Propos de Christine Angot sur l’esclavage
par A.J.B. Minime Jr.
mardi 4 juin 2019
Ce qui était dit en filigrane, c’est que si la nature et l’objet n’étaient pas mêmes, si la visée de la traite négrière n’était pas génocidaire, à l’inverse du génocide des Juifs, cela signifie donc que les victimes de la première auraient moins souffert que celles du second. Sous-entendu confirmé par l’affirmation selon laquelle les Noirs déportés auraient été « bien traités ». C’est minimiser le drame. C’est tolérer la réification d’êtres humains. C’est entreprendre un révisionnisme historique. Et tout cela heurte.
L’esclavage, madame Angot, ce sont près de trente millions de personnes déportées durant quatre siècles, d’hommes et de femmes arrachés sur le chemin de la vie à leurs familles, à leurs terres, à leurs racines. Ce sont presque autant de morts, de blessés dans la chair et dans l’âme. C’est aussi, l’asservissement, la spoliation et l’aliénation d’un continent entier ; la destruction méthodique de toute une cosmogonie, une civilisation, une epistémè. Et c’est enfin l’aube de l’établissement d’une scission idéologique du monde, dont les ramifications continuent encore aujourd’hui de ravager consciences et pays, inclinant une géopolitique inique et absconse.
Le fait que ces propos aient été tenus sur une chaîne du service public ( France 2 ), sous finances donc du tout citoyen quidam, en direct et à une heure de bonne audience, élève ce qui aurait pu rester une scène d’opinions simplettes à l’échelon national. L’on peut ainsi, en toute quiétude, manquer de respect à ce qui a fait l’identité d’une partie de la société française, et à la mémoire de martyrs, sans que quiconque sur le plateau ne daigne s’y opposer. Avons-nous, alors que nous commémorions encore le mois dernier l’abolition de l’esclavage, suite à sa classification comme crime contre l’humanité par la loi Taubira de 2001, à ce point atteint la lie de la culture ?
Il est bon ton de faire comprendre à ces personnalités que dans un État de droit, l’on est responsable de sa parole et de ses actes. Que la liberté individuelle de chacun s’arrête là où elle altère la liberté collective de tous. Ici, en l’occurrence, la liberté d’expression de Christine Angot heurte celle, pour une partie de la population française, de se sentir concernée par la mémoire de l’esclavage. Que, sous couvert de la nouvelle tendance malsaine de polémique et de « buzz », les médias ne devraient pas cautionner de tels propos qui influencent de façon négative l’opinion publique. Il ne s’agit pas tant là de liberté d’expression que de propos révisionnistes et calomnieux, donc condamnables par la loi. S’il existe tout un arsenal juridique à l’encontre du révisionnisme, ce n’est pas un hasard : l’on ne déshonore pas le souvenir des victimes de crimes contre l’humanité. Accepter cela, ce serait alors donner la Panacée à de dangereuses dérives, à la perte de tout sens et de toute vertu. Cela équivaudrait, toute proportion gardée, à sciemment continuer de donner la parole à des théoriciens de la Shoah, par exemple. À tout excuser, sous le couvert fallacieux du « argumenter plutôt que censurer ». Il n’est pas possible de raisonner, de convaincre ces personnes-là par le débat d’idées contradictoires. Car elles sont emmurées dans leur idéologie de fanatiques.
Un mot, d’ailleurs, à l’égard de cette logique du débat d’idées. A-t-on seulement vu quiconque sur le plateau déconstruire, ou même ne serait-ce que contester les dires de Christine Angot ? Non, personne n’a réagi. Pis encore : tout le monde a cautionné. Et, en dépit des milliers d’interpellations constructives postées sur les réseaux sociaux, Laurent Ruquier ne s’est-il pas obstiné, fi de toute probité intellectuelle, à défendre sa chroniqueuse ? Combien de fois avons-nous, par le passé, essayé de faire prendre conscience de leurs torts, des lacunes de leur pensée, à des personnes défendant ce type d’idéologie ? Combien de fois ? Et pour quel résultat ! Puisque l’on continue de retrouver de tels propos, en 2019, malgré un dense travail d’éducation en amont, c’est bien la preuve que cette méthode ne fonctionne pas.
« À surjouer le rationnel, l’on finit par vouloir tenter d’expliquer l’inexplicable ». Si, après une littérature abondante — tous les films, les expositions d’art, les conférences etc... — consacrée à l’esclavage et rendant de fait improbable l’ignorance à ce sujet, il subsiste encore des personnes qui partagent la pensée de la chroniqueuse d’On n’est pas couché, dès lors je ne vois que deux choses. Soit elles sont vraiment sottes ( pardonnez m’en ), et dans ce cas, dialoguer ne résoudrait rien, il faudrait les envoyer en psychiatrie. Soit, bien plus vraisemblable, elles sont de mauvaise foi. Et dans ce dernier cas, leur place est de comparaître devant le juge. Dans l’esprit de la lettre des lois mémorielles, notamment Gayssot ( 1990 ) portant sur la notion de crime contre l’humanité, de même que dans la tradition jurisprudentielle de lutte contre le révisionnisme qui en est née, les dires de madame Angot devraient en effet être traduits en justice à titre d’exemple.
En bref, nous l’aurons compris : ces propos sont insoutenables. Mais assez peu surprenants, hélas. Il existe une grande hypocrisie généralisée sur cette thématique en France. Les déclarations d’Angot ne seraient pas passées s’il s’était agi de minimiser la Shoah, ou encore le Bataclan. Or, comme il ne s’agit « que » des Noirs, le boulevard est tranquillement ouvert. Il est impératif de décoloniser les esprits, ainsi que l’exhortait Ngugi Wa Thiong’o.
Il est enfin temps, afin de résilience et d’apaisement, je l’appelle là de mes voeux les plus chers, d’ouvrir un vaste et honnête débat autour de ces questions d’identité culturelle et de passé colonial. Car il en va désormais de la crédibilité et de la qualité du vivre-ensemble de la société française, ainsi que de l’honneur de notre pays en tant que nation des Droits de l’Humanité. Si elle désire sincèrement respecter les histoires familiales d’une partie de son peuple, comme le porterait à croire la mention « fraternité » en sa devise, la France se doit d’affronter avec dignité son Histoire, y compris dans ses pans les plus sombres et les moins glorieux.
Autrement, nous continuerons de contempler la déliquescence d’une nation schizophrène à la cohésion sociale mal-construite.