Pour une révolution politique et spirituelle

par Jordi Grau
mardi 1er mai 2018

Les problèmes de notre temps sont nombreux et terrifiants : catastrophes écologiques, crises financières et économiques, accroissement des inégalités et de la misère, souffrance au travail, délitement des liens sociaux, destruction des services publics, transformation progressive des démocraties libérales en régimes policiers, influence grandissante de mouvements xénophobes dans la vie publique, sans parler des guerres, ce vieux fléau qui ne semble pas prêt de disparaître, vu l’ampleur des crises écologiques, économiques et politiques… Pour venir à bout de maux aussi profonds, une révolution ne serait pas du luxe. Encore faudrait-il s’entendre sur ce terme de révolution.

Qu’est-ce qu’une révolution réussie ?

Celle dont il est question dans cet article ne se réduit pas à un brusque changement de régime politique, même si ce dernier n’est pas à exclure. Une révolution réussie, c’est une révolution qui ne se contente pas de remplacer une forme d’oppression par une autre. C’est un changement profond des institutions politiques, mais aussi des mœurs, des idées, des manières de travailler. C’est aussi un bouleversement dans les relations sociales et dans le rapport que chacun entretient avec son propre corps. Tout cela prend du temps. Si nous voulons rendre la société plus libre, plus juste et plus responsable d’un point de vue écologique, nous devons commencer dès maintenant à cultiver notre intelligence et notre liberté individuelle et collective. Par bonheur, nous ne partons pas de rien. Il y a dans notre civilisation des germes de justice et de liberté qui ne demandent qu’à se développer.

La révolution que j’appelle de mes vœux a de multiples aspects. Elle doit être écologique, économique, sociale, politique, juridique et culturelle. Elle implique, entre autres, de mettre fin au capitalisme – ce vampire qui pompe l’énergie humaine et saccage la nature – et de démocratiser la société, y compris dans le monde du travail et dans les foyers. Même un livre de 400 pages serait sans doute insuffisant pour parler convenablement de tous ces aspects. Je me contenterai donc d’évoquer deux dimensions de la révolution à venir : la politique et la spiritualité.

Tout est politique

Par ce mot de politique, j’entends l’ensemble des activités relatives au pouvoir et à la justification du pouvoir. Si l’être humain est un animal politique, d’après Aristote, c’est parce qu’il est doué d’un langage qui lui permet de discuter du juste et de l’injuste. Voilà pourquoi même les régimes les plus autoritaires ou tyranniques produisent une propagande : la force ne suffisant pas à assurer une domination durable, il faut persuader le peuple que l’ordre politique est juste (au moins dans une certaine mesure). C’est ainsi, par exemple, que la « lutte contre le terrorisme » a permis à M. Hollande d’augmenter les pouvoirs du premier ministre et des services de renseignement – au détriment de la liberté individuelle – et à M. Macron de pérenniser l’état d’urgence en transformant en loi des mesures jusque là exceptionnelles.

La politique, c’est donc un ensemble d’actions et de discours visant à conquérir, maintenir, exercer ou influencer un certain pouvoir. C’est dire qu’elle est absolument partout. Loin de se cantonner aux collectivités publiques (États, régions, départements, municipalités…), elle s’insinue dans tous les groupes humains : associations, entreprises, écoles, familles, et même groupes d’amis. Certes, on ne saurait nier que ces groupes sont bien souvent dépolitisés. Mais cette dépolitisation est elle-même l’œuvre d’une action politique, et notamment de discours visant à faire passer les rapports hiérarchiques pour indiscutables, voire naturels. Aristote excluait de la sphère politique toutes les affaires domestiques parce qu’il estimait que le maître était naturellement supérieur à ses esclaves, et qu’il n’y avait pas lieu de discuter de son autorité – sauf si les esclaves étaient eux-mêmes grecs, donc faits pour la liberté. Il y avait dans ce discours raciste une façon de justifier le pouvoir des hommes libres et de distribuer les rôles dans la société. En ce sens, on peut bien dire qu’il y avait là un acte politique, derrière la prétendue « objectivité » de la démarche philosophique. Il en va de même pour la science économique actuelle, ou de la manière dont elle est utilisée dans les médias dominants. Des « experts » sont chargés d’expliquer aux grand public qu’il n’y a pas d’autres alternatives que d’ouvrir les services publics à la concurrence, de diminuer les « charges » des entreprises, de rallonger la durée des cotisations pour les retraites, de geler les salaires, etc. Certains économistes ont beau contester ces thèses, elles n’en sont pas moins présentées comme des évidences, ou comme les conséquences logiques des lois naturelles de l’économie. Là encore, la prétendue neutralité de la science est au service d’une propagande. Il n’y a pas à séparer la sphère politique de la sphère économique, comme si cette dernière était seulement une affaire de techniciens, et pas un champ de bataille où s’affrontent des groupes sociaux aux intérêts plus ou moins divergents.

