Plan : François Bayrou sera-t-il le Jean Monnet du XXIe siècle ?

par Sylvain Rakotoarison
mardi 18 août 2020

« Tout en ayant le souci de l’application concrète, au plus près de nos concitoyens, l’État doit, dans le même temps, retrouver les voies de l’anticipation. L’action de l’État a été trop souvent limitée à la simple gestion des crises et des urgences. Nous avons progressivement perdu notre capacité à nous projeter dans le long terme, à planifier une politique économique, à identifier les gisements de croissance future et à définir une perspective. C’est la raison pour laquelle le Président de la République souhaite la création rapide d’un Commissariat général au Plan, qui aura pour mission d’incarner et d’animer une telle politique. » (Jean Castex, le 15 juillet 2020 à l’Assemblée Nationale).



Après la démission de Nicolas Hulot à la rentrée 2018, la radio France Inter fera-t-elle le buzz de la rentrée politique 2020 avec un autre sujet de la politique gouvernementale ? C’est en tout cas une information qui est sortie ce lundi 17 août 2020, dans la matinée, par France Inter : l’ancien candidat à l’élection présidentielle et président du MoDem François Bayrou devrait prendre les fonctions de Haut-commissaire au Plan dans les prochaines semaines : « Selon les informations de France Inter, le Haut-commissaire au Plan sera nommé courant septembre, après, donc, le premier conseil des ministres de rentrée, le 25 août. Et d’après plusieurs sources, il s’agira bien de François Bayrou, maire de Pau, ancien ministre et allié d’Emmanuel Macron depuis la présidentielle de 2017. Contacté, ce dernier n’a pas souhaité s’exprimer publiquement. » (Frédéric Says).

Les rumeurs circulaient en fait depuis un mois, depuis le 15 juillet 2020 et la déclaration de politique générale du nouveau Premier Ministre Jean Castex qui avait annoncé aux députés le souhait du Président Emmanuel Macron de ressusciter le Commissariat général au Plan. François Bayrou, qui aurait rencontré Emmanuel Macron durant cet été, et aussi Jean Castex (au cours d’un dîner le 21 juillet 2020), semblerait avoir négocié pour ne pas dépendre de Matignon, ni d’un ministère particulier (Bercy par exemple, même si les relations avec Bruno Le Maire sont très bonnes), mais directement de l’Élysée, pour avoir une meilleure autonomie par rapport au gouvernement. À ce titre, il ne serait pas membre du gouvernement et n’assisterait pas au conseil des ministres ; donc, il pourrait continuer à exercer son mandat de maire de Pau qui vient de lui être renouvelé par les électeurs.

France Inter a en effet indiqué : « Un organigramme qui serait inédit : jusqu’à présent, les hauts-commissaires dépendaient d’un ministre (…) ou du Premier Ministre (…), François Bayrou, lui, veut rendre compte directement au Président de la République, pour se "libérer des contraintes gouvernementales de l’immédiateté. La prospective relève de la fonction présidentielle", selon son entourage. ».

Mon titre est provocateur, mais pas tant que cela. Être le "Jean Monnet du XXIsiècle" ? Peut-être. Jean Monnet a eu beaucoup d’influence sous la Troisième et Quatrième Républiques, mais il n’avait exercé aucune fonction officielle. Il a toujours refusé d’être ministre, voire chef du gouvernement, car il savait, à cette époque, que ces responsabilités étaient très éphémères et il préférait peser sur les gouvernements en général.

Aucune fonction officielle sauf deux. Président de la Haute Autorité de la CECA (sorte de Président de la Commission Européenne avant l’heure), du 10 août 1952 au 3 juin 1955, ce qui était logique puisqu’il était à l’origine de l’idée de la CECA (future Union Européenne). Mais il a été auparavant Commissaire général au Plan du 3 janvier 1946 au 11 septembre 1952. C’était le Général De Gaulle qui l’a nommé lorsqu’il a créé ce Commissariat général au Plan en 1945, sorte d’instance nouvelle qui allait, non planifier l’économie dans le sens soviétique du terme, mais imaginer les anticipations de l’économie et de la société dans les décennies futures.

