Qui sont ces illuminés qui nous assomment avec leurs « théories » du complot ?

par Florentin Gastard
mercredi 2 décembre 2009

La modernité se caractérise par une recrudescence de bêtise. En effet, en raison des politiques d’égalitarisme par le bas, la démocratisation de la culture s’est faite dans un sens tout à fait saugrenu, alors qu’elle était une vraie chance pour l’Occident, à un tournant de son histoire. Au lieu d’un enrichissement intellectuel, elle n’a été que vulgarisation. Depuis mai 68 et l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République, on assiste à une véritable « médiocratisation » de la société dans son ensemble, la faute à la crise morale qui couvait pendant les années de Gaulle et qui a éclaté l’année précédant son départ.
Je ne suis certes pas le premier à user du terme de « médiocratisation » ; le quotidien Le Monde atteste son existence dès septembre 1973 (« Politique de laisser faire et de laisser aller qui aboutit à une médiocratisation généralisée des études »). Néanmoins, j’en ferai dores et en avant le symbole de mon combat contre l’idiotie consacrée. A un moment où les « théories du complot », qui fourmillent depuis des siècles et des siècles, s’introduisent d’une façon plus évidente encore dans les médias et dans les réflexions quotidiennes de nos concitoyens, il nous paraît nécessaire de mettre en évidence le néant intellectuel qui fonde cette nouvelle mode de voir ici et là conspirations et machinations du pouvoir contre le peuple.

 
Depuis la nuit des temps, le monde bruit de rumeurs. Au Moyen Age, chacun avait coutume de voir des signes en toutes choses, des présages annonçant des événements à venir. La présence de Dieu sur Terre était indiscutée, comme le montre fort bien Michel Foucault dans Les Mots et les Choses.
Il semble que l’ignorantisme d’antan n’a guère fléchi de nos jours. La primauté de la croyance sur la raison est encore en vigueur, si l’on en croit la renaissance des "théories du complot", dont d’illustres penseurs comme Hannah Arendt ont déjà exposé la vacuité. Cependant, on le sait, la lutte pour la vérité est à recommencer toujours. C’est bien là l’objectif de cet article.
 
Les théories du complot new age
 
Chacun sait qu’au cours de l’histoire, les "théories du complot" ont invariablement donné lieu à des tragédies, des massacres, des génocides. Largement encouragées par des groupes aux visées idéologiques ou politiques ou par des gouvernements en exercice, elles consistent à instrumentaliser les individus les plus influençables en leur faisant croire des inepties, alimentées par de faux témoignages, des preuves fallacieuses, des coïncidences troublantes, etc... Le complot maçonnique est à cet égard un exemple frappant de manipulation politique, destiné à juguler au cours du premier XXème siècle les revendication sociales du peuple français, en détournant son attention vers le groupe de pensée secret, associé à la bourgeoisie intellectuelle.
 
Aujourd’hui, trois pseudo-théories dominent les débats, guéguerres perpétuelles entre polémistes qui se veulent fort instruits...
 
 
Le complot sioniste
 
il est la véritable continuation de la théorie du complot juif, qui a causé la mort de dizaines de millions de personnes, depuis le quinzième siècle et l’expulsion de la population juive de Grenade après la Reconquista de la ville par Ferdinand II et Isabelle de Castille (1492), jusqu’au génocide juif par les Nazis pendant le Seconde Guerre mondiale. Visiblement, ce sinistre bilan ne suffit pas à certains, qui continuent de professer un "antisionisme" en critiquant l’Etat d’Israël pour sa politique jugée coloniale, criminelle ou même raciste. La fondation de cet Etat s’appuie certes sur une pensée contestable, et l’implantation des colons a bel et bien fortement déstabilisé le Proche-Orient, mais comment comprendre que cela devienne la préoccupation principale de milliers de personnes à travers la France, à commencer par cette ligue "antisioniste" fondée par le comique Dieudonné, et par cette frange d’internautes extrémistes qui répandent dans des blogs sordides leur haine antisémite ?
De fait, si ces individus crient très fort contre ce qu’ils appellent "le lobby sioniste", qui contrôlerait le monde en s’implantant dans les ambassades, les gouvernements étrangers, les grandes banques - théorie largement inspirée par des personnalités de gauche dans une visée démagogique, telles Jean Jaurès, Marcel Déat ou Pierre Laval -, ils forment eux-mêmes une sorte de lobby de la bêtise, autrement plus dangereux que la politique de l’Etat d’Israël.
 
 
 
Le complot américain (11 septembre 2001)
 
D’autres s’amusent à voir dans les attentats du 11 septembre 2001 une machination des services secrets américains, et développent alors des théories que nous ne pouvons que qualifier de fumisteries. Ainsi, dans cet article daté du 21 novembre 2009 (Agoravox), un certain Manfred affirmait tout savoir sur "la démolition contrôlée" des tours jumelles. Une brève analyse de son article nous en apprendra plus sur l’"argumentaire" des tenants de la "théorie du complot". Ainsi, le postulat de départ est de considérer les tenants de la version officielle comme des menteurs ("Puisque les experts font semblant d’ignorer les faits, nous nous attachons à démonter jusqu’à leur plus petite équation"). Ensuite, l’auteur se livre à une analyse "scientifique", accompagnée de calculs fort savants, que nous n’avons pas eu le courage de lire, mais dont voici un morceau très convaincant :
 
vi+1=(k*f(vi)*i/(k*f(vi)*i+1)).vi
f(v)=(vf^2+v0^2+vf.v0)/(vi^2+v0^2+vi.v0)
.
 
