Qui veut détruire la classe moyenne ?

par éric
vendredi 17 mars 2006

La classe moyenne, enfant de la croissance économique et mère de la consommation de masse, se sent lentement mourir. Avec elle vacillent les fondements de notre société. La classe moyenne se sent attaquée de toutes parts. Les politiques en font le cœur de leurs discours. Mais, bien souvent, la réalité est tout autre. L’écart qui existe entre discours et réalité est immense.

L’origine des classes moyennes. Elles sont la création de la croissance économique, de la Révolution industrielle et en particulier du taylorisme et de son expression industrielle, le fordisme. Ce dernier a permis d’offrir des produits standardisés à tous en augmentant le niveau de vie de toute une catégorie de la population, grâce aux gains de productivité et à la volonté des disciples d’Henry Ford qui voyaient, dans leurs salariés, les clients de leurs entreprises. Cet accroissement des revenus, couplé à la volonté d’accroître la scolarisation des enfants, a permis à de plus en plus d’individus d’accéder au savoir. C’était aussi une nécessité, les industriels ayant besoin d’une main d’œuvre qualifiée, l’État de serviteurs l’accompagnant dans son développement (État-providence). Dès lors, une masse d’individus issus des classes modestes a accédé à l’éducation, à la culture et à des emplois autrefois réservés aux descendants de notables. Il semble qu’aujourd’hui l’ascenseur social soit en panne, et que les individus appartenant aux classes moyennes soient ou bien aspirés vers le bas vers plus de précarité, ou bien propulsés vers le haut. La descente concerne davantage d’individus que la montée. La classe moyenne, sujet de nombreux discours et projets, sert d’emballage présentable à des projets qui ne la visent pas, ou de variable d’ajustement dans une société qui tend à devenir bipolaire en matière sociale. En effet, aujourd’hui, pour aider les catégories aisées, on les nomme désormais classes moyennes. L’illustration la plus flagrante en est la politique fiscale mise en œuvre en France. Eric Heyer, de l’OFCE, a calculé que 30% des gains iront aux 5% les plus riches. La classe moyenne était pourtant la cible de cette réforme, selon les propos de Dominique de Villepin. Bercy tente de se défendre en considérant comme partie de la classe moyenne tous ceux qui ont des revenus par personne jusqu’à 3500 euros mensuels. Le hic, c’est que seuls 3,5 % des Français gagnent plus de 3500 euros mensuels ! Nous touchons là les mécanismes qu’utilisent les dirigeants pour atteindre leurs objectifs réels : 1-Un usage d’idées reçues en matière économique et sociale

2-L’organisation de l’entreprise, lieu central, de notre société, renseigne alors sur le balisage mis en place pour guider, ici aussi, l’individu sur le "bon" chemin.

Reprenons :

1-Un usage d’idées reçues en matière économique et sociale :

"Travaille, le ciel t’aidera !"

La valeur travail est corrélée dans l’inconscient collectif à réussite (financière). Or, la part des salaires dans la répartition de la valeur ajoutée des entreprises ne cesse de diminuer. Les classes moyenne sont essentiellement composées de salariés. Pourquoi les entreprises rémunèrent-elles de moins en moins généreusement leurs salariés, et de plus en plus généreusement leurs actionnaires ? La raison en est simple : les entreprises craignent davantage leurs actionnaires que leurs salariés.

Où va l’argent ?

Il est redistribué aux détenteurs du capital (le plus souvent les actionnaires). Les gouvernements ne jurent que par la croissance (à ne pas confondre avec le développement) de l’économie, ce qui suppose le souhait et la volonté de créer des richesses nouvelles. Mais parallèlement, ces mêmes dirigeants prônent la modération salariale, quand ils n’organisent pas sa baisse. La conclusion est claire : si plus de croissance crée plus de richesses et que les salaires baissent, c’est donc que le surplus de richesse va aux détenteurs du capital.

La Bourse finance l’économie ?

