Quelle place pour les médias citoyens ?

par Laurent
vendredi 17 mars 2006

L’article récemment publié par Guillaume Champeau pose clairement le problème des médias citoyens comme AgoraVox. Certes, cette expérience est extrêmement intéressante ; certes, elle permet à n’importe qui de donner son avis ; certes, elle permet aux internautes de découvrir un autre son de cloche, et tout cela est très positif. Cette approche renverse également la relation auteur/lecteur grâce à l’interactivité, et ceci pour le meilleur (quand l’auteur obtient des commentaires éclairés de spécialistes) ou pour le pire (commentaires limites injurieux, ignares, etc.), comme Guillaume nous l’explique.

Cependant, si la perspective de voir le gouvernement légiférer sur les médias citoyens doit nous faire réagir (bien qu’elle semble assez éloignée pour le moment), il n’empêche qu’il est sans doute intéressant de se poser la question de la place des médias citoyens.

Effectivement, que seraient les médias citoyens sans les médias traditionnels ? La grande majorité des articles traités sont des commentaires d’informations données par les médias traditionnels. Les rédacteurs participant à AgoraVox ne sont pas, pour la plupart, des journalistes. Et quand ils le sont, ils ne vivent pas de leurs articles dans AgoraVox.

N’oublions pas que faire du vrai journalisme est difficile, demande du temps et des moyens (sans parler de culture et d’intelligence, car ce n’est visiblement plus indispensable de nos jours). Aujourd’hui, la plupart des médias institutionnels, à part la télévision, éprouvent des difficultés financières. D’où leur assujettissement à la publicité, et leur rachat par des groupes industriels qui connaissent bien, et depuis longtemps, l’importance de la maîtrise de l’information.

Les médias citoyens peuvent sans doute aider à combattre cette situation, mais je ne pense pas que le rôle d’AgoraVox soit de « sortir » des informations que la presse traditionnelle ne donne pas. Logiquement, quand un journaliste « sort » une info, il doit la recouper (un des principes de base, si je ne me trompe, étant d’avoir confirmation d’au moins deux autres sources indépendantes). Qui fait cela, sur AgoraVox ? Qui vérifie l’information donnée par une personne dans un article, ou bien qui s’assure que la personne l’a fait ? Personne, bien qu’un comité de rédaction valide les articles en tentant de s’assurer qu’ils suivent une politique éditoriale. Et c’est là, d’ailleurs, que j’aurais tendance à être en désaccord avec cette politique éditoriale. Voici la phrase au cœur de cette politique :

« ...l’objectif d’AgoraVox est de publier des actualités concernant des évènements ou des faits objectifs, vérifiables et autant que possible inédits. En d’autres termes, AgoraVox ne publiera pas des articles qui expriment uniquement des opinions personnelles, subjectives ou non vérifiables. »

Si nous attendons des rédacteurs d’AgoraVox des scoops, je pense que le nombre d’articles va être réduit, par contre les faits objectifs et vérifiables ne sont généralement vérifiables par le comité de rédaction que parce qu’ils sont relatés dans la presse traditionnelle. Cette approche est en concurrence directe avec la presse traditionnelle, et je pense qu’elle est une erreur. Les médias citoyens ne doivent pas concurrencer la presse traditionnelle, mais au contraire représenter un contre-pouvoir pour cette presse, pour l’obliger à être rigoureuse, objective, ou, à défaut, pluraliste.

Effectivement, imaginons que demain j’écrive un article dans AgoraVox relatant un évènement qui a eu lieu dans la région de Grasse, et que cet évènement ne soit relaté nulle part ailleurs dans la presse traditionnelle. Je ne pense pas que la rédaction d’AgoraVox aura les moyens de venir vérifier ni même de contacter d’autres témoins par téléphone pour valider l’information (et encore, j’ai pris une région de France, j’aurais aussi bien pu prendre un lieu en Ouzbékistan). Il y a fort à parier que la publication de l’article dépendra alors de son « innocuité » légale ou politique. Autrement dit, si l’info est du type chien écrasé, elle passera, en revanche, je ne sais pas si, dans le cas où elle serait polémique (mise en cause de personnes, etc.), elle pourrait passer. En fait, elle ne passerait sans doute pas, et c’est normal. Si je souhaite faire passer une information de ce genre, la meilleure attitude à adopter est de contacter un média « officiel » qui, lui, fera un travail de vérification par d’autres sources, puis déplacera éventuellement une équipe en fonction de l’importance accordée à l’information. Cette démarche n’est pas accessible à AgoraVox. C’est pourquoi je pense que, au contraire de ce qui est décrit dans la politique éditoriale, mais conformément à la réalité d’AgoraVox, ce qui est intéressant, c’est la subjectivité qui entraîne la diversité des opinions. C’est le côté "opinion personnelle des rédacteurs", bien sûr en citant des sources vérifiables (en provenance, justement, souvent de la presse traditionnelle) dès que les opinions sont mises en relief avec des informations telles que chiffres, enquêtes, citations, etc., qui fait tout l’intérêt d’AgoraVox. Car ces opinions sont par nature pluralistes, et bien souvent différentes des opinions exprimées dans les médias traditionnels.

En fait, un média citoyen, comme AgoraVox, permet de changer l’importance donnée à une information par les médias traditionnels, elle permet également l’interactivité, l’échange et le débat public sur un sujet, comme le montre bien la série d’articles sur le CPE.

L’information brute a rarement d’intérêt (peut-on qualifier les « gratuits » d’intéressants ?) ; par contre, son analyse et les commentaires associés permettent de réfléchir, d’ouvrir des débats, comme vient de le faire Guillaume avec son article sur la petite phrase de Donnedieu de Vabre. Par conséquent, il ne faut surtout pas opposer les médias citoyens et la presse traditionnelle. Quant à légiférer sur ce type de média, ce n’est bien sûr pas souhaitable, : tout l’arsenal législatif est déjà en place, et les médias citoyens ne vont à l’encontre d’aucune loi (pour l’instant en tout cas).


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