Enfin, et malgré le fait que son calcul suscite nombre de contestations, il affirme "qu’il n’est plus question pour personne d’avoir encore des doutes, il n’y a aujourd’hui plus que des certitudes. Certitude des mensonges de la version officielle, et il n’est plus question d’avoir encore quelconque confiance ou foi dans les personnes qui nous ont jusqu’alors certifié du contraire".
 
De fait, ces "théoriciens" new age ne comprennent pas la critique. C’est en remettant en cause les facultés intellectuelles de l’opposant que l’auteur soutient le bien-fondé de ses calculs éclairés :
 
"Vous ne comprenez rien à rien, vous ne pouvez absolument pas prétendre avoir le niveau pour comprendre quoi que ce soit dans cet article"
 
Plus loin, et cela est encore typique du raisonnement sophistique impliqué par les "théories du complot", l’auteur considère que tout opposant à sa pensée est nécessairement guidé par des a priori, ou qu’il est lui-même impliqué dans le "complot" :
 
"vous êtes en désaccord par principe d’adoption idéologique profondément ancré".
 
La caricature est telle que l’adversaire, partisan de la version officielle, est lui-même obligé de se justifier. Cette manie de douter de tout est au fondement de la "médiocratisation" de la culture à l’époque hypercontemporaine.
 
Le complot des fondamentalistes musulmans
 
A une époque où les difficultés sociales sont importantes - un facteur qui facilite encore la propagation de ces thèses populistes - , l’idée est venue à certains politiciens de faire croire aux Français les plus touchés par la crise économique et morale que tous leurs problèmes étaient liés à l’immigration massive d’hommes et de femmes issus des pays du Maghreb. Ainsi, en plus de "voler leur travail", ceux-ci seraient les seuls responsables du rejet par la population française des valeurs de l’Etat-nation. Ces "théoriciens" ne comprennent pas, en effet, que c’est par l’échange culturel que l’humanité a évolué dans le bon sens, obnubilés qu’ils sont par les travers évidents des échanges commerciaux (une question sociale et sûrement pas raciale), à l’ère de la mondialisation de l’économie.
De cette façon, les leaders d’extrême droite, de Jean-Marie Le Pen à Philippe de Villiers, s’insurgent contre une prétendue "islamisation de la France", qui tuerait à petit feu la tradition catholique, le coq national, la Marseillaise et autres symboles tout aussi bêtifiants et d’un autre âge auxquels ils se raccrochent pour défendre un "modèle culturel" !... Là où la création des Etat-nations n’a été rendue possible qu’à force de massacres et de génocides (elle a entraîné l’épopée napoléonienne, les deux guerres mondiales et les génocides juif et arménien...), comme l’écrit avec beaucoup de talent le Libanais Georges Corm dans L’Europe et l’Orient ; là où celle-ci est bien évidemment le produit d’un grossier artifice idéologique, les extrémistes de droite refusent, au nom de ces idéaux surannés, de considérer les immigrés comme des égaux, sous le prétexte scabreux qu’ils ne sont pas nés sur la même terre et qu’ils ne se reconnaissent pas dans l’héritage gaulois ! A cet égard, on peut incriminer le fameux blog extrémiste et assurément fondamentaliste de l’anonyme "François Desouche", où immigration maghrébine, combats de rue et décadence française sont tristement amalgamés dans une sauce anti-coranique et franco-française à souhait. On l’a bien compris, cette logique d’opposition, de rejet érigée en système, ne mène à rien. C’est bien plutôt une logique positive qu’il faudrait lui substituer, où la raison du vivre ensemble ne reposerait plus sur l’idée sotte d’un peuple résistant vaillamment contre l’envahisseur "complotant" en secret contre lui, mais sur des valeurs d’égalité, de partage et d’unité renouvelées, seul espoir de contrecarrer le processus de "médiocratisation" de la société, processus contre lequel nous luttons de toutes nos forces.
 
 
Une explication sociologique des "théories du complot"
 
Toutes ces élucubrations proviennent en grande partie de la défiance du peuple français pour ses dirigeants, à l’heure où celui-ci a oublié que c’est justement de lui que dérive l’autorité. Ainsi, à cause du sentiment d’une coupure entre le peuple et les élites, on prétend à tort et à travers que le gouvernement est nécessairement trompeur pour mieux dominer les individus. De cette façon, le règne des masses accouche d’une abomination : pour fuir les réalités, on s’invente une nouvelle mythologie, un ennemi juré, tour à tour les musulmans, les juifs, les puissants (dans le cas du 11 septembre)... Remettant en cause l’autorité en tant qu’elle est l’autorité, les "théories du complot", qui sont à la vérité historique ce que les cafés-philo sont au savoir philosophique, révèlent un narcissisme à l’oeuvre dans la société hypercontemporaine, un besoin de reconnaissance des individus livrés à eux-mêmes. C’est ce que dit très bien Robert Redeker dans un article du Monde du 30 mars 2008 : "son adepte s’épanouit dans le sentiment de détenir un secret d’une extrême importance. Il jouit d’en savoir plus que les plus grands savants !". Effectivement, le "théoricien" se prend pour le sauveur de la vérité, l’ami du peuple trompé et floué, le héros d’une certaine époque.
La réalité, c’est qu’il n’est que le symbole malheureux d’une humanité qui a oublié que seule la réflexion collective et responsable au sein de l’Etat était la condition du vivre ensemble. Individualiste et narcissique, il est l’homme de l’éternel soupçon, parangon de la survivance de l’obscurantisme dans notre société.
 
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