Quel est le bouquin qui vous a donné le goût du large ?

par bakerstreet
mardi 26 mars 2013

« L'influence des premières lectures est profonde. Grande est la part d'avenir qui repose sur les rayons d'une bibliothèque. Elles pèsent infiniment plus sur le comportement, ces premières lectures, que n'importe quelle éducation religieuse. » ( Graham Greene)

 

Il ne faut jamais laisser seul les enfants dans un grenier, au milieu des vieux objets, des souvenirs, et surtout des livres dépareillés. Ils peuvent mettre la main sur le plan de l’île au trésor, et voguer vers des lieux au-delà du réel, d’où ils ne reviendront pas intacts à l’heure du goûter.

 

Mais voilà que le livre serait ringard, nous dit-on !

Des propos ineptes qui font sursauter. On a encore en tête les autodafés de la dernière guerre. Les barbares s’en sont toujours pris au livre, et Bradbury, dans « Fahrenheit 451 » a dressé un conte futuriste assez éloquent.

A quoi bon passer des heures dans un bouquin, alors qu’on l’aura oublié dans un an, et qu’un résumé de l’œuvre trouvé sur wilkipédia peut faire illusion !

Provocation ? Affichage imbécile d’une « modernité » iconoclaste ? Des propos qui feraient presque rire s’ils n’étaient pas révélateurs de l’air du temps !

 Peut on résumer « Guerre et paix » dans un tweet ?…. Tolstoï, réveille-toi, ils sont devenus fous !

 

 L’art du roman se conjugue avec d’autres valeurs et ambitions que ceux de l’esbroufe. 

Au départ, il y a eu un premier livre, une expérience bouleversante, qui vous a appris que maintenant, vous ne serez plus jamais seul !

 

 Je vous livre ici, l’histoire d’un après midi, où assis seul dans un grenier, je fis l’expérience du grand large, à travers la lecture.

Et vous ? Quel a été ce livre au dessus des autres qui vous a fait franchir le cap ?

 

-Un vieux bouquin sans couverture, traînant au fond d’une malle. Les pages restantes tenaient à peine à la reliure, grâce à une pauvre ficelle.

Il n’avait pas de titre, et commençait à la page 52 !

 Je pris en cours la première phrase, comme on saute dans un train, sans savoir où j’allais.

« Cornes de bouc ! Magnez vous à la manœuvre, ou je vous pends par les pieds à la grande vergue ! »

Nul besoin de faire les présentations ! C’était pas la peine qu’on m’explique : Il n’y avait qu’à lever les yeux pour voir le sinistre drapeau à tête de mort, qui claquait en haut du mat ! Un vieux barbu, à l’air terrible, faisait claquer sa jambe en bois sur le pont.

La réalité du grenier revenait par instants, de plus en plus furtive, comme celle de la conscience que l’on perd peu à peu, tout au bord du sommeil. Un léger mal de mer me chavirait le cœur et me brouillait par moment les yeux.

Quatre marins arrivèrent en portant péniblement un coffre, qu’ils déposèrent devant le borgne à la jambe de bois..

D’un coup de pistolet il fit sauter le verrou de la serrure, et le coffre fut ouvert.

Il y eut un murmure de saisissement dans l’équipage

« Tout cet or, capitaine. On dirait la rançon d’un roi ! »

« Aucun roi n’a jamais eu autant de richesse, Scully ! Nous allons devenir les hommes les plus puissants du monde !

Scully plongea avidement ses mains dans le coffre, avant que le capitaine Morgan ne l’arrête ! La belle Esmeralda, une gitane flamboyante, dut elle aussi remettre ce collier d’or qui brilla deux secondes sur sa poitrine !

« Pas touche ! On fera le partage sur l’île de la tortue ! Vous quatre, ramenez tout ça dans ma cabine ! Pour le moment je propose à l’équipage une double ration de rhum ! » 

 

Mon poste à bord n’était pas très précis. Mon seul talent était de sentir les choses, car j’étais toujours en avance de quelques pages sur eux. Il m’arrivait de crier pour les avertir du danger, mais aucun son ne sortait de ma bouche. Je compris bien vite que mon seul pouvoir était de rester à ma place, et de tourner les pages !

 

C’était par une journée de septembre. Je n’avais pas dix ans.