Les investisseurs nous expliquent que les marchés financiers ont un rôle essentiel dans le financement de l’économie. Ce sont eux qui permettraient à de nombreuses entreprises de lever les fonds nécessaires à leur développement, et donc à la croissance, et à l’emploi. Donc, bonne nouvelle pour le citoyen moyen. C’est la règle que l’on énonce habituellement en disant : “ Les investissements d’aujourd’hui font les profits de demain et les emplois d’après-demain ”. Malheureusement cette formule magique semble ne plus opérer. En effet, la Bourse ne finance plus les entreprises. En 2004, les sociétés européennes ont davantage reversé d’argent à leurs actionnaires qu’elles n’ont levé de capitaux... Mais la Bourse comble surtout les déficits publics. La plupart des introductions en Bourse ont été le fait des États (et non des entreprises) qui vendent leurs actifs (privatisent) afin de réduire leurs déficits montrés du doigt en Europe depuis l’instauration des critères du pacte de stabilité (Maastricht). Patrick Artus précise dans une étude que la Bourse détruit du capital depuis 1985 (sauf entre 1991-1994). En effet, les entreprises rachètent souvent leurs propres actions afin de faire monter le cours.

La concurrence est bonne : la décennie passée et l’actualité récente ont vu se multiplier la concentration des entreprises par fusion, acquisition (OPA amicales ou hostiles). L’argument des entrepreneurs est d’atteindre la taille critique. C’est-à-dire la taille minimale en dessous de laquelle une entreprise ne peut plus se battre contre ses concurrents. Tous les secteurs de l’économie ont été le théâtre d’affrontements qui débouchèrent sur la naissance de géants mondiaux (Arcelor, Vivendi...). Chacun de ces groupes multinationaux n’ayant (comme toute entreprise) que le souci d’éliminer ses concurrents. Nous voilà dans une situation pour le moins schizophrène, les chefs d’entreprises réclament, au motif de développer la concurrence (par la voie du droit -traités, lois...), mais s’emploient au quotidien à la détruire, pour devenir leaders sur leur marché en développant l’argumentation suivante : une entreprise de grande taille, implantée mondialement, peut mettre en œuvre des standards qui permettront de réaliser des économies d’échelle... donc les prix baisseront, et le consommateur moyen sera satisfait. Pourtant, face au décollage économique de la Chine et à l’arrivée massive de textile, de sacs... à bas prix sur l’Europe, les industriels se mettent à réclamer des mesures de protection restrictives de la concurrence et la Commission européenne leur emboîte le pas. La concurrence est bonne quand elle concerne les autres. Mais si la classe dirigeante se trouve atteinte elle-même, il convient de changer les règles du jeu. La classe moyenne, au centre des discours, n’est plus l’élément moteur de la décision.

Les règles sont trop rigides ; le droit du travail est trop rigide ; les règles de licenciement ainsi que le montant des primes découragent les entreprises d’embaucher. L’idéal, c’est le travail à la tâche, avec un contrat à durée indéterminée (dans son sens littéral : dont on ne connaît pas la durée) qui puisse être remis en cause n’importe quand et pour n’importe quelle raison. Le contrat nouvelle embauche d’août 2005, ainsi que le contrat première embauche, s’inscrivent dans ce sens. Les entrepreneurs seraient rassurés, les investisseurs aussi, et les salariés au moins seraient motivés de peur de perdre leur seule source de revenu. Mais il faut parallèlement supprimer toute allocation chômage, qui laisse un espoir au salarié ainsi que la liberté au chômeur de refuser un emploi qui ne lui convient pas. Certains dirigeants politiques allemands sont même allés jusqu’à proposer l’obligation, pour les chômeurs de longue durée, de porter un bracelet électronique de localisation, afin de les "aider" à se réinsérer.1 Plus de peur, c’est aussi moins d’envie de se rebeller, entendez de se syndiquer ou de faire grève, de négocier une hausse de salaire. Tout cela, ce sont des coûts en moins pour l’entreprise, donc plus de richesse à partager pour certains. D’ailleurs, les présidents de sociétés anonymes sont traités ainsi, la loi de juillet 1966 qui régit le fonctionnement de la SA stipule que le président (habituellement nommé le PDG) est révocable ad nutum par le conseil d’administration (ce qui signifie : sur un coup de tête), n’importe quand et sans avoir à lui donner de raison. Être PDG c’est aimer le risque, sauf que ces mêmes amateurs des grands frissons de la révocation négocient des contrats prévoyant des indemnités aux montants pharaoniques en cas de mise en route de ladite clause. C’est ce qu’on nomme plus communément les "parachutes en or", dont certaines affaires (Exécutive life, JMM et ses millions d’euros) se sont fait l’écho. Précisons que ces indemnités sont dues, quelle qu’ait été la gestion du PDG, et même s’il a conduit l’entreprise au dépôt de bilan. Imaginerait-on un responsable commercial, licencié pour ne pas avoir atteint les objectifs prévus dans son contrat, à qui l’on verserait d’énormes indemnités ?

