Pierre Abou et le mauvais cheval

par DerWiderstand
lundi 16 septembre 2024

Un cheval, un soldat, des chacals, un cercle, un aigle nazi, un cerf, celui des éditions éponymes... Avions-nous vraiment besoin de ce bestiaire insolite pour nous convaincre que l'Occupation Allemande à Paris, comme partout ailleurs, fut corruptrice et impitoyable ?

Même s'il n'est pas historien de formation, l'auteur du Cercle des Chacals signe un ouvrage qui remplit apparemment toutes les qualités de l'enquête historique en bonne et due forme, sans en avoir la sécheresse. Le style de l'ouvrage est à la fois rigoureux et entraînant ; sa lecture y est savoureuse et trompeuse à la fois. En effet, l'auteur s'évertue à prouver que l'état-major allemand chercha à soudoyer écrivains, peintres et cinéastes. Nous savons combien le Tout-Paris culturo-mondain se laissa en effet facilement corrompre, quand, par exemple, Jean-Paul Sartre remplace sans sourciller un professeur révoqué parce que juif.

Nil novi sub sole, Rien de nouveau sous le soleil ! Quelle puissance d'occupation n'agit pas sur le « soft power » du pays qu'il occupe ?

Pierre Abou aurait pu mettre son talent d'écrivain afin de montrer comment le « libérateur » américain a recyclé nombre d'hommes et de procédures nazis à partir de 1945. Un objet qui reste largement à défricher. Au lieu de cela, il trace au compas des cercles dans l'état-major allemand. Il surligne en rouge ce que tout lecteur du Journal Parisien de Jünger sait déjà. Que la Propaganda-Staffel, sous l'égide du général Speidel, employa Ernst Jünger au renseignement et à la censure du courrier militaire. Au lieu de cela, Pierre Abou, tout emplit d'une bonne conscience rétrospective, nous présente l'auteur des Falaises de marbre sous les traits d'un nouveau Klaus Barbie, croquemitaine de mon enfance. Que Pierre Abou nous explique plutôt comment les libérateurs anglo-saxons se sont employés à détruire l'industrie française, à bombarder des villes entières sans jamais être inculpés ; qu'il étudie en détail le bombardement culturel du condom et des films de propagande - soft et hard powers cumulés : la double peine - et nous l'applaudirons alors des deux mains pour son courage. Mais là, il enfonce des portes ouvertes.

L'atmosphère qui régnait dans le Paris occupé ne fait guère débat parmi les historiens. Les officiers allemands se partageaient entre ceux, aveuglément fidèles au Führer, ne voulaient rien entendre que la guerre à outrance et les partisans d'une solution négociée avec les Alliés. Depuis la reddition de Von Paulus à Stalingrad, conscients que la guerre était perdue, les plus lucides d'entre eux cherchaient à signer une paix séparée. Non par angélisme mais pour préserver l'Allemagne de la destruction. Ce second groupe se subdivisait lui-même entre partisans de l'attentat contre Hitler et ceux, soudés autour du Maréchal Rommel, convaincus que la violence ne résoudrait rien. Curieusement, la chronologie de Pierre Abou s'arrête avant.

En outre, c'est un euphémisme d'affirmer que l'état-major de Paris fut peu enclin à suivre les ordres venus de Berlin. Otto Von Stülpnagel, opposé aux exécutions de représailles, démissionne de son poste en pleine affaire des otages ; Werner Best, un SS convaincu, se révèle si efficace dans la traque des résistants qu'il est muté de Paris à Copenhague ; il attend que les juifs danois passent en Suède pour agir. Après avoir obtenu le ralliement de Rommel au putsch, Hans Speidel, supérieur hiérarchique de Jünger, échappe de justesse à la corde ; après guerre, il reprend du galon dans le cadre de l'OTAN. Bref, comme « théoriciens du mal », pour reprendre l'expression de Abou, on a connu pire !

