Quand la vallée perdue du Zanskar ressent les prémices de la modernité

par Charles-Antoine Schwerer
mardi 6 mars 2018

Zanskar, un confins himalayen niché dans la région indienne de Jammu-et-Cachemire. Chaque hiver, la solitude s’installe pour les habitants de cet ancien royaume indépendant. En l’absence de piste, le seul moyen de communication devient la rivière gelée, sur laquelle transitent les quelques convois d’hommes, de marchandises et d’écoliers pour lier les villages à la route de Padum, la préfecture. Dans ce petit monde autarcique où vivent près de 14 000 habitants, les discussions ne tournent plus qu’autour d’une immense nouveauté, un tremblement de terre, “l’army road”, comme la nomment les locaux. Les bulldozers des militaires indiens creusent en effet une piste pour relier les deux extrémités de la vallée, aujourd'hui accessibles seulement par une dizaine de jours de marche. Cette piste, dont quelques tronçons sont déjà sortis de terre pour faire lentement évoluer la vie villageoise, ouvre l’intégration progressive de cette vallée perdue dans la modernité.

Un système socio-économique ancestral : la quasi-autarcie

Le petit monde zanskari avait déjà connue une première mue lors de son entrée dans la République indienne en 1947. L’ancien roi, aujourd'hui déchu, a dû trouver de nouveaux revenus avec l’abolition de tous ses privilèges et vend maintenant des chiapatis dans la rue. Impossible de se douter que ce retraité miséreux a régné sur des cols de 5 000 mètres. De la société polyandrique en vigueur, il ne reste que trois familles où la femme cumule les maris. L’inscription progressive du royaume dans les cadres de l’État indien a ainsi provoqué une mutation politique et sociale de grande ampleur à la fin du XXème siècle. Ayant vécu une année sur place en 1976 l’explorateur et écrivain anglais James Crowden raconte que toutes les femmes travaillaient dans les champs vêtues de leur grande coiffe ornée de turquoises. Coiffe qui ne sort plus du placard aujourd'hui que pour les grandes occasions. Bouleversée politiquement, la société zanskarie a en revanche conservé dans ses villages les plus reculés un système socio-économique millénaire : chaque ferme produit durant l’été de l’orge et du foin, élève les troupeaux et accumule du bois et des bouses séchées pour servir de combustible durant l’hiver. Et le froid venu, “on tisse la laine, on reste au chaud et on prie” nous révèle un paysan de Pishu. En bref, l’été est consacré a accumuler nourriture et combustible pour tenir l’hiver, le tout dans une autarcie presque complète. Les seuls contacts marchands visent à vendre certaines bêtes pour acquérir en ville du sel (commerce ancestral) mais aussi du riz (consommation développée depuis l’entrée dans l’Inde) et parfois des vêtements et ustensiles de cuisine (objets manufacturés apparus depuis quelques années dans la région). Les modes occidentales de do it yourself et autre consommation circulaire consituent le b.a.- ba. de l’économie villageoise zanskarie. Comme si le marché revenait chez nous à ses premiers amours.

L'apparition du marché aux confins du monde, un choix politique

Dans cette économie villageoise qui a peu changé depuis des siècles, l’essor à venir du marché et de la modernité (entendue comme émancipation progressive des individus) ne résulte pas de forces “naturelles” ou “autonomes” suite à des initiatives éparses et intéressées des individus. Vu d’Occident, l’État est souvent pensé comme un contre-poids du marché, encadrant, limitant, compensant ce dernier. C’est oublier qu’aux prémices du capitalisme, l’élément déclencheur, la chiquenaude marchande est souvent le fait du politique. Cette alliance entre l’État et le marché est fort visible dans les forêts profondes, les sommets enneigés, les vallées reculées où, sans l’appui des pouvoirs publics, les intérêts marchands peinent à s’exprimer. Parti marcher sur les chemins perdus des confins français, l’écrivain voyageur Sylvain Tesson perçoit intuitivement que l’entrée de ces territoires dans le fracas de la modernité économique relève plus des politiques publiques que des initiatives des habitants. Les poids de l’État sur les “chemins noirs” français et dans les vallées tibétaines se font ainsi écho. Au Zanskar, l’entrée dans notre monde moderne est porté par deux initiatives publiques : la piste, véhicule du commerce, et l’école, vehicule de la liberté.

