Quelles chances M. Sarkozy a-t-il de devenir président ?

par Paul Villach
jeudi 14 décembre 2006

Un sondage chasse l’autre. Le corps électoral français croule sous les « photographies de l’opinion à l’instant t » qui se chevauchent et bégaient. Les deux favoris des sondages se disputent un point d’écart pour passer, d’une semaine à l’autre, l’un devant l’autre.

Chacun sait qu’un écart si minime n’a aucun sens, et que des préférences fantasmées et souvent exprimées dans des conditions les plus approximatives puis corrigées des « variations saisonnières » ou structurelles diffèrent du choix qu’opère l’électeur mis en demeure de glisser le bulletin dans l’urne face à un éventail officiel de candidats. Qu’importe !

Le leurre de la pression du groupe

Cette noria sondagière appartient à ces campagnes publicitaires incessantes où il s’agit de fragiliser l’individu et d’arracher son adhésion en le mettant en présence d’une opinion majoritaire qui puisse exercer sur lui une pression, à son insu, surtout s’il est incertain : "Déjà cinq millions de spectateurs ont vu ce film ! Déjà un million d’exemplaires de ce livre ont été vendus !" Le leurre est si efficace qu’il est exploité à fond. Solomon Asch, professeur à l’Université de Pennsylvanie (USA) a montré, en effet, entre 1953 et 1955, que face à l’opinion unanime du groupe, l’individu était terriblement vulnérable : ou il adoptait l’opinion du groupe (36,8 % des sujets étudiés) même si son absurdité manifeste contredisait sa propre et saine vision selon laquelle un segment de dix centimètres ne pouvait, en aucun cas, être égal à un segment de trente centimètres ; ou il maintenait sa perception et son opinion personnelle, mais au prix d’un trouble profond et déstabilisateur, persuadé de ne pouvoir avoir raison tout seul face à ce groupe qui se tromperait. D’autres opérations ne vont pas manquer, comme les prévisions astrologiques, puisque c’est la saison au seuil d’une année nouvelle

. « Le médium est le message »

Dans ce fatras de prévisions aussi fantaisistes, l’étude du Cléopâtra’s Nose Institute n’est pas plus extravagante . - D’abord, son ancienneté lui confère autorité : Blaise Pascal, au XVIIe siècle, en est le fondateur en formulant dans un aphorisme célèbre le principe de sa méthode : « Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute la face de la terre en eût été changée. » Il affirmait ainsi la primauté du « médium » sur « le message » : la beauté de la reine d’Égypte aurait bouleversé la politique romaine, celle de César contre Pompée, puis celle d’Antoine contre Octave . - Dans Pour comprendre les médias, M. Mac-Luhan a systématisé cette règle fondamentale : « Le médium est le message », a-t-il énoncé. Parmi les diverses applications de cet adage, on peut glisser la fascination qu’exerce l’apparence physique sur autrui, au point qu’une jolie femme ou un bel homme, sexuellement attirants, puissent énoncer des balivernes sans que l’attraction qu’ils exercent en soit le moins du monde contrariée : leurs auditeurs connaissent une transe qui les rend insensibles à toute objection de l’esprit. Leurs balivernes en tirent même un crédit incontestable. Inversement, Pascal, dans les Pensées, pariait la perte de gravité de son sénateur venu écouter dévotement un sermon, dès lors que le prédicateur aurait « la voix enrouée », « le visage mal rasé », voire « barbouillé », « quelques grandes vérités qu’il (annonçât) » !

Une morphologie présidentielle préférée de la majorité des électeurs

On a vu dans un précédent article sur « l’énigme de Mme Royal » que l’on tenait peut-être avec « cette loi médiatique » une des raisons de son succès. Qu’en est-il pour M. Sarkozy ? L’étude du Cléopatrâ’s Nose Institute propose d’observer la galerie de portraits des présidents sous la Ve République et d’y adjoindre M. Sarkozy, comme s’il était élu. On obtient donc la liste suivante : Charles de Gaulle, Georges Pompidou, Valérie Giscard d’Estaing, François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Le jeu consiste à chercher l’intrus du point de vue de la loi énoncée plus haut, « le médium est le message ». En résumé, qu’ont en commun tous ces hommes politiques sauf un ? Une apparence physique qui, pour se répéter avec régularité, semble correspondre au « médium » médian qui fascine les Français : ou ils sont grands comme de Gaulle, Giscard ou Chirac, ou ils sont ronds, comme Pompidou et Mitterrand. Or, Sarkozy n’est ni grand ni rond.

Des hommes de valeur écartés car non conformes au format

Le Cléopatrâ’s Nose Institute a cherché à vérifier si l’histoire récente confirmait ce format présidentiel. Elle s’est penchée sur plusieurs cas qui viennent à l’esprit de l’observateur le plus distrait de la vie politique française depuis quarante ans. Et, de fait, des hommes politiques, que des qualités éminentes plaçaient nettement au-dessus de leurs rivaux, paraissent avoir été écartés pour n’avoir pas correspondu aux canons qui enchantent le corps électoral français . - Michel Debré, par exemple, premier « premier ministre » du général de Gaulle, n’avait-il pas toutes ses chances pour lui succéder : ce fut Georges Pompidou qui passa devant lui et quand il se présente à l’élection présidentielle en 1981, il ne peut rivaliser avec le concurrent de son camp, Jacques Chirac, dans le vote des Français . - Dans le camp politique adverse, comment expliquer qu’un homme de la valeur de Pierre Mendès France n’ait pu être à la tête d’un gouvernement français plus de six mois et six semaines, entre juin 1954 et février 1955, sans espoir de retour, et qu’après son échec à la présidentielle, en tandem avec Gaston Deferre, en 1969, il ait dû s’effacer devant François Mitterrand ? Un autre homme politique paraît avoir cogné du front, lui aussi, « ce plafond de verre » : c’est Michel Rocard, ni grand ni rond, dont les qualités pouvaient pourtant faire de lui un président de la République. Il est vrai qu’il a trouvé sur sa route un adversaire résolu dans son propre camp, François Mitterrand, qui n’a pas hésité à jouer contre lui un triste sire comme Tapie, lors d’un scrutin électoral, pour faire perdre des voix à son parti, sceller sa défaite à la tête du Parti socialiste et lui ôter toutes chance de seulement tenter sa chance. Élucubrations indignes que tout cela, penseront certains. Est-ce si sûr ? Car combien d’électeurs français font une analyse comparée des programmes incarnés par les candidats en lice et se prononcent en fonction d’intérêts et d’idées clairement identifiés ? Quand on sait que très peu d’entre eux lisent un journal, que leur information vient pour l’essentiel des émissions télévisées, et que nombre d’entre eux se décident au dernier moment... C’est dans de pareilles conditions que « le médium » devenu « message » s’impose à eux : les choix passés montrent alors que leurs préférences vont aux grands et aux ronds, qu’un rond peut l’emporter sur un grand quand un autre grand trahit son camp comme en 1981. Certes, voir la vie politique sous cet angle peut paraître dérisoire ou offensant. Mais à qui la faute, quand tant d’électeurs sont aujourd’hui dans l’incapacité de se former une opinion personnelle ? Faut-il s’étonner que la vie démocratique française tourne autour des grands et des ronds, ne laissant aucune chance aux maigres et aux petits ? Mais - qui sait ? - les élections de 2007 seront peut-être celles de « la rupture ». L’étude du Cléopatrâ’s Nose Institute, que chacun porte en soi, laisse la question ouverte. Paul Villach


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