Reste à se demander dans quel camp ranger Ernst Jünger ? Pour répondre à cette question, il suffit de connaître l'adresse postale du « chacal ». StauffenbergStraße, 11, Wilflingen. À l'arrivée des nazis au pouvoir, les Jünger se mettent au vert. Plus tard, ils s'éloignent de Berlin et des prébendes officielles pour rejoindre une maison forestière en Souabe. Le village n'est pas desservi par le train. La rue porte le nom de famille du comte fomenteur de l'attentat manqué contre Hitler. Ce n'est pas un hasard. En fait, depuis toujours, les frères Jünger, bien que hanovriens, s'inscrivent dans cette tradition militaire prussienne pour qui le petit caporal vociférant d'origine autrichienne n'inspire que mépris. Ce milieu est francophile. La décoration de Jünger porte une devise en Français : « Pour le Mérite ». Ce n'est pas non plus un hasard. Cette tradition chevaleresque qui inspire Stauffenberg est notamment calquée sur l'armée napoléonienne. Le journal de Jünger fait mention de propos qu'il surprend chez Friedrich-Georg, le frère cadet, parmi les Junkers favorables à un attentat contre Hitler. Perquisitionné à deux reprises, coeur de cible de Goebbels (mais, protégé par Hitler lui-même : « On ne touche pas à Jünger »), l'écrivain-soldat échappe aux mesures répressives en faisant profil bas et en adoptant l'attitude de l'exilé intérieur. Jünger ne croit tout simplement pas aux attentats qu'il juge contre productifs. Affrété au contrôle du courrier, on ne dit jamais qu'à ce titre, il récupère les lettres testamentaires des otages, dont Guy Môquet, non pour les censurer mais tout au contraire pour les publier après les avoir traduits en Allemand. Le film La mer et l'aube, diffusé en 2011, relate ces heures tragiques. Il montre un Jünger en proie au désarroi. Cette attitude suffit-elle à disculper le « chacal » Ernst Jünger ? Certes, non !

Reste à évoquer un des passages parmi les plus emblématiques de son Journal Parisien, que le juge d'instruction Pierre Abou ne semble pas avoir lu. (L'auteur, qui ne prétend pas être historien, lit-il seulement l'Allemand ?). Pendant son affectation à Paris, Jünger est missionné pour enquêter auprès de l'armée de l'Est en déroute. Dans le train qui traverse le Caucase où reflue l'armée fantomatique du Reich, il est témoin d'un échange discret. Des bruits d'extermination de masse des populations civiles fuitent parmi les officiers. Accablé par ces révélations, Jünger écrit : « Ce sont là des rumeurs que je note en tant que telles, mais il est sûr que se commettent des meurtres sur une grande échelle […] Je suis alors pris de dégoût à la vue des uniformes, des épaulettes, des décorations, des armes, dont j'ai tant aimé l'éclat ». Certes, ces phrases ne sont que des mots écrits sur un carnet. Mais de retour de cette éprouvante mission de trois mois, Jünger fait parvenir La Paix à Rommel. Non pas de simples phrases sur un carnet, mais un ouvrage entier visant à établir les bases d'un accord avec les alliés.

Comment s'achève cette funeste période ? L'« arche » jüngérien, la ville de Paris, est sauvée in extremis de la destruction ; Erwin Rommel, auteur de La guerre sans haine, est retrouvé mort chez lui ; on l'a contraint à absorber une pilule de cyanure ; Von Stülpnagel est pendu dans sa cellule de prison. Quant à l'Allemagne - non pas vaincue mais écrasée - elle n'est plus qu'un vaste champ de ruines. Au milieu des décombres, on ramène le corps de Ernstel, le fils Jünger de 18 ans. Il ne reste plus à l'écrivain réprouvé que ses yeux pour pleurer.

Un an avant la parution de l'ouvrage de Pierre Abou, Arte diffusait un biopic intitulé Rommel, le stratège du IIIe Reich. Ce document disponible sur Youtube relate l'occupation de la France à partir du débarquement jusqu'à l'attentat contre Hitler. Curieusement, Le cercle des Chacals s'arrête, lui, en 1942. C'est pourtant lorsque l'Allemagne nazie commence à vaciller que le courage des hommes - ou leur lâcheté - se révèlent au grand jour. La purge fait environ 5000 victimes, beaucoup parmi la noblesse allemande. Himmler finit piteusement ses jours en tentant de fuir sous un déguisement puéril. Jünger dira de lui qu'« il puait le bourgeois à plein nez ». Bourgeois libéral et autoritaire, l'homme de la Solution Finale est l'archétype même de ce que Jünger a toujours exécré - le technocrate froid et planificateur. Le type d'homme parvenu aujourd'hui au pouvoir.

Au fond, on se demande ce que cet ouvrage à la fois captivant, partiel et partial, nous apprend de plus que ce biopic mettant en scène les divisions intestines de l'état-major allemand ? En ciblant l'ami de Picasso, de Gide et de Jean Cocteau, Pierre Abou a-t-il misé sur le bon cheval ? Comme l'écrit lui-même Ernst Jünger, l'écrivain traversa cette période sismique comme « une salamandre traverse le feu ». Un animal qui manque cruellement au bestiaire insolite de Pierre Abou.


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