Peut-on critiquer les droits de l’Homme ?

par Candide2
mardi 24 octobre 2006

Le droit de critiquer les religions est un débat d’actualité. Dans leur immense majorité, les peuples européens font de cette liberté d’opinion le fondement même de leurs démocraties. Il est clair que ce n’est pas le cas partout et qu’il ne serait pas bien prudent d’aller profaner la photo d’Allah en Iran ou en Arabie. Il ne fait pas bon non plus de critiquer le régime en Chine, pas plus que ce ne l’était dans l’ex URSS. Même en Europe, ce droit est mal accepté par les musulmans qui se sentent directement agressés dès qu’on critique leur religion ou qu’on se moque de leur prophète. Certes, la fatwa n’a pas bonne presse en démocratie, et n’est encore que le fait d’individus incontrôlés. Mais à la façon dont les intellectuels musulmans crient à l’insulte et au racisme pour justifier les menaces, on voit bien qu’ils se rangent résolument du côté de leurs co-religionnaires et qu’ils voudraient bien appliquer la charia, en dépit de leurs protestations vertueuses et républicaines. C’est un fait de leur culture, qui ne peut dissocier le religieux du politique et qu’on ne saurait leur reprocher. Mais cette culture-là n’est pas la nôtre, et il sera bien difficile de faire cohabiter, sous les mêmes lois, deux cultures si différentes.

Nous avons eu aussi notre période d’obscurantisme religieux et il n’a pas toujours été toléré de critiquer l’Eglise. La différence, c’est que les Français ne sont plus vraiment religieux, même s’il conservent encore souvent leurs traditions culturelles empreintes de christianisme mais tempérées de relativisme. Rares sont ceux qui suivent encore les recommandations du pape quand il condamne le préservatif ou la pilule et recommande l’abstinence, mais nul doute que les vrais croyants sont encore meurtris quand il entendent blasphémer, même s’ils acceptent de faire passer leur foi après les vertus de la démocratie.

En réalité, la nouvelle religion de l’Occident s’appelle « la déclaration des droits de l’Homme ». C’est le mythe fondateur de nos sociétés démocratiques qui a émergé du siècle des Lumières, en héritage de notre culture religieuse judéo-chrétienne. La Révolution française n’a pas supprimé Dieu, elle l’a remplacé par un « être suprême » qui n’a pas fait long feu mais qui montre bien qu’il y avait un trou à combler. Exit les divinités, il y a l’homme que Dieu a créé à son image et qui va lui succéder. L’homme est notre nouveau Dieu. La dignité de sa personne est indiscutable, inaliénable, transcendante. Sa vie est sacrée. Ses droits sont imprescriptibles, les autres ayant les devoirs de les faire respecter. Sa religion est universelle et tous les peuples sont tenus de l’honorer sous peine d’être tenus pour barbares, désignés à l’opprobre et promis au bannissement. En un mot, d’être voués à l’enfer.

J’en ai parlé à mon chien qui m’a traité de raciste. Il voulait dire spéciesiste, mais le mot n’existe pas encore.

Ce mythe a donné naissance aux grandes idéologies politiques. Aucune des grandes religions n’est née en Europe. Toutes les grandes idéologies politiques y trouvent leurs racines. Certes, il ne suffit pas de se réclamer du social pour accéder à la vertu : le nazisme, le communisme, le fascisme s’en recommandaient. Mais c’est la référence incontournable des grandes idéologies de l’Occident, et notamment des démocraties actuelles. La puissance industrielle et économique des nations occidentales, leur passé colonial, leur influence encore importante dans les organismes internationaux ont pu leur faire croire à l’universalité de leurs valeurs : c’est sans doute l’individualisme qui symbolise le mieux les démocraties occidentales retranchées derrière les droits de l’homme, l’état de droit, le droit de propriété, la séparation du religieux et du politique. Mais le reste du monde privilégie plutôt l’organisation sociale, le groupe, le collectivisme à l’image du confucianisme traditionnel des Chinois, où s’est si bien implanté le communisme, et des sociétés musulmanes où la politique doit se conformer à l’islam. Cela n’a pas empêché des civilisations non européennes d’avoir adopté la démocratie, comme l’ont fait l’Inde et le Japon, mais dans l’ensemble chaque civilisation considère sa propre culture comme supérieure à la nôtre.

