Pourquoi la Russie n’est pas l’Union Soviétique

par Séraphin Lampion
dimanche 21 juin 2015

Pendant plusieurs décennies, jusqu’en décembre 1991, l’Union Soviétique a servi de repoussoir aux dirigeants occidentaux et on assiste actuellement à une tentation de retour à cette dichotomie ouest-bon/est-mauvais à travers l'idée répandue dans de nombreux médias comme quoi la Russie est, au fond, la même chose que l'Union Soviétique. La personnalité de Poutine est régulièrement taxée de « soviétique », comme la politique étrangère de la Russie dans sa sphère géographique est qualifiée de « néo-soviétique". Pourtant, cette idée est totalement fausse et conduit à des interprétations aberrantes des évènements actuels. En mettant l'accent sur les similitudes mineures et superficielles entre la Russie d'aujourd'hui et l'URSS disparue on passe à côté d’une réalité beaucoup plus intéressante.

Certaines parties de l'Union soviétique sont maintenant membres de l'OTAN et de l'UE. La Russie a perdu l’influence qu’avait l’URSS sur les « états satellites ». Plusieurs pays qui étaient intégrés à l'URSS font maintenant partie d’une manière évidente du monde occidental. Les pays baltes étaient d'importants centres industriels, technologiques et militaires qui sont maintenant totalement coupés de la Russie. Plusieurs autres pays post-soviétiques (comme l'Azerbaïdjan et la Géorgie) coopèrent avec l'Occident. Des parties de ce qu’était l'Union soviétique sont maintenant dans une alliance militaire occidentale.

Les Occidentaux avaient pris l'habitude de substituer « russe » et « soviétique », comme s’il s’agissait de termes équivalents. Ce n’était pourtant pas le cas. La Fédération de Russie, aujourd’hui, est beaucoup plus russe que ne l’était l'Union soviétique. Les minorités jouent un rôle important (et croissant !) en Russie aujourd'hui, et représentent un pourcentage croissant de la population, mais culturellement, religieusement, linguistiquement, et numériquement, les Russes ethniques sont dominants. À la fin des années 1980 la population de l'Union soviétique était pour un peu plus de 50% russe. L'empire russe des tsars avait à peu près le même pourcentage. Par contre, la Fédération de Russie est actuellement russe à 80% environ. Les conflits n’ont pas disparu, mais ils sont très différents de ceux qui ont caractérisé l'URSS.

Le parti communiste de l'Union soviétique était, pour la quasi-totalité de l'histoire soviétique, le seul parti politique légal. Tout autre groupe politique organisé et toute autre activité politique en dehors du parti étaient illégaux. L'ensemble de la structure s’est écroulé avec Gorbatchev.

L’Union soviétique était une des sociétés les plus militarisées que l’histoire ait connue depuis Napoléon, et consacrait entre 20 et 30% de son PIB au budget des forces armées. Personne ne connaît le niveau réel des dépenses de la défense soviétique, mais l'ensemble de l'économie soviétique a été fortement influencé par des considérations militaires. La production de biens civils, par exemple, devait avoir un "double usage". La Fédération de Russie consacre entre 4 et 5% du PIB à la défense. C’est un peu élevé par rapport aux normes internationales, mais on est très loin du niveau atteint par les Soviétiques et en-dessous du niveau actuel des dépenses militaires américaines.

Aujourd’hui, la Russie a une monnaie convertible. Pour les citoyens soviétiques il était impossible de changer des roubles en dollars. Le rouble avait un taux de change officiel élevé, mais dans la pratique, les transactions se réalisaient au marché noir dans lequel la valeur réelle du rouble représentait une petite fraction du cours officiel. Ce n’est plus le cas. Le rouble peut fluctuer en valeur, et connaît actuellement une faiblesse réelle, mais les gens sont libres d'acheter et de vendre des roubles comme ils l'entendent. Car l’ensemble de l'économie de la Russie est devenu un marché libre. Le système économique actuel de la Russie souffre de la faiblesse des institutions juridiques et de la corruption, d’un secteur financier sous-développé, et d'autres défauts. Mais la Russie ne souffre pas d’une distorsion économique massive générée par des subventions de l'Etat, comme c’était le cas pour l’URSS. La politique de l'Union Soviétique, pour contenir l'inflation, consistait à ne pas augmenter les taux d'intérêt ou à limiter les prêts bancaires, et de pratiquer parallèlement l’inflation illégale. L'inflation était interdite et les prix sur des produits importants étaient gelés. Le contrecoup de cette économie double (visible et souterraine) s’était traduit par des pénuries de plus en plus fréquentes. Le niveau d'intervention de l'État dans l'économie russe actuelle n’a rien de comparable. Les prix des biens de consommation sont libéralisés et l'économie fonctionne sur les principes d’un marché libre.