C’est intéressant donc de rappeler que cette idée du Plan est une réalisation de De Gaulle, et le De Gaulle de 1945, celui du CNR souvent tant regretté, même s’il est absurde de regretter un programme politique vieux de trois quarts de siècle, qui n’est donc pas adapté à la situation présente (notamment avec trois nouveautés : la mondialisation des échanges, les changements climatiques et la pandémie de covid-19).

Dans son allocution présidentielle du 8 mai 1961, bien plus tard, De Gaulle, devenu Président de la République, a donné une belle définition du Plan : « Il faut que le plan de développement national qui, déjà depuis seize ans, oriente vers le progrès l’activité de la France, il faut que ce plan devienne une institution essentielle, plus puissante dans ses moyens d’action, plus ouverte à la collaboration des organismes qualifiés de la science, de l’économie, de la technique et du travail. Qu’elle soit plus populaire quant à l’intérêt que son œuvre doit susciter dans le peuple tout entier. Il faut que les objectifs à déterminer par le plan pour l’ensemble du pays et pour chacune de ses régions, que les buts à fixer pour l’amélioration corrélative de la condition de toutes les catégories, et d’abord des plus modestes, que les investissements publics et privés à décider pour que le rythme aille en s’accélérant, il faut que tout cela soit, pour tous les Français, une ardente obligation. Bref, il faut que cet immense et gigantesque renouvellement devienne la grande affaire et l’ambition capitale de la France. En vérité, qu’il s’agisse de nos institutions, de notre vie nationale, de notre action internationale, de l’évolution rapide et profonde que nous avons commencées et liées aux grands mouvements qui emportent tout l’univers, à ceux qui veulent survivre et grandir, notre siècle commence. Le rendement, la cohésion, le renouveau. Or la France veut survivre et grandir. (…) Maintenant, c’est de son essor que dépend tout son destin. Peuple français, en avant ! ».





"Institution essentielle", "ardente obligatoire", voici les mots gaulliens que veulent reprendre au présent Emmanuel Macron et François Bayrou.

Vouloir imaginer le "souverainisme économique" de la France dans les dix, vingt et trente prochaines années est un exercice utile qui a le mérite de redonner du sens à l’action publique trop souvent polluée par "l’ultracourt-termisme" des gouvernements, soit par raison électoraliste, soit par raison conjoncturelle (crises mondiales, événements divers et variés, etc.).

Ce qui a manqué à la France depuis une dizaine d’années, c’est ce qui s’est produit en Allemagne au début des années 2000 : avoir un état des lieux de l’industrie nationale et encourager certaines filières par des incitations de l’État, dans le cadre d’une stratégie industrielle globale. Cela a été très bénéfique à l’Allemagne qui, pourtant, avec la Réunification, était arrivée à la traîne économique (notamment à cause de la parité monétaire entre les deux Allemagne). Cela a abouti d’ailleurs à l’appauvrissement de certaines filières en France, j’en cite deux parmi d’autres : la France est un grand pays d’élevage, mais l’abatage des bêtes se fait désormais en Allemagne (ce qui, d’un point de vue écologique, est stupide) ; de même, la France est un grand pays forestier, mais on scie maintenant le bois en Allemagne.

Confier ce nouveau Haut-commissariat au Plan à une personnalité comme François Bayrou est loin d’être surprenant. Cette volonté de définir une stratégie industrielle à long terme est même le "dada", enfin, un des "dadas" de François Bayrou depuis longtemps et cela fait donc sens. Il en a beaucoup parlé lors de ses précédentes campagnes présidentielles. Ainsi, le 25 mars 2012 au Zénith de Paris, il a déclaré : « Je veux sauver le modèle social : je serai donc obsédé de production, toutes les productions, industrielle, agricole, artisanale, culturelle, artistique, numérique, touristique. Et je soutiendrai ceux qui seront obsédés de vendre, à l’intérieur et à l’extérieur, de comprendre le marché, d’innover pour le saisir, de soutenir l’image de marque de nos produits. ».

