Pour se transformer en saine révolution, la colère des gilets jaunes a besoin de cibler le véritable ennemi : la finance

par Luc-Laurent Salvador
mercredi 28 novembre 2018

L’analyse qui suit est située dans le contexte réunionnais mais comme elle s’attache aux fondamentaux du conflit actuel, elle vaut aussi pour la nation française dans son ensemble. Il existe, bien sûr, des différences qui font qu’il y a, à mes yeux, davantage d’espoir de réussite du côté réunionnais que du côté métropolitain mais, mis à part le dialogue inter-religieux, il ne m’a pas semblé nécessaire de les évoquer.

Les gilets jaunes sont comme un feu qui a pris dans la société réunionnaise. Chacun de ceux qui participent à ce mouvement est animé par une même flamme, la flamme de la colère dont Krishnamurti invitait à voir la beauté. Car au-delà de tout ce qu’on pourra lui reprocher, il y a du vrai, du beau, du bon et du bien dans cette juste colère populaire vis-à-vis de laquelle nous n’avons qu’une seule certitude : elle passera !

Toute la question étant de savoir si elle sera un feu de paille ou si, au contraire, elle pourra devenir le brasier purificateur d’un système profondément corrompu par le primat de l’argent sur l’humain. Le problème du feu de paille est qu’il brûle dans un peu toutes les directions, de sorte que, faute de coordination, il risque de dilapider sa belle énergie avant d’avoir mis le feu aux poudres.

Cette coordination autour d’objectifs bien identifiés, les gilets jaunes la recherchent activement mais, probablement à cause du souci de ne pas se faire récupérer, ils ne disposent pas (encore ?) d’une organisation qui permette de la faire émerger. La soudaine mise en avant de huit porte-paroles — je n’ose dire représentants tellement ce terme est mensonger — ne semble pas avoir fait l’unanimité au sein des groupes. Quoi qu’il en soit, il leur faudra réaliser un sacré travail de pédagogie pour que les deux principaux points de revendication énoncés [1], aussi judicieusement choisis qu’ils soient, apparaissent refléter un magma revendicatif au bord de l’éruption. Le fait est que la crise actuelle affecte les Réunionnais de mille manières de sorte que leurs revendications ne peuvent être qu’extrêmement diverses et variées. Le risque d’irrésolution, de division et d’égarement est ainsi maximal et pourrait amener le pourrissement de la situation avant que la flambée révolutionnaire ne prenne.

Toutefois, dans un article très fin du Journal de l’Île, le journaliste Lutton, si bien nommé, rapporte les paroles de Coralie, une des « révolutionnaires » du (rond-point du) Port Est qui, avec un esprit de synthèse éblouissant, résout le problème de l’hétérogénéité des demandes et du manque de structuration qui en découle : « Le peuple est lui-même hétérogène. Donc les revendications le sont aussi. Mais posez la question autrement. Demandez aux gens ce qui les amène ici. Ils vous feront tous le même constat : ils n’ont pas d’argent. »

Certains s’exclameront « rien de nouveau sous le soleil ! ». C’est vrai. Cette pierre d’achoppement est vieille comme le monde. Mais justement, la première réussite du mouvement des gilets jaunes est de l’avoir dégagée de l’épaisse couche du verbiage technocratique pour, en quelque sorte, mettre la roche à nue et nous l’offrir comme point d’appui. Le problème, c’est l’argent, l’argent que l’on doit, la dette souveraine dont les taxes ne sont que la conséquence logique mais injuste car elles pèsent d’une manière outrageusement inique sur les épaules des plus pauvres en épargnant les plus riches, notamment les multinationales.