La Russie a des frontières ouvertes. Le "rideau de fer » (expression instaurée par Winston Churchill) qui limitait la libre circulation des personnes serait devenu un problème de plus en plus grave si la situation s’était maintenue. Quitter la Russie aujourd'hui n’a rien d’un exploit. Chaque année des milliers de citoyens russes quittent le pays sans que cela provoque un drame : ils obtiennent tout simplement un visa, montent dans un avion, et partent.

Par contre, si la Constitution russe garantit l’accès gratuit aux soins médicaux pour tous, bon nombre de Russes jugent que cette égalité théorique est bien loin de la réalité. Selon eux, il y a deux sortes d’accès aux soins : ceux qui peuvent s’offrir des cliniques privées ou profiter des traitements payés par l’État, et ceux qui doivent subir les files d’attente des salles de soins bondées ou de seconde main simplement parce qu’ils n’ont pas pu rassembler les fonds nécessaires.

Depuis l’effondrement de l’URSS, beaucoup pensent que les années de capitalisme à l’occidentale ont davantage enrichi la tranche la plus aisée de la société, alors que la majorité des Russes sont toujours aussi mal-lotis. Et, bien qu’à l’époque soviétique, la fortune personnelle se faisait discrète, la Russie d’aujourd’hui serait davantage celle de l’ostentation des richesses personnelles et les inégalités sociales

Le système éducatif est hérité de l’Union Soviétique. Le taux d’alphabétisation russe figure parmi les plus hauts de la planète et avoisine 98 %. Dans l’Union Soviétique, il existait une école unique (sans distinction entre école, collège et lycée), où tous les enfants de toutes les républiques soviétiques étudiaient le même programme. La scolarité obligatoire durait 8 ans ou 10 ans pour ceux qui désiraient entrer à l'Université. L'enseignement était poussé, davantage que dans les écoles occidentales. Après l’éclatement, les programmes ont été modifiés et allégés et les livres réécrits afin d’adapter les objectifs de l’école à ceux de la nouvelle société.

De nouveaux établissements élitistes et coûteux, souvent sous la tutelle des universités, proposent désormais des cursus supplémentaires, en plus du cursus classique. Le baccalauréat en Russie est général, mais les nouveaux établissements délivrent à leurs élèves des diplômes supplémentaires : assistant de direction, assistant juridique, assistant comptable, etc. Ces établissements préparent les élèves aux concours draconiens d’entrée dans les universités. La scolarité universitaire dure cinq ans. La formation technique et mathématique est de haute qualité, au contraire de métiers de l’économie et de l'entreprise.

Parmi les problèmes majeurs des universités russes figure la corruption, notamment lors des examens d’entrée et des partiels. Les salaires très bas des universitaires contrastent avec le niveau élevé des frais de scolarité : 3500 euros/an en moyenne. Le nombre de places gratuites est réduit, si bien qu'il y a en moyenne 6 à 8 prétendants par place dans les facultés prestigieuses de droit, d’économie, de langues étrangères et d’ingénierie.

Le fait que la Russie actuelle diffère de l'Union soviétique ne veut pas dire qu’il s’agit du paradis, comme « soviétique » ne signifie pas enfer ». La Fédération de Russie et l'Union Soviétique présentent des différences fondamentales. Sa position dans l'ordre international, la puissance de ses forces armées, ses politiques migratoires, la nature de ses systèmes politiques et économiques donnent à la Russie une toute autre réalité que celle de l'URSS. Le nier traduit soit une grande ignorance, soit un parti pris politique de mauvaise foi. Mais l’aveuglement n’a jamais conduit au succès.


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