C’était la quatrième des cinq raisons que j’avais exposées le 20 avril 2012 pour voter pour François Bayrou. Entre autres (c’est juste un rappel qui peut être utile aujourd’hui pour comprendre les idées de François Bayrou) :

« Tous les autres candidats ont repris l’idée d’inciter les entreprises à produire à nouveau en France, ce qui est très bien. Mais il ne s’agit pas de faire de l’incantation comme on le fait depuis trop longtemps. L’État ne doit pas se substituer aux entreprises, à l’économie, mais il doit en comprendre les mécanismes.

Ainsi, en étudiant attentivement chaque filière, François Bayrou a cherché à comprendre pourquoi la France ne produit plus et pourquoi l’Allemagne produit beaucoup. L’Allemagne était au même niveau que le France en 2004 mais le gouvernement de Gerhard Schröder avait décidé de mettre en œuvre un plan industriel qui porte maintenant ses fruits, en regardant filières après filières les spécificités de chaque marché.

À Lyon, François Bayrou a pris pour exemple la filière bois. La France métropolitaine a 16 millions d’hectares de forêts et 450 000 emplois. En Allemagne, il y a 11 millions d’hectares de forêts et 800 000 emplois. Cela voudrait dire qu’en France, il manque 700 000 emplois avec ses ressources forestières. Pourquoi ? Parce que l’Allemagne a décidé d’un grand plan de réimplantation de scieries et que la France va en Allemagne pour scier ses arbres !



À Lille, le candidat centriste a donné un autre exemple, avec l’industrie automobile. Il y a quelques années, Renault produisait 1,2 million de véhicules en France et Volkswagen autant en Allemagne. Aujourd’hui, Renault ne produit plus que 400 000 véhicules en France et Volkswagen en produit 2,2 millions en Allemagne. Les ouvriers de Volkswagen ont même eu droit à une prime de 7 000 euros pour les remercier du travail accompli. » (20 avril 2012).

On notera d’ailleurs que cette résurrection du Plan est loin d’être l’illustration d’un ultralibéralisme forcené !… L’Emmanuel Macron-l’ultralibéral, depuis toujours, a été comme une étiquette caricaturale collée pour le seul but de l’enfoncer (il n’est pas bon d’être libéral en France, en tout cas, de le prétendre). Pourtant, s’il fallait vraiment caractériser Emmanuel Macron, ce ne serait pas par le libéral : mobiliser 420 milliards d’euros du budget de l’État pour accompagner l’économie dans la crise sanitaire, ce n’est justement pas une mesure libérale. Proposer de faire renaître le Plan non plus. Insistons sur le fait que les idéologies sont complètement perturbées en France par des ressentis anachroniques et parfois antisémites (Rothschild) qui n’ont rien à voir avec la réalité.

Malgré la pertinence d’une telle nomination (qui reste à être confirmée, car pour l’instant, rien n’est fait), je ne doute pas que François Bayrou va être inondé d’un flot boueux peu glorieux de commentaires dans le cadre d’un antimacronisme primaire et automatique. Et évidemment, la personnalité de François Bayrou, qui, bien avant Emmanuel Macron, s’est mis à dos la droite et la gauche pour avoir voulu construire une politique "centrale", possède, comme la plupart de vieux routards de la politique (ce qu’il est effectivement), quelques aspérités que l’on pourrait évidemment exploiter. J’en citerai deux qui ne manqueront pas de venir et revenir dans les jours prochains.

La première critique est facile à démonter car elle ne repose que sur une fausse image de François Bayrou : le supposé "arriviste" (ou "opportuniste") qui cherche des postes de la République. Image fausse véhiculée souvent par ses contradicteurs politiques mais qui ne repose sur aucune réalité politique tangible. En effet, si François Bayrou (dont l’ambition politique personnelle est dévorante, c’est vrai, mais pas plus que les autres) avait voulu courir derrière les postes ministériels, il aurait eu une nettement plus avantageuse carrière ministérielle qu’il ne l’a eue jusqu’à maintenant. En effet, entre 2002 et 2012, il pouvait tout demander, il l’aurait obtenu : le Quai d’Orsay, Bercy et même Matignon. Il représentait trop d’électeurs pour que ses caprices ne fussent pas acceptés. Mais justement, il a refusé toutes ces tentations de choisir son confort personnel au détriment de ses idées pour proposer aux Français une voie nouvelle qu’Emmanuel Macron a finalement su mieux incarner que lui-même.