Si, au moins à la Réunion, l’accord peut se faire sur le problème fondamental de l’argent plutôt que de s’égarer du côté de la transition écologique, il deviendra alors possible de commencer à renverser ce monde à l’envers pour remettre, enfin, l’humain au-dessus de l’argent. Car c’est bien le système dans son ensemble qui doit être repensé tellement il se trouve corrompu par les puissances d’argent et leurs marionnettes politiciennes. Pour réaliser cela, aussi improbable que cela puisse paraître, une voie évidente s’offre à nous : celle que nous avons déjà parcourue. En effet, il s’agirait de rebrousser chemin et de revenir à l’embranchement où l’humanité a fait le choix malheureux de l’usure, c’est-à-dire, du prêt à intérêt.

A un moment ou un autre, toutes les grandes religions l’ont interdit, en connaissance de cause. Car c’est lui qui engendre le monde infernal dans lequel nous vivons. Tous les pleurs et grincements de dents que nous entendons autour de nous en ces temps d’horreur économique résultent directement ou indirectement de l’esclavage de la dette ignoble qui étrangle tous les peuples. En effet, c’est par le prêt à intérêt que les banques créent l’argent (oui, il s’agit bien de création) alors que le pouvoir de création monétaire était auparavant tout entier dans les mains du souverain et, donc, de la nation souveraine. C’est pourquoi la dette française, qui excède largement les deux mille milliards d’euros, est ignoble et illégitime. Ce pouvoir de création monétaire nous a été volé à nous, le peuple français, il a été, de manière criminelle, abandonné aux banques et il est temps de le récupérer. C’est parfaitement possible.

Aussi étrange qu’il puisse paraître, cela n’est pas bien compliqué : il suffit pour cela de faire tourner l’économie autour d’une monnaie locale intégralement dans les mains des Réunionnais — pourquoi pas une cryptomonnaie qui s’appellerait, par exemple, le Run ? Nous, le peuple réunionnais, aurions ainsi le pouvoir de créer gratuitement (vous ne rêvez pas) autant de monnaie que nécessaire pour fluidifier et dynamiser l’économie en donnant cet argent (oui, vous avez bien lu, en donnant) non aux riches mais aux pauvres ou à la collectivité — afin d’améliorer le service public et de mener les petits et grands travaux nécessaires sur toute l’île. Ceux qui vont répétant que ce serait une recette sûre pour un désastre inflationniste n’ont qu’à contempler les trilliards d’euros créés depuis dix ans par les banques européennes, dont la BCE, pour comprendre à quel point ils sont dans l’erreur.

Ce « nous le peuple » ne pourra s’incarner que dans une assemblée citoyenne authentiquement démocratique. Il faut en finir avec le cartel de groupes d’intérêts particuliers qui préside actuellement aux destinées de la Réunion comme de la France via le petit jeu politicien de la « représentation », véritable « aristocratie élective » héritée d’une Révolution dévoyée. Saluons à ce propos la sagesse de notre évêque Mgr Aubry qui, afin de sortir de cette situation de crise, lance l’idée d’une Conférence Territoriale. C’est assurément par la concertation et l’écoute mutuelle des besoins légitimes des Réunionnais que nous pourrons restaurer la paix, la sécurité et la liberté dont nous avons tous le plus grand besoin au quotidien. Mais seule la participation de tous les Réunionnais — pas seulement tous les gilets jaunes — sera à même de garantir que cette conférence ne devienne pas un espace de récupération politicienne et marchande destiné à tourner la page d’un mouvement ô combien légitime après lui avoir lâché quelques miettes clientélistes. Qui plus est, seule la collectivité citoyenne rassemblée dispose de la légitimité nécessaire pour fonder la monnaie locale qui pourrait libérer les énergies et assurer la prospérité de tous.

Si on se place dans cette perspective, un grand nombre de moyens de démocratie réelle s’offrent à nous comme, par exemple, le tirage au sort de mandataires (je n’ai pas dit représentants) par chaque groupe de gilets jaunes, d’usagers, d’établissements, d’institutions, d’entreprises, d’associations, etc. Ils pourraient former une assemblée régionale en discussion permanente grâce aux ressources des nouvelles technologies. Mais ces questions viendront en leur temps et je dois me contenter de renvoyer vers tous ceux qui travaillent à des formes et des outils de démocratie réelle, comme Decidemos. Je voudrais, en effet, tenter de conclure avec, peut-être, le plus important, ce qui est à l’origine et, donc, au début de notre descente dans l’enfer de la finance.

