Pourquoi nous devons être anti-américains

par Nicolas Kirkitadze
mardi 11 septembre 2018

Se déclarer anti-américain un 11 septembre, c'est comme porter un maillot "Vive l'Algérie" à Béziers ou ouvrir un club échangiste au Vatican : vous pouvez le faire, mais c'est risqué. C'est d'autant plus risqué que l'impitoyable aiguillon médiatique a ramené les questions de terrorisme et d'islam dans l'actualité, avec le fameux rapport de l'Institut Montaigne, où l'on découvre que la France est sur le point de tomber sous la férule des salafistes dont le pouvoir s'exercerait notamment sur internet au moyen d'écrits "anti-occidentaux" et, particulièrement, "antifrançais et antiaméricains". Dommage pour les auteurs de ce rapport, l'auteur du présent article n'est pas musulman mais païen à tendance panthéiste, et, quoi qu'il en soit, l'anti-américanisme rationnel prôné ici n'a rien de commun avec les fanatismes religieux et les postures idéologiques.

Depuis leur création en 1776, les États-Unis d'Amérique aiguisent toutes les passions. Et les Américains sont sans doute le peuple le moins aimé sur cette planète. Paradoxalement, cet anti-américanisme sert les intérêts de l'oncle Sam et donne un argument formidable à ceux qui cantonnent les anti-américains au rang d'aigris ou de provocateurs. Car, l'Amérique est accusée de presque tous les maux, à tel point qu'on se demande si chacun ne voit pas en elle ce qu'il déteste le plus. Patrie de la pornographie et du consumérisme pour l'extrême-droite, pays du puritanisme et du racisme pour la gauche, trop isolé et ethno-centré pour certains, trop multiculturel pour d'autres, le pays du chewing-gum cristallise les haines de presque toutes les idéologies. Le qualificatif d' "anti-américain primaire", forgé par les rares défenseurs de l'Oncle Sam n'est malheureusement pas usurpé dans certains cas. Et, ceux qui en pâtissent le plus, ce ne sont pas les Yankees, mais bel et bien les anti-américains, assimilés tantôt à l'extrémisme nazi, tantôt aux fanatismes communiste ou islamiste.

Pour sortir de cette impasse et avoir un peu de crédibilité, il est tout d'abord nécessaire de dépasser l'anti-américanisme. Lorsque l'on lit des penseurs anti-atlantistes comme le communiste Régis Debray et le nationaliste Alexandre Douguine, on se demande s'ils sont respectivement communiste et nationaliste parce qu'ils sont anti-américains ou s'ils sont anti-américains parce qu'ils sont communiste et nationaliste. Ces auteurs tombent justement dans cet anti-américanisme primaire qui consiste à analyser l'histoire et l'actualité mondiale à l'aune d'une opposition entre les États-Unis et les autres, en imputant à l'Amérique l'ensemble des malheurs du monde. Or, ce n'est pas faire œuvre de scientifique que de choir ainsi dans le pathos.

L'anti-américanisme constructif ici prôné tend au contraire à la rationalité et vise à s'affranchir de la vision holistique pour être le maillon d'une lutte plus grande : l'humanisme. Car, le principal défaut de l'Amérique est d'être un ennemi de la paix. Figurez-vous qu'en 242 années d'existence, ce pays a été en guerre durant 224 ans, entrecoupés de brefs intermèdes de demi-paix. Née au crépuscule du siècle des Lumières et adoubée par ces dernières comme l'achèvement de leurs luttes pour la liberté, l'Amérique a bel et bien trahi ceux qui, en France et ailleurs, avaient vu dans sa naissance l'espoir d'un bien pour l'humanité.