La démocratie n'est pas l'"autonomie"

Il s’agit donc de prendre conscience que la politique est partout, y compris dans les foyers, dans les écoles, dans les entreprises, et de faire en sorte qu’elle se démocratise le plus possible. Cela ne veut pas dire, d’ailleurs, qu’il faut se contenter de laisser plus d’autonomie à toutes ces micro-sociétés. Une des grandes fumisteries néolibérales, c’est de présenter comme un progrès démocratique le fait de permettre aux entreprises de s’organiser toutes seules, en affaiblissant le rôle de la loi et des conventions collectives. C’est ainsi, par exemple, que les ordonnances Macron permettent aux chefs d’entreprise d’organiser des référendums sur la durée du temps de travail mais aussi sur d’autres sujets, comme les salaires.

Il n’y a là qu’une parodie de démocratie, et ce pour deux raisons. D’abord, les salariés savent que leur emploi dépend du bon vouloir de leur patron, si bien qu’une libre discussion avant le référendum est difficile, surtout dans les entreprises où les syndicats sont faibles ou inexistants. Ensuite, le patron aura toujours beau jeu de rappeler que l’entreprise doit rester compétitive, donc faire des sacrifices, pour pouvoir survivre. La prétendue autonomie des entreprises, en renforçant la concurrence, est donc un formidable moyen pour faire pression sur les salariés. Contre cette pseudo-liberté, les salariés doivent absolument s’unir – non seulement au niveau de l’entreprise ou d’une branche d’activité, mais dans toute la société et, si possible, à un niveau international. S’ils veulent réellement démocratiser le monde du travail, ils ne doivent pas seulement reconquérir des droits sociaux et imposer une régulation du capitalisme : ils doivent encore s’approprier les moyens de production, de manière à mettre fin à la dictature des patrons et des actionnaires.

Il en va de même pour la démocratisation dans les rapports hommes/femmes. Si les femmes veulent mettre fin aux violences sexistes et conquérir une réelle égalité avec les hommes dans les foyers et les entreprises, elles ne doivent pas rester isolées, mais unir leurs forces pour mettre fin à un patriarcat qui s’avère plus résistant que prévu. Et c’est d’ailleurs ce que nombre d’entre elles, marchant sur les pas de leurs aînées, sont en train de redécouvrir depuis quelques mois.

Mettre fin à l’État ?