A la fondation du présent monde de l’argent nous trouvons, étrangement, ce qui a toujours passé pour une belle et charitable institution : les Monts-de-piété instaurés à la fin du Moyen-Age afin d’aider les pauvres à traverser une mauvaise passe grâce à de l’argent prêté en échange d’un bien de valeur laissé en gage. En jouant habilement de la compassion, l’invention des Monts-de-piété a permis de légitimer le prêt à intérêt que toutes les religions condamnaient car, lorsque le pauvre venait rechercher son bien, outre l’argent prêté qu’il devait rendre, une petite somme supplémentaire lui était demandée, pour les « frais de fonctionnement ». Ainsi, d’une manière qui a semblé raisonnable, une minuscule transgression de la loi divine a été permise par la loi des hommes. Le ver de l’usure a été introduit dans le fruit des relations économiques.

A partir de là, les puissances d’argent ont aisément ouvert une voie royale autant que mensongère consistant à distinguer l’usure de l’intérêt, la première étant seule jugée abusive alors qu’il s’agit de la même chose. L’usure désigne simplement l’usage de l’argent pour gagner de l’argent. Quel que soit son taux, le prêt à intérêt relève de l’usure. Malheureusement, il semble que toutes les religions aient succombé à l’emprise des « puissances de ce monde », de sorte que le prêt à intérêt est à présent jugé normal et anodin sur quasiment toute la surface du globe, au point que l’inventeur du système parfaitement usurier dit de « microcrédit » a pu recevoir le prix Nobel d’économie. C’est pourquoi, aussi modeste et isolé qu’il puisse apparaître au regard des enjeux financiers en cause, un mouvement des gilets jaunes bien décidé à se défaire du joug de l’argent-dette nous offrirait une occasion inespérée de commencer à réparer cette monumentale erreur qu’a été la légalisation du prêt à intérêt.

Si, au terme des péripéties qu’il aura à connaître, ce mouvement pouvait seulement amener la création d’un établissement de Crédit Municipal (régional ?) qui prêterait sur gage sans aucune prise d'intérêt, sans aucun frais ajouté, le mouvement des gilets jaunes se révèlerait d’une utilité sociale inouïe. Les frais de fonctionnement de cet établissement pourraient être largement et aisément couverts par le principe de création monétaire en monnaie locale mais aussi par l’argent public, ou par des dons privés, le temps que cette monnaie se mette en place.

Ainsi, pour faire chauffer la marmite et traverser une mauvaise passe sans avoir à subir la violence légale des usuriers, les Réunionnais pauvres et moins pauvres ne seraient plus obligés d’aller céder leurs biens à vil prix dans ces Convertisseurs à Cash qui, par le profit qu'ils tirent de la misère sous l'apparence d'un service rendu, forment le stade ultime et ô combien révélateur de la nature malsaine des Monts-de-piété. La société dans son ensemble se remettrait ainsi en phase avec les principes originels de chacune des religions de l’île.

C’est d’ailleurs pourquoi je veux croire qu’un dialogue inter-religieux spécialement fructueux pourrait se tenir, ici, à la Réunion et faire ainsi une précieuse contribution à la nécessaire révolte citoyenne contre la dictature de l’argent et pour l’instauration d’une économie de paix entre les hommes sans laquelle on ne pourra jamais laisser la nature en paix. Car se débarrasser du prêt à intérêt, c’est tarir le besoin diabolique de faire de l’argent à tout prix qui incite à l’exploitation de l’homme et de la nature. Le cauchemar sera alors fini. Nous serons alors authentiquement libres.

 

[1] Baisse générale des taxes et création d’une Assemblée citoyenne


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