La seconde critique est bien sûr la plus compliquée à repousser car elle, elle est pertinente et justifiée, et lui a déjà valu sa démission de Ministre d’État, Ministre de la Justice après un seulement un mois d’exercice au début du quinquennat : c’est sa mise en examen concernant une affaire d’emploi fictif des collaborateurs des députés européens du MoDem qu’il préside.

Le problème ici est le même que pour toute personnalité impliquée dans une affaire judiciaire qui n’est pas encore jugée. La mise en examen, bien que non écrite, est une ligne rouge depuis une trentaine d’années (c’était Bernard Tapie le premier à devoir ainsi démissionner) pour l’appartenance au gouvernement. La raison n’est pas une présomption de culpabilité, c’est simplement que lorsqu’on est mis en examen, il faut pouvoir se défendre, on est convoqué chez le juge, etc., toutes sortes d’activités qui ne sont pas compatibles avec un agenda ministériel qui, par ailleurs, serait sans arrêt pollué par l’agenda judiciaire.

Pour autant, lorsqu’une fonction est moins "exposée", cette "ligne rouge" n’existerait plus. Cela peut être discutable, on se souvient aussi du choix d’Emmanuel Macron de nommer Sylvie Goulard comme nouvelle commissaire européenne, choix qui a été rejeté par le Parlement Européen (faisant preuve ici d’une innovante souveraineté issue des citoyens européens). Si l’on considère qu’être commissaire européen était l’équivalent européen d’être ministre national, la fonction est donc aussi exposée que ministre, c’était donc une erreur de l’Élysée d’imaginer qu’on pouvait ainsi "repêcher" l’ancienne ministre des armées.

La fonction de haut-commissaire au Plan est-elle moins exposée ? C’est en tout cas le souhait de François Bayrou qui ne veut pas faire partie intégrante du gouvernement. Et son action est surtout de prospective, sans réalisation. C’est donc plus de la réflexion que de l’action. Probablement qu’on rappellera son "affaire", mais qui mieux que lui pourrait occuper la fonction ? Comme je l’ai expliqué plus haut, sa nomination fait sens. Surtout qu’il faut à ce poste, pour qu’il soit utile et efficace, une personnalité qui a un grand poids politique.

Du reste, la mise en examen n’a jamais empêché les personnalités politiques de "vivre" (politiquement). Certains sont députés et aucun n’a démissionné. Pour François Bayrou, non seulement il est le maire de Pau, mais il vient d’être largement réélu, en connaissance de cause, au second tour des élections municipales du 28 juin 2020, avec 55,5% des voix après avoir atteint la première place au premier tour avec 45,8% des voix.

La future nomination de François Bayrou, qui avait rassemblé près de 7 millions d’électeurs le 22 avril 2007 (18,6%), si elle est confirmée, sera loin d’être une erreur mais au contraire une force et une chance pour la France des prochaines décennies. Son action sera de courte durée (l’élection présidentielle de 2022 arrive à grands pas) mais par son poids politique, son expérience, il saura refonder un nouveau mode de gouvernance privilégiant le long terme sur le court terme. Il initiera ce qui a beaucoup manqué aux gouvernements d’avant 2017, une vision. Une vision de l’avenir, une capacité, du peuple français, à se projeter dans l’avenir, à anticiper les choix personnels dans une perspective collective et nationale.

Si on lui donne suffisamment de moyens administratifs (pour étudier et analyser les données socio-économiques), François Bayrou pourrait donc être, en effet, le Jean Monnet du siècle déjà bien entamé, en ce sens qu’il pourrait apporter à la France un nouvel outil très efficace pour les gouvernements à venir, quels que soient leurs bords politiques. Une manière de dire, comme De Gaulle le 8 mai 1961, que ce siècle commence enfin. C’est pour cette raison que j’applaudis cette perspective.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (17 août 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
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Réponse d’Emmanuel Macron à François Bayrou le 22 février 2017 (texte intégral).
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