Quand l’électeur prend la mouche

par Fergus
lundi 16 mai 2011

La vie politique dans les pays démocratiques est rythmée par les élections. Et l’on doit faire avec ceux que l’on a élus pour nous représenter tant au plan national qu’à celui des collectivités locales. Des élus que l’on regarde souvent avec suspicion, voire avec irritation, lorsqu’ils s’éloignent de nos préoccupations et « oublient » leurs engagements de campagne. Normal. Cela dit, ce regard critique prend parfois une tournure inattendue chez certains de nos concitoyens : les... monomaniaques. Zoom (romancé) sur une histoire vécue...

Le temps s’écoulait tranquillement, ponctué, avec une régularité d’horloge, par la distribution de la feuille de paie le 30 de chaque mois. De loin en loin, une crise de fou-rire, les éclats de voix d’une prise de bec ou le brouhaha d’un pot donné à l’occasion d’une promotion ou d’un départ en retraite venaient donner un peu de relief à une routine administrative à peu près aussi mouvementée qu’un thé dansant de sous-préfecture. Et cela malgré les innovations que le département des Ressources humaines, gavé des dernières modes du management anglo-saxon, prétendait imposer à tous au nom du rendement et de la productivité. Heureusement, chacun gardait peu ou prou son caractère, y compris les zombies taylorisés qui répétaient sans révolte les mêmes gestes depuis des décennies.

Seul Jérôme Bompard restait imperturbable en toutes circonstances. Ni l’actualité du monde, ni les tragédies sociales, ni les deuils familiaux ne semblaient avoir de prise sur lui. Pas plus que les évènements sportifs, les campagnes électorales, les déboires sentimentaux des princesses ou les actions terroristes. Rien. Pas le moindre sourire, pas la plus petite larme, pas l’ombre d’une réaction : Jérôme Bompard semblait un mur d’indifférence. Á quarante balais, on ne lui connaissait d’ailleurs aucune relation affective. Certains le soupçonnaient même d’être encore puceau. Cette attitude de repliement sur soi présentait au moins un avantage au bureau : contrairement à d’autres collègues plus extravertis, jamais il ne saoulait son entourage de ses récits de vacances, de ses conquêtes amoureuses ou de ses analyses politiques ; à de rares exceptions près, ses prises de parole se limitaient aux considérations professionnelles. Pour le reste, Jérôme Bompard était un employé exemplaire : propre sur lui, ponctuel, discret, et surtout rigoureux dans le travail, souvent jusqu’à la maniaquerie. Bref, un collaborateur idéal pour la Direction. D’autant plus exemplaire aux yeux de l’encadrement qu’il se tenait systématiquement à l’écart des revendications politiques et syndicales. Ses chefs ne lui en savaient pourtant aucun gré : Jérôme Bompard végétait à un niveau hiérarchique indigne de ses compétences alors que les plus revendicatifs de ses camarades décrochaient, à grand renfort de décibels, des promotions infiniment moins méritées.

N’allez pas croire pour autant que Jérôme Bompard ne s’intéressait à rien. Contrairement aux apparences, c’était un passionné. Mais un passionné monomaniaque. Il était en effet dévoré d’une passion exclusive pour… la pêche en eau douce. Au point de consacrer à cette belle et noble activité tout son fric et tout son temps libre. Á ce propos, on savait de façon certaine qu’il possédait, dans son appartement de Ménilmontant, une impressionnante bibliothèque spécialisée ainsi qu’une remarquable collection de mouches de lancer dont, paraît-il, la notoriété s’étendait, via l’Irlande et l’Ecosse, de la Slovénie jusqu’au Québec. On savait également que Bompard publiait régulièrement des monographies savantes dans la revue Pêche et Tradition. Naturellement, l’été venu, tandis que les populations laborieuses allaient se faire dorer la couenne dans la promiscuité des plages, ou partaient, sac au dos, piétiner les saxifrages aux abords des refuges alpins, Jérôme Bompard, armé d’une canne de lancer, traquait l’omble, l’anguille ou la perche en progressant avec des ruses de sioux le long de languissants cours d’eau ou de torrents impétueux. Avec une prédilection marquée pour les grands espaces préservés, et notamment les rivières de l’Aubrac, les rios aragonais et les lacs sauvages de la verte Erin.