Plusieurs centaines de colons pro-britanniques, environ un million d'Amérindiens, des centaines de milliers de Noirs, 400 Barbaresques, 25 000 Mexicains, 60 000 Espagnols, 1 740 000 Japonais, 215 000 Nord-Coréens (un quart de civils), 1 200 000 Vietnamiens (un tiers de civils), 956 civils serbes, 2100 civils afghans, 26 405 civils irakiens. Ces chiffres désolants sont ceux des morts imputables à l'Amérique tout au long de son histoire. A cela, il faut évidemment ajouter les millions de blessés ainsi que les crimes plus insidieux et plus odieux comme les viols de guerre. Rien qu'en France, les libérateurs se seraient rendus coupables de 5 000 viols : des chiffres officiels bien en-deçà de la réalité, au vu du tabou que ce sujet représentait à l'époque. En Allemagne, les viols commis par les GI's atteignent un score officiel de 11 400. Ce paragraphe n'est qu'un bref résumé de tous les crimes dont le pays de la Bannière Étoilée s'est rendu coupable depuis qu'il a vu le jour, souillant par le sang et le stupre ses fonts baptismaux qui devaient augurer un âge de paix pour le genre humain. Soudain, on les comprend mieux, ces "anti-américains primaires".

Bien sûr, il y a eu de grands États-Uniens qui ont condamné des crimes commis par leur pays et, quoi qu'il en soit, les civils ne peuvent être tenus responsables des turpitudes de ceux qui les dirigent et les manipulent : on se rappelle de la paranoïa belliciste créée par Rumsfeld et Wolfowitz (sous la supervision de Bush) pour amener l'opinion états-unienne à réclamer la guerre contre l'Irak. De 15% en 2001, le nombre d'États-Uniens bellicistes était passé à 70% en 2003. Est-ce de la bêtise ou de la complicité ? L'histoire jugera. Quoi qu'il en soit, s'en prendre à des innocents pour venger la mort d'autres innocents est évidemment une "méthode" inacceptable moralement. Loin de nous, donc, l'idée d'appeler à la destruction de l'Amérique (les hamburgers et les opioïdes s'en chargeront). Quant à son hégémonie, je ne rougis pas d'affirmer que, oui, elle doit être détruite : non par idéologie politique ou religieuse, mais par pragmatisme, pour le bien de l'humanité.

Lorsqu'un pays pense avoir une "mission divine" et se prétend en croisade contre un "axe du mal", il est temps d'y dépêcher des psychiatres et, surtout, d'en confisquer l'arme nucléaire. Ceux qui traitent Trump de "taré" font erreur : Trump n'est pas plus "taré" que Bush ou Reagan, ce sont tout simplement des Américains. C'est tout le pays (ou, du moins, une grande partie) qui est atteint de démence : un mélange de complexe d'Icare et de paranoïa, mal congénital de l'homo americanus qui a désespérément besoin d'un ennemi caricaturé qu'il se construit et qu'il modèle, lui prêtant tantôt la couleur rouge du communisme, tantôt celle, verte, de l'islam (ou des extraterrestres pour les plus atteints).

Pour les lecteurs au fait de mon positionnement libéral, il y a sans doute matière à être surpris : un libéral qui nous pond un manifeste anti-américain ? Oui ! Car il y a une question dont la réponse semble en apparence limpide tant qu'on ne se la pose pas : les États-Unis sont-ils vraiment un pays libéral ? Aussi libéral que la Chine est communiste. Le libéralisme ramenard affiché par le pays des self-made-men ne serait-il pas plutôt un cache-sexe à leur hégémonie mondiale ? Les principes d'hégémonie et d'impérialisme sont de fait étrangers au libéralisme qui est au contraire un héritier de l'humanisme et des Lumières. Ayn Rand, philosophe états-unienne hélas méconnue en France, fut une figure phare de la pensée libertarienne, ce qui ne l'a pas empêché de se prononcer contre la participation américaine à la Seconde Guerre mondiale et à la Guerre du Vietnam, considérant, dans le cadre de son "patriotisme rationnel", qu'une guerre n'était envisageable pour un pays que s'il était physiquement menacé. Dans son livre Capitalism, The Unknown Ideal, elle déclarait : "L'homme d'affaires et le guerrier sont deux figures antagonistes". Une vision qui balaie donc toute idée de "destinée manifeste" et de "gendarme du monde", chères aux politiques et à l'opinion publique états-uniennes.

