Quelle politique pour les chrétiens ?

par Michel Dupont
lundi 26 décembre 2011

Si mon propos peut d’abord concerner les chrétiens eux-mêmes, il est évident que n’importe quelle personne susceptible de s’intéresser à la question et ayant un minimum de connaissance à ce sujet peut se sentir concernée par cet article. 

L’idée selon laquelle être chrétien nous engagerait politiquement comme cela peut nous engager personnellement est admise aujourd’hui de manière quasi-universelle au sein de l’Eglise. Il n’est évidemment plus question de l’alliance du Trône et de l’Autel qui eut court sous l’ancien régime ou des idées réactionnaires de Joseph de Maistre à Carl Schmitt, en passant par Charles Maurras mais plutôt d’un courant d’idées que l’on peut nommer « démocratie chrétienne ». La doctrine sociale de l’Eglise l’inspire directement et la récente intervention de la Conférence des Évêques de France pour indiquer des critères à prendre en compte pour les catholiques dans l’élection présidentielle montre à quel point le lien entre politique et foi chrétienne est mis en avant au sein même de l’Eglise. Fabrice Hadjadj, dans une intervention au forum des républicains sociaux, expliquait sa conviction d’une urgence à porter une voix chrétienne en politique, son intervention synthétisant très assez bien l’opinion majoritaire à ce sujet. Enfin Christine Boutin, dont le programme est directement inspiré par la doctrine sociale de l’Eglise, est une candidate qui revendique sa foi chrétienne comme porteuse d’un engagement politique même si elle peine - pour l’instant - à fédérer les chrétiens de France.

En dépit de cette unicité, j’aimerais poser un problème : N’y a-t-il pas incompatibilité radicale entre politique et foi chrétienne ? Curieuse question à vrai dire, puisqu’elle suppose l’idée d’une certaine « essence » du christianisme de laquelle on pourrait déduire cette incompatibilité. Toutefois, soyons clairs : Je ne pose pas ce problème pour prendre la confortable posture de l’empêcheur de penser en rond mais au contraire parce que je suis convaincu qu’il y a là un problème majeur, éventuellement pour la société mais d’abord pour les chrétiens. Expliquer comment j’en suis venu à cette idée me semble la meilleure des manières d’en poser les fondements afin qu’on dispose de tout ce qu’il faut pour m’y répondre. La lecture de « Qu’est-ce que l’autorité ? », d’Hannah Arendt fut une première approche de ce problème : Arendt s’emploie à y faire une généalogie du concept d’autorité depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours afin d’éclairer la crise contemporaine de l’autorité. Ce faisant, elle s’intéresse au christianisme dont elle démontre qu’il a fusionné avec l’autorité politique romaine et la pensée platonicienne ou plutôt néo-platonicienne : C’est le passage de l’Eglise primitive à l’Eglise romaine. Le détail de cette fusion est assez complexe mais très intéressant et s’étale sur une très longue période, je suppose que bien des ouvrages traitent le sujet plus précisément. J’ai été assez intrigué par cet épisode de transformation de l’Eglise, notamment par les passages où Arendt explique comment « l’Eglise finit par être en mesure de venir à bout des tendances antipolitiques et anti-institutionnelles de la foi chrétienne qui avaient causé tant de difficultés dans les siècles antérieurs, et qui sont si manifestes, et apparemment si insurmontables dans le Nouveau Testament et dans les premiers écrits chrétiens. La victoire de l’esprit romain est presque un miracle […]. » (Hannah Arendt, La crise de la culture, « Qu’est-ce que l’autorité ? »). Je n’ai pas été intrigué parce que j’ignorais cet épisode de l’Histoire mais parce que je ne me doutais pas qu’il fût à ce point improbable : Il fallait que les chrétiens des premiers temps soient de violents contestataires, que les évangiles contiennent un message assez subversif pour qu’Arendt considère cet évènement comme aussi surprenant ! Et d’un autre côté, en tant que chrétien, qu’en penser ? Ne peut-on pas, ne doit-on pas considérer cet évènement comme une trahison de l’esprit du christianisme ? A cet égard, bien des évènements de l’histoire du christianisme (croisades, inquisition, etc) apparaissent aujourd’hui comme autant de trahisons de celui-ci, en quoi cet évènement-là revêtirait-il une importance particulière ? La réponse ne me semble pas très difficile : S’il s’agit bien d’une transformation du message du christianisme, nous avons été engagés par celle-ci dans une voie hasardeuse pendant des siècles et il semble même que bien des « trahisons du christianisme » soient directement issues de celle-là.

