Relire « Le mur invisible » à l’époque du confinement
par velosolex
mardi 1er décembre 2020
« Aujourd'hui cinq novembre, je commence mon récit. Je noterai tout, aussi exactement que possible. Pourtant je ne sais même pas si aujourd'hui est bien le cinq novembre. Au cours de l'hiver dernier quelques jours m'ont échappé. Je ne pourrais pas dire non plus quel jour de la semaine c'est. Mais je pense que cela n'a pas beaucoup d'importance. Je n'ai à ma disposition que quelques rares indications, car il ne m'était jamais venu à l'esprit d'écrire ce récit et il est à craindre que dans mon souvenir bien des choses ne se présentent autrement que je les ai vécues »
Qu’est il arrivé pour qu’un mur invisible, d’une vingtaine de kilomètres de rayon peut-être, puisse avoir circonscrit en une nuit toute un alpage verdoyant des Alpes ? Un endroit enchanteur, où cette femme, dans la maturité de l’âge, avait décidé de se retirer quelques jours dans un chalet de vacances, en compagnie de Louise, sa cousine, et d’Hugo, le mari de celle-ci. Un après midi, le couple s’absente, allant faire un tour au village dans la vallée, mais ne revient pas le soir. Au matin, alors qu’elle s’inquiète de leur absence prolongée, elle part à pied sur le chemin, à leur rencontre.
Voilà les premières lignes du « Mur invisible », ce livre écrit en 1963 par Marlem Haushoffer, Une dystopie, en rapport avec le passé de son pays, et sans doute liée à la crainte d’un conflit nucléaire, alors dans tous les esprits ! Mais on peut voir dans ce livre qui devint rapidement un succès mondial, une évocation des épreuves qui correspondent à tous les formes d’enfermements involontaires, liées aux infortunes, aux guerres ou à la maladie.
Chacun sera libre d’interpréter le récit de ce long confinement à sa façon, sous l’ère du covid. L’évolution de notre civilisation dans cet univers globalisé, sur fond du réchauffement climatique et de la destruction de l’éco système, sont les paramètres qui modifient la lecture d’un tel livre, relu à cinquante ans de distance.
Il arrive qu’un livre disparaisse un moment des bibliothèques, au nom d’un turn-over implacable, imposant des titres neufs. Et voilà qu'à la faveur des événements, les classiques traitant des pandémies, comme « La peste », ou « le hussard sur le toit », reviennent dans la vitrine. Ce qui fait la force de ces chefs d'oeuvre, c'est qu'ils peuvent être lus à plusieurs niveaux de compréhension. Outre les aspects cliniques d'une épidémie qu'ils traitent avec talent, ce sont des métaphores sur la résilence.
Albert Camus et Jean Giono, ne se sont attardés sur le malheur du monde, que pour mettre en exergue les qualités d’adaptation, d’invention, de résistance et d’entraide. Le malheur révèle les hommes à eux mêmes, et leur valeur aux autres.
Faute de protagonistes « Le mur invisible » ne traite pas cette systémie de groupe, mais s’attache à celui des ressources propres d’un individu, se retrouvant seul au monde, après un désastre. Daniel Defoe, a traité du même sujet, dans son « Robinson Crusoe ». Mais les deux œuvres divergent.
L’héroïne de Marlen Haushoffer, est loin de cet état d’esprit. Nul « Vendredi » à dominer, à faire travailler sous ses ordres. Elle n’est pas ethnocentrée, et serait fâchée qu’on la sépare des animaux, ses amis. Le fait qu’elle soit femme met sans doute son champ émotionnel davantage au diapason du vivant.
Les seules choses communes aux deux œuvres, c’est que les deux naufragés, qu’ils soient cloîtrés dans un alpage des alpes, ou sur île lointaine, gardent le désir de vivre, s’initient à l’économie de survie, et comptent les jours, voulant ne pas perdre leurs derniers repères temporels !
Un bon livre ne donne pas de traitement pharmaceutique, ni de vaccin, mais soulage, en mettant en perspective des expériences singulières qui modifient notre regard. L’auteur peut être ainsi un shaman, qui met en relations les hommes, en recherche de sens, d’humanité, et d’entraide.
Que le livre soit déjà ancien, ne signifie pas qu’il soit daté. Il peut même être, comme celui-ci, furieusement moderne ! Notre histoire n’est qu’un écho de ce que d’autres ont vécu avant nous, et souvent de façon encore plus cruelle.
