Quand des scientifiques français testaient des drogues sur des cobayes humains

par attis
jeudi 29 octobre 2015

Nous savons tous que les nazis ont mené des expériences portant sur les drogues sur les prisonniers des camps de concentration. De même, nous avons tous en tête ces images de scientifiques américains administrant des doses de drogues diverses et variées (LSD, mescaline, etc.) à des cobayes humains, dans le cadre du programme MK-ULTRA.

Roger Heim

 Ce qu’on sait moins c’est que, contrairement au nuage de Tchernobyl, ces pratiques ont traversé la frontière de notre beau pays. En 1958, des scientifiques français, le professeur Jean Delay, Pierre Pichot, Thérèse Lempérière, Pierre J. Nicolas-Charles et Anne-marie Quétin, publiaient une étude intitulée Étude psycho-physiologique et clinique de la psilocybine, sous la direction de Roger Heim, alors directeur du muséum national d’histoire naturelle.

 Roger Heim était un mycologue, célèbre pour avoir identifié les psilocybe mexicana, communément appelés champignons hallucinogènes mexicains. Roger Heim a fait sa découverte sur les hauteurs de Huautla de Jimenez en pays mazatèque, au cours d’une expédition au Mexique en 1956, menée en compagnie de R. Gordon Wasson, qui s’est avéré par la suite être le chef du sous-projet 58 du programme MK-ULTRA (cf. L’histoire secrète des champignons hallucinogènes et La révolution psychédélique : un produit de l'ingénierie sociale).

 Heim confia quelques échantillons à Albert Hofmann, l’inventeur du LSD et un autre proche de Gordon Wasson, qui les ramena en Suisse aux laboratoires Sandoz (dont Wasson était par ailleurs un des directeurs), où il put isoler le principe actif des psilocybes : la psilocybine.

 Certains de nos larrons ont certes testé sur eux-mêmes les « champignons magiques » ; parmi eux Gordon Wasson, Heim lui-même, quelques uns de ses collaborateurs comme Roger Cailleux, et même Albert Hofmann, que sa prétendue balade en vélo sous LSD n’avait visiblement pas traumatisé (cf. Heim, Les champignons hallucinogènes du Mexique : études taxinomiques, biologiques, physiologiques et chimiques, 1958).

Wasson-Hofmann

Gordon Wasson et Albert Hofmann

 Mais ces « auto-expériences » ne suffisaient pas. Heim est donc entré en contact avec le professeur Jean Delay pour mener une étude systématique sur des sujets humains. Le bon professeur et ses collaborateurs ont ainsi administré de la psilocybine, gracieusement fournie par les laboratoires Sandoz, à 13 sujets normaux, dont on nous dit qu’ils se sont tous portés « volontaires », et sur 30 malades mentaux, uniquement des femmes. Il n’est pas précisé si ces malheureuses étaient elles aussi « volontaires » ou pas... L’expérimentation sur les malades mentales « a été guidée par nos premiers résultats sur les volontaires normaux et par les applications thérapeutiques préconisées pour les drogues de la même famille, le LSD 25 en particulier. » On peut se demander quelles pouvaient bien être les applications thérapeutiques du LSD 25.

 Les sujets sains ont tous ingéré la substance par voie orale, les doses allant de 5 à 14 mg, la dose moyenne étant de 10,2 mg. Nos braves docteurs décrivent les symptômes somatiques : sensation de chaleur, congestion faciale, mydriase, troubles de la coordination, bradycardie, perturbations thymiques, perturbations de la conscience de type oniroïde, modification de la perception du temps vécu, vertiges, troubles digestifs, etc. Le tout suivi d’asthénie pouvant durer plusieurs jours.

 Les malades mentales ont quant à elles tantôt ingéré la psilocybine par voie orale, tantôt subi des injections par voie sous-cutanée ou intramusculaire. Les doses varient de 6 à 15 mg. « Notre posologie a été, mais non rigoureusement, proportionnelle au poids de la malade ». Les effets somatiques sont globalement les mêmes que pour les sujets normaux, mais les effets psychiques sont soit plus marqués, soit modérés, soit nuls. Les neuroleptiques, sous l’influence desquels se trouvaient encore certaines malades, semblent être antagoniques avec ce type de drogue et en annulent les effets. Pour les malades mentales qui y ont été sensibles, l’étude conclut que « d’après l’expérience que nous avons des effets de la mescaline sur les malades mentaux, il nous a paru que la psilocybine avait une action psychique nettement plus intense ».