On vient de voir que la politique est partout présente dans la société. Mais cela ne signifie pas que tous les pouvoirs politiques soient équivalents. Qu’on le veuille ou non, l’État occupe toujours une position centrale, ne serait-ce que parce qu’il a le monopole de la violence légitime (pour reprendre les mots du sociologue Max Weber). C’est l’État, encore et toujours, qui fait les lois et les fait respecter par la persuasion, la menace ou la contrainte physique. On m’objectera qu’il a perdu beaucoup de pouvoir, parce qu’il a cédé une partie de sa souveraineté à des entreprises privées ou à des institutions indépendantes comme la banque centrale européenne. Mais cet abandon de souveraineté est le fruit de décisions politiques, sur lesquelles il est possible de revenir. Face aux catastrophes économiques et politiques de l’entre-deux guerres, les États ont jadis renoncé à leur orthodoxie libérale. Il en va de même pour le néolibéralisme actuel. Loin d’être le fruit d’une évolution naturelle, il a été imposé par des États, souvent contre la volonté des peuples, tout comme le libéralisme et la mondialisation ont été imposés au XIXème siècle par les États européens. Et ce qui a été fait contre la volonté des peuples peut être défait par cette même volonté, pour peu qu’elle soit suffisamment puissante et audacieuse.

Il ne s’agit donc pas de défendre le gentil État contre les méchantes multinationales industrielles ou financières, car ce sont les dirigeants des États qui sont les principaux complices du pouvoir économique, et ils hésitent de moins à moins à utiliser la force pour réprimer les résistances à cette dictature capitaliste. Ce qu’il faut promouvoir, ce sont les services publics et la solidarité sociale contre les intérêts de l’oligarchie politico-économique. Et il n’est pas besoin que toutes les organisations chargées de services d’intérêt général soient prises en charge par l’État. Ainsi, comme le rappelle l’économiste Bernard Friot, on peut très bien concevoir que les caisses de sécurité sociale soient gérées par celles et ceux qui les alimentent, à savoir les travailleurs.

On peut même se demander si une révolution ne devrait pas mettre fin à l’État, purement et simplement, vu que les révolutions qui étaient censées démocratiser l’État ont toutes abouti à la dictature d’un parti unique (bien différente de ce que Marx appelait la « dictature du prolétariat »). Ce qui est certain, c’est qu’il n’est pas possible de laisser l’État nous agresser sans rien faire. Même dans les pays dits démocratiques, il n’est guère plus qu’un instrument au service des plus riches. Tandis que s’étiole l’État social – sécurité sociale, services publics, fiscalité redistributive – l’État gendarme devient de plus en plus musclé et intrusif.

Désapprendre à obéir

On le voit, réussir une authentique révolution démocratique n’est pas une mince affaire, puisqu’il s’agit de modifier les rapports de pouvoir à tous les niveaux de la société. Cela suppose de renverser une multitude d’obstacles externes et internes. Pour ne pas rallonger excessivement cet article, j’insisterai ici sur ces derniers. Si l’ordre social est relativement stable – alors même qu’il est très injuste, malsain, et catastrophique sur le plan écologique – c’est en grande partie parce que nous avons pris depuis longtemps l’habitude d’obéir aux « autorités » sans trop nous poser de questions. Pour rompre avec ces habitudes, il nous faut d’abord, balayer de notre esprit un certain nombre de préjugés. Nous devons arrêter de considérer nos dirigeants comme nécessairement plus compétents que les citoyens et citoyennes ordinaires en matière de morale, de justice sociale, d’environnement ou d’économie. Il s’agit, tout simplement, de mener à son terme le mouvement d’émancipation intellectuelle qui a été lancé par les philosophes des lumières.

Mais combattre les préjugés ne suffit pas. Comme l’a prouvé Milgram (cf. son livre, cet article, ou encore cet article), la soumission à l’autorité est profondément incrustée en nous, si bien qu’elle peut nous pousser, dans certaines circonstances, à obéir à des ordres qui sont contraires à notre raison et à nos principes moraux. Ce n’est pas seulement la peur d’une sanction ou l’attrait d’une récompense matérielle qui nous rend ainsi passifs. C’est aussi, voire surtout, un certain infantilisme entretenu par l’éducation et par la vie sociale. Nous sommes très tôt habitués à fonctionner selon deux modes distincts et alternés. Quand nous y sommes autorisés, nous jouissons d’une relative autonomie morale et intellectuelle, et c’est en fonction de nos principes personnels (si l’on peut employer ce terme, vu l’influence de notre éducation sur notre esprit) que nous prenons nos décisions. Mais lorsque nous sommes pris dans un rapport hiérarchique – à l’école, à l’armée, dans notre entreprise – nous passons généralement à un autre mode, que Milgram appelle « état agentique ». Nous laissons alors notre autonomie personnelle de côté et nous devenons de simples agents, c’est-à-dire des instruments, des rouages de la grande mécanique sociale. Suivant les cas, nous obéissons à contre-cœur ou avec zèle, mais rares sont les personnes qui osent désobéir ouvertement à un supérieur hiérarchique.