Une mise en branle économique sous l'effet futur de la piste

Construire une piste, c'est, à terme, introduire la décisive spécialisation du territoire. Quand une ferme en autarcie doit presque tout produire, des couvertures en laine aux murs de la maison en passant par le combustible et la nourriture, l’arrivée d’une piste permet d’acquérir à moindre coûts tous ces biens et se concentrer sur son activité la plus productive, en l’occurrence souvent l’élevage et l’agriculture. A l’échelle d’une maison, se produit la classique théorie des avantages comparatifs dessinée par Ricardo pour les nations. Comme ce fut le cas chez leurs voisins du Ladhak après la construction de la route de Leh, l’artisanat local se retrouve laminé par les produits industriels (notamment chinois). La route met ainsi systématiquement en concurrence chaque production locale. On n’a plus besoin de vanniers, de forgerons, de maréchaux-ferrants. Chacun doit innover, devenir plus productif, trouver sa spécialité pour survivre ou s’exporter vers la ville pour y trouver un revenu. Ce moment d’ouverture économique est celui de la mise en branle d’une communauté villageoise qui vivait dans un monde peu concurrentiel. Dans cette mise en branle, il convient d’être meilleur que les produits importés sinon on perd son activité. En France, ce moment est notamment décrit par Charles Peguy dans son livre L’Argent expliquant qu’auparavant si l’on vivait tranquillement et travaillait normalement, on restait pauvre, sûr de ne pas tomber dans la misère. Au contraire, une fois la concurrence apparue, si le petit ne se démène pas pour améliorer en permanence sa productivité, il deviendra miséreux.

L'école comme pillier de la modernité et rêve d'autonomie

Dans ce moment clef de spécialisation des territoires, le deuxième pilier de la modernité, l’école, joue un rôle central d’autonomisation. Véhicule d’une vision du monde nouvelle, l’école offre une émancipation sans précédent du modèle villageois avec la promesse de choisir son métier et non simplement de reprendre celui de son père. Les études consituent le passeport pour s’exporter vers la ville et trouver un travail hors du village. Les métiers traditionnels de la vallée se voient ainsi confrontés à une double tension. D’une part, ils sont concurrencés par les produits importés, et d’autre part, ils peinent à susciter des vocations chez les jeunes qui rêvent d’utiliser l’école comme tremplin. Un tremplin vers ce que tous les locaux appellent simplement un “bon salaire”. Quand la piste rend moins rentable la production traditionnelle, l’école offre une porte de sortie individuelle à chacun. Les stratégies se font alors moins collectives et chaque ménage mise sur les études de ses rejetons pour un avenir meilleur. Le cas des amchis, les médecins traditionnels tibétains est emblématique : tous continuent à y avoir recours et s’attristent de leur disparition future. Cependant, aucun jeune ne veut reprendre le flambeau d’un métier considéré comme difficile et peu rémunérateur. Les stratégies individuelles des familles prennant ainsi le pas sur l’enjeu collectif de préservation de la médecine traditionnelle. Envoyer ses enfants à l’école constitue par ailleurs un investissement conséquent puisqu’il faut leur assurer une subsistance loin du cocon familial. Un nouvel impératif de revenu apparaît donc et accroit la nécessaire spécialisation économique de chacun.

La destruction - créatrice est lancée

Voyant partir la première génération de jeunes vers les grandes villes indiennes pour étudier les anciens s’inquiètent de ne “pas le voir revenir, préférant la ville où tout est disponible” et surtout de les voir “devenir indiens et ne plus se sentir zanskaris”. Le passeport pour la liberté et l’autonomie tant financière qu’intellectuelle que constitue l’école inquiète ainsi certains. C’est le cas du lama du monastère de Lingshed, l’un des plus grands de la vallée. “Au début nous avons envoyé nos moinillons à l’école publique. Et puis les maîtres avaient une mauvaise influence. Nos jeunes quittaient le monastère pour trouver du travail. Donc maintenant on leur fait la classe nous-mêmes.” Les enfants placés au monastère se font de moins en moins nombreux explique le lama. Les dons des familles sont aussi en baisse et la lamaserie a dû trouver de nouveaux revenus. Ils ont donc acheté un immeuble dans la capitale voisine pour le louer à des étudiants. Ces jeunes qui plutôt que de devenir moines font aujourd'hui des études. Une destruction-créatrice dans les règles de l’art. Malgré sa position relativement perdante, le lama refuse d’avoir une vision simpliste de tous ces changements. “La route va permettre aux gens de moins souffrir. Et en même temps nous allons perdre notre mode de vie ancestral fait de tranquillité et de méditation. L’école c’est bien et en même temps cela vide les rangs du monastère. Tous ces changements sont bons et mauvais à la fois.” Une vision équilibrée de cet immense bouleversement. Et il doit bien reconnaître que l’impact matériel de la modernité, c’est pratique. “C’est vrai que je suis content d’avoir l’électricité depuis deux ans pour lire le soir en hiver”.


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