Les résolutions de l’ONU en faveur des droits de l’homme n’aboutissent pratiquement jamais. A l’image de la Conférence mondiale de l’ONU sur les droits de l’homme qui s’est tenue à Vienne en 1993, ces initiatives sont défendues en général par une vingtaine de pays occidentaux, auxquels s’opposent une cinquantaine de pays non occidentaux avec la neutralité fluctuante de quelques pays d’Amérique du Sud ou d’Afrique. A l’exception de l’Irak, les condamnations n’aboutissent presque jamais : la Chine, l’Iran y ont échappé, mais aussi l’Inde, la Turquie, l’Indonésie, la Colombie et l’Algérie. Le groupe anti-occidental est dominé par la Chine et les Etats musulmans, à l’exception notable de la Turquie, à qui Mustafa Kemal Atatürk a voulu imposer par l’armée une occidentalisation. Celle-ci perdure avec une législation artificiellement calquée sur l’Europe, en totale contradiction avec ses coutumes et sa religion, ce qui augure assez mal de son avenir. Une expérience semblable menée par le shah d’Iran n’a pas tardé à avorter, et a engendré en réaction un fanatisme religieux des plus virulents du monde.

Cette illusion folle que conserve l’Occident de pouvoir imposer ses mythes fondateurs est illustrée par la politique d’ingérence américaine qui voudrait convertir le monde à la démocratie. Contrairement à l’Europe, l’Amérique est un pays très religieux, et il est peu probable qu’elle doute avant longtemps de l’universalité de son message. Mais les intellectuels laïques européens sont-ils plus ouverts à une remise en cause et à la recherche d’un nouveau paradigme qui pourrait rassembler les valeurs communes à l’ensemble des grandes civilisations du monde ? Il faudrait alors accepter de se soumettre à l’analyse et à la critique. Non pas une analyse psychanalytique fumeuse, comme aiment à le faire les intellectuels de gauche qui croient nécessaire de se repentir de ce que fut notre histoire, mais une analyse objective de la vraie nature de l’homme à la lumière de la science moderne plutôt qu’à la lueur finissante de ce qui fut un siècle de lumières.

Poser la question n’est pas donner la réponse. J’ignore ce qu’elle sera, mais je pronostique plutôt une volée de bois vert. Je devine les gardiens du temple qui s’étouffent déjà en criant au blasphème. Je vois les armées de la bien-pensance, les donneurs de leçons au monde et la foule des doctrinaires se lever comme un seul homme pour défendre leur fonds de commerce. J’entends les ayatollahs des droits de l’homme crier au sacrilège et lancer leur fatwa médiatique. Je lis déjà les propos outrés des philosophes de comptoir, de ces habitués des difficultés scolaires qui prennent les forums pour une maternelle et vous critiquent sur la forme, sur l’intention, sur la virgule qu’ils n’auraient pas mise là, sur le plan qui n’est pas celui qu’ils attendaient de vous, sur le mot qu’il n’ont pas su lire ou qu’ils n’ont pas compris, sur les références que vous n’avez pas citées et qu’ils viennent de découvrir sur Google, afin d’appuyer l’ineptie de leurs propos par un vernis de culture qu’ils n’ont pas. Je prévois la condescendance de tous ces personnages verbeux qui n’ont rien à dire, mais qui voudraient faire croire aux gogos qu’ils le disent bien.

Car enfin, il est assez clair qu’ils acceptent qu’on puisse critiquer toutes les religions, mais à la condition express que ce ne soit pas la leur !


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