J’ai alors regroupé les questions suscitées par cette lecture en deux questions plus précises : Quelle est la mesure de la « trahison » ? Autrement dit, dans quelle mesure nous sommes-nous, chrétiens, écartés de ce que prônaient Jésus, les évangiles et les premiers chrétiens ? Et quelle est l’influence aujourd’hui de cette « trahison » dans le christianisme avec toutes les évolutions et rectifications que nous avons connu ? C’est à ce moment qu’on a porté à mon attention l’œuvre de Jacques Ellul, un théologien protestant du XXème siècle dont je recommande la lecture à tous ceux qui s’intéressent à ce sujet. S’il y a quelque chose qu’on ne peut pas dire de Jacques Ellul, c’est qu’il est bon argumentateur : Ce que j’ai lu de lui est rempli de points contestables qu’il ne fait vraiment pas l’effort d’approfondir. Mais il compense cette faiblesse en posant des idées extrêmement stimulantes comme celles que j’ai pu découvrir dans Anarchie et christianisme, qui, comme son nom l’indique, expose les raisons de lier les idées anarchistes et le christianisme. Jacques Ellul y fait le travail qui répond à la première question que je pose (« Quelle est la mesure de la trahison ? ») : Il analyse l’aspect subversif et contestataire du christianisme qui a été gommé par la suite pour permettre cette fusion qu’Hannah Arendt décrit dans « Qu’est-ce que l’autorité ? ». Cette analyse se fonde sur une lecture complète de la Bible avec l’ancien testament, où le peuple hébreu ne connaitra l’autorité que par la souffrance, le nouveau testament, où Jésus se caractérise par son mépris du pouvoir, l’Apocalypse, violemment critique à l’encontre de l’autorité politique et les Actes des apôtres où Pierre et Paul n’invitent pas – comme on a longtemps pu le penser – à une soumission des chrétiens aux autorités politiques, bien au contraire. Détailler cette analyse reviendrait à recopier le livre en entier, tant chaque point est discuté et interprété mais je renvoie les intéressés aux deux livres majeurs d’Ellul sur le sujet : Anarchie et christianisme et La subversion du christianisme (que je n’ai pas encore lu). Même s’il est évident que Jacques Ellul a une vision partiale dès le début de son travail, on y discerne suffisamment de rigueur et de réflexion pour considérer que la « trahison » du christianisme doit être considérée et non balayée comme le vulgaire fantasme d’un énième contestataire de l’Eglise.