Libéralisme et anti-américanisme : non seulement ces deux conceptions ne sont nullement antagonistes mais on peut même affirmer (si l'on connaît les principes fondateurs de la pensée libérale) qu'un libéral authentique ne peut qu'être opposé aux États-Unis tant sur le plan moral que politique. Donald Trump a représenté (a du moins feint de représenter) ce libéralisme authentique débarrassé des fioritures morales aux accents d'impérialisme atlantiste et centré sur le seul intérêt national. "America First !" était l'une de ses devises avec le fameux "Make America Great Again !". Cette grandeur ne devait pas consister à écraser les autres en leur imposant de prétendues "valeurs universelles" par le napalm, mais à s'élever au-dessus des autres par le travail et l'innovation, conformément au libéralisme authentique. Mais voilà, la politique trumpienne, chaperonnée par les Faucons néoconservateurs et le complexe militaro-industriel, est tout sauf libérale.

En effet, beaucoup de gens, en France et aux États-Unis confondent le libéralisme politique et le libéralisme économique. Un pays peut très bien être tourné vers le marché et le libre-échange tout en ayant une politique intérieure autoritaire et une politique étrangère impérialiste : la Chine en est un exemple, les États-Unis de Trump en sont un second. Les sanctions infligées à l'Iran et l'empêchement des pays européens à investir dans ce pays, les menaces de destruction totale de la Corée du Nord, le Muslim Ban… autant de mesures aux antipodes du libéralisme qui relèvent plutôt d'un nationalisme populiste et va-t-en-guerre. Or, n'en déplaise à l'aile droite du GOP ainsi qu'à nos national-libéraux comme Lesquen et Ménard, le libéralisme et le nationalisme sont deux doctrines absolument inconciliables : le premier étant basé sur l'individu et l'accomplissement personnel quand le second prend pour socle la communauté ethnique.

Le libéralisme authentique (liberté d'expression, de circulation, de pensée, d'investissement) ne pourra s'appliquer pleinement dans le monde qu'avec l'effondrement de l'impérialisme politique, économique et – surtout – culturel des États-Unis. Cette étiquette de "libéral anti-américain" est singulière, je le conçois. Mais cette singularité vient du fait qu'en Europe, la plupart des libéraux autoproclamés sont de fervents atlantistes, un mélange des genres qui conduit à l'assimilation des deux pensées pourtant opposées. Car, se dire libéral et être pour les intérêts d'un pays étranger est encore plus crétin que d'être libéral et nationaliste. Un libéral ne peut être pour les intérêts de telle ou telle entité étatique (surtout une puissance étrangère) puisque l'essence même du libéralisme est le dépassement de l'ethnos et la création d'une société de personnes libres. Or, quel plus grand ennemi de la liberté que l'État, et a fortiori, l'État américain ?

Le but du présent article n'est ni d'appeler à la haine contre les États-Uniens, ni de minimiser leurs méfaits, mais simplement de proposer une nouvelle stratégie rationnelle et apaisée d'anti-américanisme qui doit s'inscrire dans un programme plus large d'humanisme. Nous ne sommes pas humanistes parce que nous sommes contre les États-Unis ; nous sommes contre les États-Unis parce que nous sommes humanistes. Les combats se gagnent par la Raison et non par le pathos. Ce n'est pas au nom d'un Dieu ou d'une prétendue "lutte des classes" que nous devrions être anti-américains mais au nom de l'humanisme et de la liberté, au même titre que cet humanisme libéral doit nous amener à combattre tous les impérialismes (communisme, islamisme, sionisme, fascisme, sociétalisme) qui sont autant d'entraves à la florescence du génie humain.


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