L’ennui pour ce brave garçon, c’est que personne dans la boîte ne s’intéressait à la pêche. Ni de près ni de loin. D’où son mutisme. Un mutisme dont ses collègues tentaient de le faire sortir de temps à autre, histoire de vérifier que son organe (vocal, cela va sans dire) fonctionnait encore. Il suffisait pour cela de prononcer un mot-clé, habilement placé dans une phrase anodine. En simulant par exemple une conversation téléphonique avec un imaginaire M. Gardon pour que, sitôt le téléphone raccroché, Bompard vous débite une longue tirade sur ce vertébré à nageoires dont vous étiez, jusque là, bien loin de soupçonner toutes les ressources. De même suffisait-il, en parlant de cinéma avec un collègue, de faire allusion à l’actrice Anne Brochet pour avoir droit à un discours enflammé sur les mœurs et la férocité de ce redoutable prédateur (le poisson, pas l’actrice !).

Avec sa vie lisse et sans surprise, partagée depuis vingt ans entre le travail, les poissons et l’art de les prendre à l’hameçon, Jérôme Bompard était totalement prévisible. C’est pourquoi ses collègues furent stupéfaits en le voyant débarquer au bureau par un frisquet matin d’avril. Bompard, d’habitude si calme, si posé, si froid pourrait-on dire, était dans un état d’agitation et de colère indescriptibles, les yeux exorbités et le feu aux joues. La stupeur passée, tous essayèrent de connaître les raisons de cette fureur inattendue. Sans succès : après avoir allumé son PC, Bompard s’était installé à son poste en marmonnant des insultes à un ennemi invisible. Au bout d’un moment, n’y tenant plus, la brune Joëlle s’était hasardée à questionner une nouvelle fois son collègue :

– Ça ne va pas, Jérôme ? On peut t’aider ?

– Y’a un problème ? avait ajouté Daniel, un grand sifflet au crâne dégarni.

Bompard avait serré les dents avant de se lâcher subitement en frappant du plat de la main son Parisien :

– Ces salauds de députés ! C’est un scandale !… Ah, les ordures !…

– Que se passe-t-il ? Ils ont supprimé l’ISF ? Augmenté l’âge de la retraite ?

– Pire que ça… Bande de pourris !…

Jérôme Bompard n’en avait pas dit plus. Il s’était, comme à l’habitude, replié sur lui-même, ravalant sa rage contre les représentants du peuple. Mais son teint décomposé et les tics qui agitaient son visage montraient à l’évidence que sa fureur, désormais muette, était toujours présente. L’affaire était d’autant plus étonnante que rien dans les infos du matin ne semblait justifier une telle colère de Bompard contre les élus de l’Assemblée Nationale. Intrigués, tous avaient alors entrepris d’éplucher en détail la presse du jour, bien décidés à découvrir les raisons de cette incompréhensible fureur...

Vingt minutes plus tard, Joëlle, triomphante et hilare, convoquait ses collègues dans son bureau. Sur son plan de travail était ouvert le Parisien du jour. Un entrefilet, relégué en page 14 du quotidien, étalait à la face du monde la duplicité de ces « ordures », de ces « salauds », de ces « pourris » de députés. Joëlle en fit la lecture à ses collègues médusés : « Une vingtaine de députés ont, en séance nocturne, adopté un amendement sur la pêche en rivière de 2e catégorie. La taille minimale de prise d’une truite sera désormais ramenée de 23 à 22 centimètres. »

Preuve était faite que les députés sont des gens indignes. Par chance pour la planète, la loi ne fut jamais votée, et Jérôme Bompard put garder quelques illusions sur la représentation nationale !


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