Ce point admis, il n’en reste pas moins problématique : Quelles conséquences en tirer ? Dire que l’alliance du Trône et de l’Autel, la doctrine des deux glaives, les velléités théocratiques et plus généralement, toute la pensée du cléricalisme sont en désaccord avec les fondements du christianisme n’est pas vraiment révolutionnaire aujourd’hui, dans notre société laïque. N’avons-nous pas réglé ce problème ? N’avons-nous pas redonné au christianisme son vrai sens ? Je ne le pense pas. Cette relecture de la Bible et du christianisme des premiers siècles fait apparaitre les chrétiens comme de véritables contestataires, des individus présents pour donner une alternative à une société organisée autour d’une autorité qui détient le pouvoir parce qu’ils étaient convaincus que la force de leur message se suffirait à elle-même, qu’il n’aurait pas besoin de ce moyen contraire à l’amour qu’ils prônaient qu’était le pouvoir. Je pense que le fait qui va le plus dans le sens de mon propos est l’accord global des historiens pour dire que la conversion de Constantin en elle-même n’est pas le début de la conversion de l’empire mais que c’est la conversion de l’empire qui explique celle de Constantin. En effet, c’est d’abord parce que l’unité de l’empire était menacée par le succès grandissant d’une religion clairement hostile à la tradition autoritaire romaine que Constantin s’est converti. Il s’agit plus probablement d’un acte politique salutaire plutôt que d’une conversion totalement sincère ou alors au moins d’un mélange des deux. Cela dit je ne suis pas en train de surestimer la force du message chrétien en prétendant qu’il lui a suffi de 3 siècles pour s’imposer à l’empire et à l’empereur, il est très probable que son nouveau statut de religion officielle a grandement contribué à son développement et à la disparition du paganisme, évolution pas vraiment accomplie en 312 après J.C. Mais, si du point de vue de Constantin, ce moyen a été le meilleur pour endiguer la crise de l’empire, du point de vue des chrétiens, pouvait-il y avoir pire défaite ? (Alors que les historiens parlent d’une victoire) Là où le christianisme était un phénomène de société encore jeune mais suffisamment influent pour toucher l’empereur lui-même, il ne devient qu’un rouage de l’Etat, une force supplémentaire pour la maitrise de l’empire. Voilà une perspective intéressante sur ce qu’a été le christianisme des premiers siècles et l’ampleur de sa subversion. Je pense qu’il y a donc matière à réfléchir pour repenser la façon d’être chrétien aujourd’hui : Le chrétien ne doit pas s’engager politiquement pour défendre ses idées en tant que chrétien, mais il doit refuser le moyen politique pour établir ce qu’il pense être juste. Je n’ai pas la radicalité de Jacques Ellul, je ne pense pas que la question soit de savoir si l’anarchie est envisageable ou souhaitable mais je pense qu’il est du devoir du chrétien de se faire l’instrument d’une autre manière de régir les rapports entre êtres humains, une manière qui s’oppose à l’usage de la violence et donc qui s’oppose fondamentalement au recours à l’entité qui détient « le monopole de la violence légitime » qu’est l’Etat selon les mots de Max Weber. J’imagine qu’on me contestera sur les fondements de ma réflexion mais pas uniquement, j’aimerais donc devancer ce que j’imagine être une des réponses les plus instinctives qui pourrait s’imposer à la lecture de cet article : « Que nous importent ces considérations très éloignées de la réalité ? Il ne faut se poser qu’une question, comment pouvons-nous agir en tant que chrétiens dans la société d’aujourd’hui ? Et il n’y a aucune raison de considérer que le moyen politique doit être écarté au nom de spéculations sur les fondements du christianisme. » Si, il y a. Je vais prendre l’exemple le plus flagrant des problèmes posés par la démocratie chrétienne : La construction européenne est, à bien des égards, le fruit de la pensée démocrate chrétienne. Encore une fois, ce sujet à lui seul, mériterait d’être traité de manière bien plus approfondie et bien plus détaillée mais nous sommes en mesure d’apercevoir les enjeux : Les idéaux chrétiens ont eu, après les deux conflits mondiaux du XXème siècle, une voie royale en politique et ils se sont principalement imposés à travers la construction européenne, projet guidé par un nombre important d’idéaux chrétiens : Pacifisme, universalisme, tolérance, ouverture aux autres, etc. Les premiers penseurs d’une union européenne sont d’ailleurs l’abbé de Saint-Pierre et Emmanuel Kant, deux chrétiens du XVIIIème siècle qui étaient, avant tout, animés par la volonté de faire cesser les guerres. Or, nous voilà, aujourd’hui, confrontés à un certain nombre de graves problèmes qui se posent à cette Union Européenne et je pense que ces problèmes viennent avant tout de l’incompatibilité radicale du christianisme, de son message et des outils politiques. Les velléités nationales, les conflits d’intérêt, les manœuvres politiciennes sont autant de traits irréductibles de la politique qui remettent aujourd’hui en cause l’Union Européenne ou, au moins, la façon dont elle s’est construite. Je crois qu’on a ici l’esquisse de ce qu’est le problème fondamental de la politique pour le message chrétien. L’avortement peut également être un bon exemple de l’absence de caractère politique des problèmes que le chrétien a à affronter dans la société : Le problème n’est pas qu’il soit possible d’avorter, le problème est que les gens veulent avorter ; la solution n’est donc pas d’interdire l’avortement (par la loi, donc) mais de convaincre les individus de ne pas pratiquer l’avortement. J’en ai déjà beaucoup (trop ?) dit et je ne suis pas là pour penser intégralement ce que nous devons faire dans la société contemporaine mais pour essayer de poser des questions qui me semblent oubliées alors qu’elles ont toute leur pertinence : Quelle façon d’agir correspond au message chrétien que je veux faire passer dans la société ? Face à l’échec du politique, ne puis-je pas incarner une autre voie, un autre moyen ?

J’invite les chrétiens à reconsidérer ce qu’il croyait évident, à se poser des questions sur ce qu’ils veulent apporter au monde en tant que chrétien. Et face à une époque qui a porté l’exercice politique comme une sorte d’accomplissement de la civilisation alors que rien ne semble plus vain, plus futile, plus improductif que cet exercice politique, j’ai la conviction qu’il est temps de redevenir ces subversifs que furent les chrétiens des premiers temps : Ces disciples de Jésus qui diffusèrent un message sans jamais de battre, sans jamais user de pouvoir, sans jamais user d’autorité mais dont le message fut si profond et efficace qu’il alla jusqu’à toucher l’empereur romain en personne en seulement trois siècles. Je ne dis pas que l’usage du pouvoir n’est pas une option séduisante, évidemment qu’elle l’est, mais rappelons-nous ce que fit Jésus Christ face à cette séduisante tentation lorsque Satan lui proposa tous les royaumes de la terre : Il les refusa (Matt. 4 : 8-10). Et l’Eglise qui s’est réclamée de lui les a acceptés et s’est laissé séduire par l’opportunité d’user du pouvoir pour se répandre, il est temps de rectifier le tir et de nous rapprocher de ce message que nous avons prétendu répandre alors que nous l’avons surtout dénaturé.


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