Jean Delay

 Ne souhaitant pas en rester là, Anne-Marie Quétin (co-auteur de l’étude pré-citée) a décidé de soutenir une thèse de médecine sur cette question, le 10 juin 1960, sous la direction du professeur Jean Delay. Roger Heim en a donné un compte-rendu dans La psilocybine en psychiatrie et au-delà (à propos de la thèse de Mademoiselle Anne-Marie Quétin), Revue de mycologie, mars 1961. Dans le cadre de cette thèse, une expérimentation a porté « sur 101 sujets dont 92 volontaires, considérés comme normaux, et 72 malades.[..] L’épreuve de la psilocybine était présentée à ces derniers comme un moyen de libération, ou comme un examen complémentaire indispensable au diagnostic. » Globalement, les effets somatiques sont les mêmes que lors de la première expérience. Les conclusions sont par contre plus affinées en ce qui concerne les effets psychiques :

 « [Le sujet] croit découvrir le sens de certains aspects du monde extérieur, mais sans pouvoir en préciser les raisons. Les assurances se précisent, mais le pourquoi reste posé : ‘‘j’ai la clé de l’harmonie universelle.’’ Et Mlle Quétin conclut : ‘‘Ainsi la psilocybine nous apparaît capable de bouleverser les relations entre le Moi et le Monde. Les idées délirantes retrouvées dans nos protocoles sont la traduction de cet étonnement fantastique que vit le sujet pendant cette intoxication’’ (p.91). La psilocybine crée véritablement une psychose artificielle ; c’est bien une drogue psychodysleptique ‘‘engendrant une déviation délirante du jugement avec distorsion dans les valeurs de la réalité.’’ »

 Tout n’est pas négatif (si, si) :

 « ‘‘Les tendances latentes de l’individu se révèlent’’, car le fond de l’individu n’est pas entamé par l’expérience. Si les contraintes sociales peuvent cacher certains sentiments du sujet, ceux-ci vont se révéler sous l’action de la drogue. ‘‘Ainsi, la psilocybine est un moyen d’exploration globale du sujet.’’ »

 Ce type d’« exploration globale » a du intéresser beaucoup de gens dans les divers gouvernements de l’époque.

 S’ensuivent quelques descriptions des effets de la psilocybine, suivant les différentes pathologies mentales.

 Il apparaît que ces scientifiques ont tenté de présenter la psilocybine comme un moyen d’exploration du Moi. La grande idée vendue par Gordon Wasson, et qui est au centre de toute sa littérature, est que les champignons hallucinogènes étaient une drogue enthéogène (un néologisme créé par Wasson et ses complices, censé signifier « qui engendre Dieu », ou qui le manifeste). Difficile pour des gens comme Heim, des psychiatres et des neurologues d’évoquer Dieu dans une publication scientifique... Ils s’en sont donc tenus à une de leurs divinités mineures, le Moi freudien, en évitant de s’étendre sur les sujets qui fâchent, comme le fait que « La psilocybine crée véritablement une psychose artificielle ».

Gordon Wasson

 Comme nous l’avons vu avec les deux articles publiés par Jan Irvin, la promotion des champignons hallucinogènes auprès de la population était un élément essentiel du programme MK-ULTRA. Gordon Wasson en était le chef d’orchestre, aussi bien en tant que chercheur de terrain (c’est lui qui a « découvert » le champignon psilocybe en 1953) que comme propagandiste, en particulier grâce à ses relations au magazine Life (dont les dirigeants étaient, comme lui, agents de la CIA), ainsi que par ses innombrables publications sur ce sujet (voir, entre autres, The Wondrous Mushroom et Mushrooms, Russia and History).

 L’implication du directeur du muséum national d’histoire naturelle, membre de l’institut, aux côtés d’un individu tel que Wasson, ancien vice-président en charge des relations publiques chez J.P. Morgan, président du Council on Foreign Relations (CFR), agent de la CIA et chef du sous-projet 58 du programme MK-ULTRA, laisse songeur. Heim ne s’est pas cantonné à son rôle de mycologue, il a aussi relayé la quasi-totalité de la propagande de Wasson, y compris au travers de nombreuses études écrites en commun. Une question légitime se pose alors : y avait-il donc un MK-ULTRA à la française ? Ou l’implication française s’est-elle limitée à un travail de sous-traitance de certains pans de ce programme américain par un nombre réduit de scientifiques ? Quoiqu’il en soit, il est difficile d’imaginer que l’état français n’était pas au courant de ces activités, et qu’il ne leur a pas donné son feu vert.


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