Un rai de lumière d’automne distribuait des carats, des rubis, des diamants étincelants, bref tout ce qu’un coffre de pirates découvert sur une île des caraïbes peut contenir. Le bourdonnement d’une mouche insouciante, doublait le son d’un avion, bien au- dessus du vasistas, laissant derrière lui une longue traînée blanche.

 

Une fois de plus, toute cette racaille put s’en tirer « au nez et à la barbe ! » de ses poursuivants.

La fille du gouverneur, qu’il avait fait prisonnière, lui tenait tête avec affront.

« Vous êtes un misérable ! Un goujat ! Mon père vous fera pendre à la grande vergue ! »

Ca le faisait ricaner bien sûr. Pourtant, ils semblait redouter les mouvements du petit nez impérieux de la belle bien plus qu’une épée, et se mettait rapidement à bégayer, perdant ses moyens.

L’équipage avait adopté aussi un orphelin, qui devint rapidement un copain. Il s’appelait Bill, possédait des yeux clairs, des souliers à boucles. Coco, le perroquet, venait se percher sans cesse sur son épaule, et se moquait du capitaine, dont il imitait la voix :

« Cornes de bouc ! »

Ils accostèrent enfin sur l’île de la tortue. Ce nouveau chapitre s’appelait d’ailleurs ainsi : « L’île de la tortue ! »

Malgré la différence de classe sociale, Esmeralda, la gitane, devint copine avec la fille du gouverneur, qui se dessalait. Ah ! Finit de se chamailler et de s’envoyer des claques ! Les deux filles ne se quittaient plus, bras dessus bras dessous ! Dans une taverne du port elles se mirent à danser ensemble, comme ça, pour rire ! Elles avaient dénoué leur chevelure, et faisaient bouger leurs bracelets, « provocantes et racées ».

Dans un coin du tripot, un vieux frère de la côte, assis sur un tonneau, s’était mis à gratter sa guitare, de façon de plus en plus rapide, à l’espagnole.

Dans la pénombre un noir aux muscles luisants, et aux yeux blancs comme des assiettes l’accompagnait sur son tambourin. Le rythme syncopé avait fait perdre la tête aux filles.

Les marins se taisaient, les regardant rouler des hanches. Je me cachais la figure derrière mes mains, mais écartais les doigts, pour voir, épouvanté et ravi. Debout sur une table, elles relevaient leur jupe et leur jupon en dentelles aussi haut que le drapeau noir, le « jolly Roger », avec sa tête de mort et ses deux tibias. Mais les leurs étaient bien garnies de chair autour.

Le club des cinq et le clan des sept étaient bien loin, avec leurs mièvreries, leurs aventures de pacotille, les grands-mères confiture et les filles aux poitrines plates.

Jamais je n’avais lu un livre pareil !

Mais voilà qu’il s’arrêtait net, aussi sèchement qu’il avait commencé, au beau milieu d’une phrase. 

Au delà de la page 169, il n’y avait plus rien. La reliure était cassée comme une amarre rompue dans la nuit.

 J’eus beau faire de grands gestes, sur le bord de l’ultime page, comme s’il s’agissait d’un quai, je vis le bateau s’éloigner, et les vagues se transformer de nouveau en lattes de parquet poussiéreuses. 

J’ai cherché la suite pendant bien longtemps, d’un bout du grenier à l’autre. Mais jamais je n’ai retrouvé les pages manquantes, la fin de l’histoire. Les déménagements sont eux mêmes comme des naufrages, et j’ai perdu les vestiges du livre peu après.

Les années ont ainsi passé, et je suis passé par tous les ages des marins du bord. J’ai eu douze ans, comme Bill l’enfant bouclé aux chaussures à boucle, puis trente, comme Scully. J’ai maintenant celui de Long John, le timonier, à la vue un peu basse.

Pourtant, parfois, je me prends à rêver encore à cette histoire étrange, de ce galion disparu un jour dans le triangles des Bermudes.

Impossible de nier que quand je me rends sur la côte, le dimanche, du coté de la pointe d’ Etel ou de Plouhinec, je ne reste pas un moment contemplatif, à examiner l’horizon, espérant y voir apparaître une voile, avec le drapeau noir à tête de mort !

Murphy a t’il réussi à s’évader du fort du gouverneur ?

 La fille du gouverneur n’ a-elle pas pris la poudre d’escampette, pour rejoindre son père, malgré son serment ?