L’État ne doit pas s’occuper de l’entreprise :

L’État est aujourd’hui montré du doigt dans son rôle de régulateur de l’économie. Il est devenu de trop. Moins il intervient et mieux se portent les entreprises, nous répètent les néolibéraux. Bien, mais nous l’avons vu, seuls les secteurs lucratifs de l’économie intéressent ces même néolibéraux. Bien souvent, ils implorent le père qu’ils viennent de tuer. Car au discours du moins d’État succède celui des subventions et des aides à la création d’entreprises... privées, et au sauvetage de ces mêmes entreprises le moment venu. Le montant estimé des subventions est de 1% du PIB, soit environ 15 milliards d’euros, mais le système des aides est si complexe et confus qu’un rapport du Commissariat général au plan2 souligne "combien est nécessaire une véritable connaissance des aides aux entreprises et, au-delà, de l’ensemble des soutiens publics à l’économie, afin que l’ensemble de la collectivité nationale puisse en évaluer réellement l’efficacité." Il est donc clair que l’on ne sait pas si, réellement, ces dépenses sont utiles. Pourtant, bien peu de voix s’élèvent pour les réduire, contrairement à d’autres dépenses dont on est sûr de l’utilité et qui pourtant, sont montrées du doigt.

2-L’organisation de l’entreprise, lieu central de notre société, renseigne aussi sur le balisage mis en place pour guider l’individu sur le "bon" chemin : la gouvernance d’entreprise a conduit à la construction de systèmes dont l’objectif est d’amener les différents acteurs de l’entreprise à avancer dans le même sens.

Managers capitalistes : les intérêts du propriétaire peuvent entrer en compétition avec ceux des dirigeants salariés. L’organisation de l’entreprise a tenté d’inventer des méthodes permettant de rapprocher, autant que faire se peut, les intérêts des deux parties. L’objectif étant de protéger les intérêts des détenteurs de capitaux dans l’entreprise, il faut amener les autres individus à agir comme tels. Le mieux, alors, consiste à les rendre quelque peu capitalistes eux aussi, soit en leur offrant la possibilité de rentrer dans le capital de l’entreprise, soit en indexant leur rémunération sur la rémunération du capital. Un point est donc marqué ici par les détenteurs du capital qui, en ralliant une partie de l’encadrement à leur cause, ont permis une fracture du salariat. Diviser pour mieux régner. Mais les cadres ne constituent pas la majorité des salariés dans une entreprise, sauf dans de rares exceptions (cabinets de consultants, par exemple). Il faut donc donner de l’ampleur au mouvement. C’est l’idée de l’actionnariat salarié et des primes qui s’ajoutent au salaire. Salariés capitalistes : le droit du travail lui-même a prévu ce type de possibilité (intéressement et participation) afin que les salariés puissent bénéficier de la croissance de l’entreprise qui les embauche (notons qu’il est préférable à mes yeux d’éviter de dire de "leur" entreprise). Ces dernières années ont vu se multiplier cette pratique d’hybridation de l’individu. Cette méthode, très au goût du jour, cherche finalement à retirer toute velléité de combat aux salariés moyens. En effet, s’ils négocient des hausses de salaires, cela constituera un coût pour "leur" (cette fois, ils en possèdent un... tout petit morceau) entreprise, dès lors, c’est autant de profit en moins à distribuer. Un sondage TNS-Sofres nous apprend que 57% des petits actionnaires préfèrent percevoir des dividendes plutôt que de voir la société investir, alors qu’ils sont pour 51% salariés. De même : est-il opportun de faire grève afin de faire pression sur les profits d’un jour, si par la même occasion c’est le rendement de ses propres actions qui baisse ? Élargir les plans d’actionnariat c’est, pour l’entreprise, une arme redoutable d’efficacité pour gagner la paix sociale, et pour le salarié, ni plus ni moins que vendre son âme au diable et abandonner par la même occasion son salut.

Il semble que de nombreuses mesures mises en œuvre ces dernières années aient pour conséquence un délitement des classes moyennes. La mondialisation des économies n’y est pas pour rien, dans la mesure où les modèles sociaux ont été bâtis sur des compromis nationaux qui ne pèsent que bien peu face aux forces du marché mondial. Doit-on y voir une volonté délibérée ?


Lire l'article complet, et les commentaires