A l'heure du covid, nous voilà plongés dans une expérience de confinement inédite, cassant les schémas de développement et de certitudes, et révélant notre dépendance à cette terre endommagée.
Derrière ce mur invisible et transparent, elle aperçoit quelques formes immobiles, comme extraits du conte de la belle au bois dormant. Mais le mur la protège des odeurs de putréfaction. Ont-ils lâché des gaz mortels ?...Elle voit une vieille femme effondrée sur un banc, près de la maison. Un chien près d’elle, semblant dormir aussi. Le catastrophe l’a-t-elle mise vraiment du bon coté du mur ?
« Si c’était ça la mort, elle avait été très rapide et douce, presque tendre. J’aurais peut-être mieux fait d’aller au village avec Louise et Hugo. »
En tout cas, s’il y a un vainqueur, il tarde à se signaler. Sa radio n’émet plus que des parasites, d’une station à l’autre. Tout est brouillé ! Nous ne saurons jamais quelle a été la cause de ce grand bug sur lequel il est inutile de s’étendre et de se morfondre.... Quand elle réalise, bien longtemps après, qu'aucun avion, ne serait-ce celui des "vainqueurs" n'a traversé le ciel, contrairement aux nuages, qui se moquent du mur, elle comprend ce que cela signifie pour elle.
Le choix qu’a fait l’auteur de placer ce récit glaçant dans un décor proche du sublime, avec une nature magnifiée, rend curieusement encore plus prégnant, par cette dichotomie, le sentiment d’angoisse, lié à la transformation du regard.
« Pour la première fois, je ne trouvais pas la gorge belle et romantique, mais seulement humide et sombre…. »
Mais elle se reprend. Après la sidération, il faut bien vivre !. Peut-être aurait elle abdiqué si quelques animaux ne dépendaient pas maintenant d’elle. A son chien « Lynx », vont s’ajouter quelques rescapés : Une chatte quasi sauvage, qui ne va pas tarder à mettre bas, et « Bella », la douce vache aux mamelles pleines de lait, qu’il lui faut traire, et qui devient une sorte de déesse d’abondance.
La rédaction de ce journal dont elle pense qu’il sera mangé par les souris, tout en espérant malgré tout quelqu’un pour le lire un jour, lui permet de fixer ses idées, et de rêver d’une transmission possible. C’est un va et vient entre ce qu’elle était hier, et la femme qu’elle est devenue.
« Quand je repense à ce premier été, il m’apparaît bien plus marqué par le souci que je me faisais pour mes bêtes que par le caractère désespéré de ma propre situation. La catastrophe ne m’avait déchargée d’une grande responsabilité que pour, sans que je le remarque, m’accabler d’un autre fardeau. Quand je pus enfin comprendre ce qui se passait, je ne fus plus en mesure de n’y rien changer ! »
Madame Bovary s’est mise au jardin pour survivre, et la marâtre de Blanche Neige ne demande plus au miroir s’il en est une de plus belle qu’elle au monde. Elle doit s'occuper de faucher les foins avant la pluie ! Dans les premiers temps elle a tenté de lire un roman policier, mais il lui est tombé des mains. Il n’y aura jamais d’enquête ici, sur les causes de la catastrophe, et la recherche de la désignation d’un coupable.
La scène du crime, c’ est le monde entier !
Si elle fait l’apprentissage des ampoules aux mains, elle fait l’économie des manuels d’éthique. Nous sommes au delà du monde des idées abstraites, mais liés uniquement à la nécessité, ce qui n’exclue pourtant pas le rêve, et les notions d’extase, liés au quotidien. La vie pratique gouverne ses choix et surtout ses devoirs !
Et c’est ainsi que l’impossibilité d’un ailleurs, lié à l’emprisonnent crée cet espace de liberté, à travers les limites qui font loi, et de mise à distance du superflu. Elle peut alors avoir la satisfaction de se livrer à son journal sans mensonge ni pudeur
Je peux me permettre d'écrire la vérité, tous ceux à qui j'ai menti pendant ma vie sont morts ».
