Quand les enjeux impérialistes fabriquent des criminels par millions…
par Michel J. Cuny
vendredi 19 juillet 2019
Il paraît que la question des réparations, et plus particulièrement celle de l’occupation militaire de la Ruhr, auront été l’occasion du premier grand discours de Paul Reynaud à la Chambre des députés, celui qu’il y a prononcé le 20 octobre 1922 en présence du président du Conseil, Raymond Poincaré.
Pour quelles raisons convenait-il de régler par la force ce moment extrêmement significatif des rapports historiques douloureux de la France avec l’Allemagne, en usant et en abusant de sa grande faiblesse militaire – plus ou moins momentanée ?
Nous allons constater que Paul Reynaud avait bien compris le sens profond de la guerre impérialiste qui venait à peine de s’achever… Il s’agit d’une affaire de capitaux, c’est-à-dire de ce qui matérialise l’appropriation privée des moyens de production et d’échange.
Parmi les instruments de travail dont l’histoire humaine a engendré l’élaboration – instruments qui permettent au travail humain de produire la richesse économique et tout particulièrement ce qui permet notre survie -, celui-ci est à toi, et celui-ci à moi…Cependant sous ces propriétés, le mouvement dialectique de l’histoire ne cesse de se développer à travers une répartition plus ou moins anarchique de ce qui fait la richesse capitaliste : la plus-value extorquée aux travailleuses et aux travailleurs, c’est-à-dire la différence entre ce qu’elles et eux produisent, et ce qui est nécessaire à assurer leur vie quotidienne selon les critères de l’époque à laquelle elles et eux appartiennent.
Dans la période impérialiste des grands Etats capitalistes, les peuples eux-mêmes sont garants, à travers le service militaire, des propriétés de ceux qui les emploient tout au long de leur vie de travail. L’extraordinaire complexité des rapports entre les capitaux et les Etats ne permet pas toujours de bien comprendre par où un conflit de grande dimension pourrait naître et se déployer… Mais lorsqu’il intervient, il emporte avec lui toutes sortes de liens définis historiquement entre les peuples, de même qu’il emporte le destin des individus eux-mêmes qui s’en feront une histoire personnelle à transmettre à leurs descendants : telle blessure, tel décès, tel veuvage, telle pension, tel cimetière militaire, etc…
Le tout se trouvera bientôt couvert d’une idéologie : pour certains, il se sera agi de mourir pour la patrie de façon tout aussi héroïque, ou tout aussi dévouée, que possible…
Pour d’autres, il s’agira de garantir la part de capitaux qui doit leur revenir… puisqu’ils savent pertinemment que c’était bien là le principal enjeu d’une guerre que, par ailleurs, ils ont gagnée – ainsi que pouvaient le penser les élites bourgeoises françaises des lendemains de 1914-1918.
C’est, en quelque sorte, au nom de celles-ci que Paul Reynaud prend la parole devant les députés de la nation française le 20 octobre 1922…
« Il est temps de présenter au monde la solution française du problème des réparations. Tous les jours qui passent sans qu’une solution intervienne voient se dégrader notre créance. »
En sa qualité de grand pays impérialiste, la France doit donc donner le ton, et elle veut que le « monde » le sache. Qu’on se le dise, là, ou là, ou là… Et tout spécialement… chez les Alliés…
« La solution de la France, le plan français, c’est quelque chose qui, à mon sens, doit être indépendant des habiletés, des remous et des marchandages d’une conférence. Il faut la rechercher tout de suite sans attendre qu’il plaise au successeur de M. Lloyd George de consentir à aller à Bruxelles ou en quelque autre lieu. » (J.O. Débats parlementaires, Chambre des députés, séance du 20 octobre 1922, pages 2756-2757)
D’où vient que le temps presse ?… De ceci que le capital allemand vient de se trouver coupé de la monnaie que son peuple utilise dans la vie quotidienne et qui part en lambeaux… Ainsi, momentanément, le capital allemand est-il une proie d’une pureté sans pareille… d’autant que, depuis l’assassinat des deux dirigeants spartakistes, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, ainsi que du promoteur allemand des Accords de Wiesbaden, le richissime Walther Rathenau, qui avait signé à Rapallo, avec l’Union soviétique, des accords déterminants pour la future Europe, la situation intérieure paraissait extrêmement confuse chez la puissance vaincue…
« Il y a cette panique qui possède tous les Allemand, parce qu’ils ont perdu confiance dans leur monnaie nationale et que tout le monde, en Allemagne, depuis M. Hugo Stinnes jusqu’au garçon d’ascenseur dans un hôtel, spécule sur le mark. Comment leur reprocher de ne pas vouloir garder entre leurs mains un papier dont ils sont sûrs que, demain, il vaudra moins qu’aujourd’hui ! » (Idem, page 2760)
Or, il y a spéculation et spéculation… Côté capitaux internationalisés, et côté menue monnaie…
Pour cette dernière, tout le sel vient de ce qu’elle se situe immédiatement dans le champ de la survie des autres… de celles et de ceux qui ne souhaitent pas jouer avec la monnaie, mais qui sont bien obligé(e)s d’y voir la condition de leur survie et de celle de leurs proches… Ce que Paul Reynaud n’ignore pas en 1922, pas plus que Charles de Gaulle ne l’ignorera en 1944 et 1945 (« Je les mettrai à la gamelle… »)
En tout cas, selon le premier :
« Nous voyons, d’une part, une classe ouvrière qui a un salaire dont le pouvoir acheteur, égal encore, il y a quelques mois, aux deux tiers de celui du salaire d’avant guerre, n’est plus maintenant que de la moitié : vous savez ce que cela signifie. Nous voyons une classe moyenne qui agonise dans des souffrances atroces. » (Idem, page 2760)
Et ce n’est pas n’importe qui :
« Ces gens de la classe moyenne, qui meurent de faim, ces gens qui forment l’élite : les fonctionnaires, avocats, médecins, rentiers, anciens officiers, ces gens, qui ont de l’action sur l’opinion publique de leur pays, chaque fois qu’en présence d’une sommation nouvelle de la France, ils voient leur monnaie nationale baisser, c’est-à-dire leurs ressources diminuer, que disent-ils ? Ils disent que c’est une insulte à leur misère et que nous voulons détruire l’Allemagne. » (page 2760)
De fait, un an plus tard, ce serait le putsch d’Adolf Hitler à Munich (8 novembre 1923)…
Or, dans le Journal de Joseph Goebbels, tel qu’il a été publié par Tallandier en 2006, le tome consacré aux années 1923-1933 nous fournit cette note à la page 728 et sous la date du 23 octobre 1923 :
« La famille Goebbels (où Joseph est revenu habiter après quelques mois de travail à Cologne) se situe exactement au sein de ces classes moyennes qui sont les principales victimes de l’inflation, leurs revenus ne suivant pas la hausse des prix et leur épargne se dégradant chaque jour. »
Comme les spécialistes le savent, il est venu un temps où Goebbels a voulu rompre avec Hitler pour le rapprochement que celui-ci opérait peu à peu avec les grands industriels allemands… Et pour cause.
Mais revenons avec Paul Reynaud devant la Chambre des députés…
« La richesse allemande a quitté la masse, elle est montée vers quelques puissants seigneurs : c’est à eux qu’il faut s’adresser. » (Idem, page 2760)
Et pour quoi faire ? La révolution ?…
NB. Cet article est le cent-quatorzième d'une série...
« L’Allemagne victorieuse de la Seconde Guerre mondiale ? »
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