’un des mutinés, blessé, sera fusillé sur une civière que l’on a relevée pour la circonstance. A la première projection, en 1958, c’est le tollé général en France : le film se retrouve aussitôt interdit. Les Français ignorent que l’histoire est vraie et que le pauvre homme s’appelait Jean-Julien-Marius Chapelant et qu’il avait été exécuté le 11 octobre 1914 de cette manière odieuse et dégradante. L’homme était innocent, et ses camarades de combat l’ont bien retenu, eux qui sont venus plus tard déposer sur sa tombe une plaque intitulée adroitement : "les anciens combattants à leur frère d’armes Jean Julien Marius Chapelant, martyr des cours martiales". On attendra 18 ans pour le voir ici en France, ce film "sulfureux" : prétextant la Guerre d’Algérie, les gouvernements qui se succèdent empêcheront sa diffusion. J’irai le voir à sa sortie en 1975 à Lille : on était 7 dans la salle, pas un de plus. Mais les 7 présents applaudiront à la fin : je n’ai eu ça qu’avec la re-sortie des films de Chaplin, dans les mêmes années. La Chanson de Craonne et Les Sentiers de la gloire me permettaient après d’expliquer beaucoup mieux ce qui s’était passé et ce qu’avait fait le Maréchal Pétain avec de faux procès destinés à se choisir des têtes de Turcs froidement abattues appelées "traîtres à la nation". Bannis à jamais, avec l’opprobre jeté sur leur famille : "fils de traître". Parmi ceux-ci, fort peu de déserteurs en puissance : certains condamnés, mais pas à mort, redemanderont à retourner au front et même parfois à y mourir. Non, ce soir, à Douaumont, je tiens à vous féliciter, une fois n’est pas coutume, M. Sarkozy, pour ces paroles d’apaisement que j’attendais pendant 36 ans, et qu’un précédent Premier ministre avait évoqué lui aussi (mais en se faisant copieusement agresser par les mêmes qui vous applaudissent aujourd’hui, preuve qu’il avait raison et que ce n’était qu’une histoire de mentalité !) J’étais certain, il y a bien longtemps déjà, que ces jeunes n’avaient rien de lâches. Mais qu’ils avaient vécu un enfer. Et je continuerai à aller avec d’autres jeunes visiter les cimetières où reposent des gens de 17 ou 18 ans qui sont morts pour qu’on puisse vivre heureux aujourd’hui. Et c’est pourquoi aussi je dénoncerai avec véhémence tout acte visant à dégrader ces lieux où repose la jeunesse qui nous a offert sa trop courte existence. Ce soir, à Douaumont, ne l’oublions pas, c’est aussi la condamnation de Philippe Pétain qui a été prononcée une deuxième fois, pour avoir trompé les gens sur son rôle exact pendant ses tristes heures de notre histoire. L’homme qui avait choisi de déshonorer à jamais de jeunes soldats dont il savait très bien qu’ils n’étaient pas des lâches : les voilà aujourd’hui (enfin) réhabilités. "Cette guerre totale excluait toute indulgence, toute faiblesse". "Mais quatre-vingt-dix ans après, je veux dire au nom de la nation que beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s’étaient pas déshonorés, n’avaient pas été des lâches, mais simplement, ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces."


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