J’espère que la Esmeralda, la gitane, est toujours aussi belle et chaleureuse !

 J’entends encore son rire résonner au delà des années ! Me laisserait-elle mettre la main dans sa chevelure dorée ?

Et Coco, le perroquet ! Rabâche-t-il les mêmes obscénités ?

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« Et vous n’avez aucune référence ! Comment voulez-vous qu’on trouve un livre dont vous ne connaissez ni l’auteur ni le titre ? »

C’est vrai, j’admets. Je ne suis pas le client le plus facile à contenter !

« Ben…J’ai le nom du capitaine : Capitaine Morgan, et le nom du navire aussi : La boussole ! »

« Maison d’édition, année de parution ? Si au moins vous aviez quelque chose de cet ordre à me fournir ! »

Tout cela laissait les gardes cotes et les bibliothécaires méditatifs.

J’en ai croisé de toutes sortes. Je voyais bien au petit sourire de certains qu’on me prenait pour un fou. Pas méchant, mais un fou tout de même !

« Regardez au rayon des illustrés, me disaient certains, d’un ton méprisant et un peu ironique !

Je ne vous parle pas de ces vieilles filles revêches, installées inamovibles derrière leur bureau, me regardant d’un air pincé !

Je reconnais que d’autres on tenté de me venir en aide !. Ils se passionnaient pour mon histoire, disparaissaient derrière des archives considérables. Ils prenaient ma demande pour un défi personnel qu’ils devaient résoudre, avant de revenir dépité, couverts de toiles d’araignées.

Je me suis résigné à faire mes recherches seul, tirant des bords d’un auteur à l’autre, au petit bonheur la chance, sans même de boussole ou de sextant, m’en remettant à l’inspiration, et à l’intuition du moment.

Rien de mieux dans une bibliothèque, que de poser son doigt sur la tranche des livres, et de lire tous ces titres qui sont comme autant d’invitation au voyage.

C’est un voyage au petit bonheur la chance ! Parfois, je m’arrête sur l’un d’eux, comme je le ferais dans un port en lisant sur le flanc des navires, un nom qui m’irait bien !

Conrad, Stevenson, Melville et Jack London ! Vous voulez d’autres noms ? J’en ai plein sur mon carnet d’adresses !

Je suis devenu une sorte de spécialiste, ou peut être de facteur. On ne se lasse pas de compagnons pareils. Ils m’ont parlé du cap des tempêtes et des îles de la Sonde. Et de choses terribles et merveilleuses, n’arrivant qu’aux aventuriers et aux rêveurs.

Mais personne n’a jamais entendu parler du capitaine Morgan et de son navire !

Je continue quand même à chercher, année après année, bouquin après bouquin, comme autant de coups de rames que je rejette derrière moi, à la recherche du graal.

Vagues de bitume et de poussières entre deux océans, que décrit Jack Kerouac dans « sur la route » . En voyant au loin apparaître San Francisco, il s’écrit médusé, derrière le volant de sa Buick : « Elle souffle ! Elle souffle ! » Comme si c’était Moby Dick, la baleine blanche du capitaine Achab !

« La mer est immense et contient beaucoup trop d’eau, pour que tes pleurs changent la couleur des choses ! » M’avait dit Scully, il y a des années de ça.

Je commence à comprendre ce qu’il voulait dire, quand il envoyait son bras vers le large, et l’océan du ciel..

Faut-il souhaiter aux autres de rencontrer eux aussi ce livre, où le mot « fin »n’existe pas !

On vous demande quelle est la plus belle femme du monde !

Certains parleront de Scarlett O’Hara, de Marylin, De Penelope Cruz, de Cléopâtre, ou de Brigitte Lopez, leur voisine de palier.

Il y a ceux qui vous parleront d’une femme, mystérieuse, élégante, surprise l’instant d’un regard dans le croisement d’un train. Et les voilà qui s’agitent, qui veulent la retrouver, et se renseignent sur les horaires des prochains départs.

Ils veulent, disent-ils, la retrouver.

Sans même connaître son nom, rien qu’à l’indice d’un parfum qu’ils sont seuls à saisir !

Ne les croyez pas, tout cela n’est qu’un leurre, un mensonge, un prétexte pour courir au bout du monde, ou s’emparer d’un nouveau livre.

 


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