Cette disposition à l’obéissance aveugle a peut-être une base naturelle, mais elle est en grande partie le fruit de la culture, et c’est pourquoi il est possible de la combattre. C’est d’ailleurs devenu indispensable de nos jours. Il en va de la survie de l’humanité. Comme l’explique Milgram, la soumission à l’autorité a eu une certaine utilité autrefois, pour permettre aux groupes humains de s’organiser rapidement et efficacement, mais elle peut aussi s’avérer catastrophique à une époque où les États ont les moyens d’organiser des massacres à une échelle industrielle et où quelques individus ont le pouvoir de déclencher une guerre nucléaire. Ajoutons à cela que les désastres écologiques se multiplient, et qu’il est urgent de se rebeller contre un système de production et de consommation qui compromet si gravement l’avenir de l’humanité.

Mais comment se désintoxiquer de toutes ces habitudes de soumission, qui sont si profondément ancrées dans notre esprit, dans notre âme et dans notre système nerveux ? À défaut de connaître LA solution au problème, je proposerais quelques pistes. D’abord, il peut être utile de pratiquer certaines formes de méditation, comme la « pleine conscience », qui permet de devenir plus serein, moins dépendant du jugement d’autrui et des attentes sociales. Naturellement, il ne s’agit pas réduire la méditation à un simple outil en vue d’une fin politique. Elle a un intérêt en elle-même. Mais cela ne l’empêche pas d’avoir aussi une utilité. Et cette utilité sera sans doute d’autant plus grande que les méditants participeront à des actions collectives (par exemple syndicales ou associatives). L’union fait la force, non seulement d’un point de vue politique, mais aussi d’un point de vue psychologique : chaque personne est d’autant plus apte à résister à un ordre social injuste qu’elle se sait soutenue par d’autres. Encore faut-il que cette révolution politique soit en même temps une révolution spirituelle.

Spiritualité et politique

Craignant de lasser mes lecteurs et mes lectrices, je ne peux qu’esquisser ici ce qui sera développé dans mon prochain article. J’essaierai de montrer que la spiritualité ne se réduit pas à la religion, et qu’elle peut être tout le contraire d’un opium du peuple : une libération à l’égard de toutes les idoles politiques ou religieuses. Si nous obéissons si facilement, même à des ordres stupides ou injustes, c’est parce que nous avons tendance à sacraliser les autorités et les symboles qui les représentent (drapeaux, uniformes, titres, diplômes…). En ouvrant notre esprit à une dimension plus vaste, que l’on peut appeler – faute de mieux – spiritualité, nous délivrons notre pensée de ses particularismes nationaux, religieux, sociaux, etc. La révolution politique doit être en même temps une révolution spirituelle, sous peine d’aboutir à une divinisation du nouveau pouvoir en place. Il ne s’agit pas de remplacer le culte de l’argent par le culte d’un chef charismatique, comme Staline ou Mao ont pu l’être en leur temps. Il ne s’agit pas non plus de remplacer le capitalisme et la société de consommation par une soumission à un Dieu transcendant ou à une Mère Nature prétendument sage et bonne. La vraie spiritualité ne pourra être que sacrilège et démocratique. C’est en mettant en question toutes les formes d’autorité et toutes les hiérarchies sociales que nous pourrons découvrir l’unité profonde du genre humain et la présence d’un esprit universel au sein de chaque groupe ou individu particulier.

 

(À suivre)

 


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