L’échelle des valeurs se conforte donc à celles de la survie. Elle se voit accorder de l’importance à ce qu’elle méprisait hier, et rejette tout ce qui n’est pas lié à la vie pratique, à la nécessité et à la prévoyance. Son corps trop mou de bourgeoise oisive, soumis maintenant aux privations et au travail, va perdre des kilos, et lentement se transformer en celui d’une travailleuse de force, tirant leçon de ses échecs et de ses blessures.
« Je travaillais tranquillement et régulièrement, sans trop me fatiguer. La première année, je n’en avais pas été capable tout simplement parce que je ne savais pas trouver le rythme convenable depuis, j’avais appris comment il fallait s’y prendre et m’étais adaptée à la forêt.
C’est un combat et c’est autant une soumission. Insidieusement elle prend le large avec cette autre moi venant du passé, aux soucis et aux désirs futiles, aimant les bijoux et les fards, et qu’avec le temps elle finit par considèrer comme une étrangère. Son nom d’ailleurs ne signifie plus rien, puisqu’il n’y a plus personne pour la nommer.
Les animaux, ses seuls amis, l’interpellent d’une autre façon. L’enfer, c’est les autres, disait Sartre, disant par là que c’est l’opinion que les autres ont de nous qui nous structure. « Pourquoi ? Parce que les autres sont, au fond, ce qu'il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-mêmes. Quand nous pensons sur nous, quand nous essayons de nous connaître, au fond nous usons des connaissances que les autres ont déjà sur nous, nous nous jugeons avec les moyens que les autres ont — nous ont donnés — de nous juger. Quoi que je dise sur moi, toujours le jugement d'autrui entre dedans. Quoi que je sente de moi, le jugement d'autrui entre dedans. » (Jean Paul Sartre-interview, à propos de « l’enfer c’est les autres)
Mais qu’en est il si les hommes disparaissent ? Alors il reste la nature, et les animaux. Et sans doute la loi morale en nous, comme disait Emmanuel Kant. Et le ciel étoilé au dessus de notre tête.....
« Je rêve souvent d’animaux. Ils me parlent comme des humains et dans mes rêves cela me semble tout naturel. Les gens qui peuplaient mes nuits pendant le premier hiver ont complètement disparu. Je ne les vois plus jamais. Ils ne se montraient pas particulièrement aimables dans ces rêves, alors que les animaux y sont amicaux et plein d’entrain. Mais à la réflexion il n’y a là rien d’étonnant, cela montre tout au plus ce que j’ai toujours attendu des hommes et ce que j’ai toujours attendu des animaux. »
« Ce n'est pas que je redoute de devenir un animal, cela ne serait pas si terrible, ce qui est terrible c'est qu'un homme ne peut jamais devenir un animal, il passe à côté de l'animalité pour sombrer dans l'abîme ».
Vivre jusqu’au jour d’après. Jusqu’au printemps prochain. Ce sont des étapes qu’elle se fixe en rapport avec sa maigre production de haricots de pommes de terres, la terreur d’une blessure, d’un handicap possible . Jamais elle ne se dépare de cette sourde anxiété de l'animal sur ses gardes, qui est le quotidien des animaux dans la nature, sous la menace perpétuelle d’un prédateur. Le confort moderne nous a donné la sécurité, mais il a mis nos sens en hibernation, et nous a privé de cette forme d’intelligence aux aguets..
« Les barrières entre les hommes et les animaux tombent très facilement. Nous appartenons à la même grande famille et quand nous sommes solitaires et malheureux, nous acceptons plus volontiers l'amitié de ces cousins éloignés. Ils souffrent comme nous si on leur fait mal et ils ont comme nous besoin de nourriture, de chaleur, et un peu de tendresse »
La fin de la civilisation et la perte des repères, le contact obligé avec le milieu naturel, les ressources trouvées en soi pour survivre, voilà les thèmes de ce livre somptueux, qui place très haut la notion de respect. Je pense d’abord à celui envers nos frères animaux, mais aussi à tout ce qui se rapporte à la vie, dans ce monde où tout est systémie.
On peut épiloguer longtemps sur le sens du titre. Et si au lieu de définir cette muraille, tombée en un instant sur le pays, il parlait d’abord de la coupure invisible que l’on a établi en nous, mettant la nature et l’émotion à distance ?
Mais le secret du livre, le mantra qui permet de donner un sens au récit est livré plus d’une fois.
« Aussi longtemps qu'il y aura dans la forêt un seul être à aimer, je l'aimerai et si un jour il n'y en a plus, alors je cesserai de vivre ».