Rémunérer les profs au mérite ? Oh oui ! Mais comment juger du mérite ?

par Paul Villach
mercredi 6 février 2008

En démissionnant avec fracas de la commission Pochard sur l’évolution du métier d’enseignant, jeudi 31 janvier 2008, M. Michel Rocard a entendu protester contre une « exploitation mensongère et manipulatrice » d’une de ses déclarations par « le journal d’informations » Le Figaro : il avait parlé d’« (une amélioration de) la prise en compte de la performance des enseignants dans le déroulement des carrières ». Et le journal avait titré gaillardement : « Rocard propose de payer les profs au mérite ».

Une idée lumineuse applicable ?

M. Rocard n’est pas né de la dernière pluie : il sait très bien que la rémunération des professeurs au mérite est agitée depuis longtemps par ceux qui méprisent la profession sans en avoir l’air. Car cette idée lumineuse a le mérite d’avoir pour elle l’apparence de l’évidence et de la justice : est-ce normal que celui qui travaille bien soit rémunéré comme celui travaille mal ? Il n’y a que dans l’Évangile chrétien que l’ouvrier de la 11e heure perçoit le même salaire que ceux qui ont travaillé toute la journée.

Seulement, il ne suffit pas de disposer des critères pertinents qui permettent d’apprécier le mérite d’un professeur. Encore faut-il qu’il existe une instance qui puisse les appliquer sans confondre ses intérêts particuliers avec l’intérêt général. L’administration, telle qu’on la connaît, dont la mission est d’assurer le bon fonctionnement de l’institution, peut-elle y prétendre, qu’il s’agisse du service de direction ou du service d’inspection pédagogique ?

I - L’INSPECTION PÉDAGOGIQUE

A- Un simulacre de contrôle

Qu’est-ce qu’un bon professeur pour un inspecteur pédagogique ? Un professeur à son image ou soumis à ses fantaisies. Et pourquoi donc ? Un grand révolutionnaire contemporain, François Bayrou, ancien professeur lui-même, en fournit avec raison les raisons implacables (1). D’abord, un inspecteur pédagogique, selon lui, n’est déjà lui-même recruté qu’au sein d’ « une coterie », d’ « une écurie » ou d’ « un réseau idéologique ».
Voilà qui aide à la formation impartiale du « thermomètre » ! Ensuite, la relation qu’entretient l’inspecteur avec le professeur est, dit-il, « un sommet d’infantilisation ». Enfin, son efficacité est nulle : les cérémonies d’inspection ne sont que mises en scène où le prof-enfant cherche, lors de sa visite, à complaire aux manies du père ou de la mère dont il craint le martinet, un rapport négatif et une baisse de sa note !

Et comme si ça ne suffisait pas, la mission même d’inspection, écrit Bernard Toulemonde, associe deux fonctions parfaitement incompatibles qui la vouent à l’échec : conseiller et sanctionner (2). On ne peut pas faire les deux à la fois. Qui recherche des conseils, avoue du même coup ses insuffisances. Si le conseiller, auquel on les confie, est aussi celui qui les guette et les sanctionne, mieux vaut ne pas les lui révéler soi-même. Le plus sûr est d’avancer masqué et de ne pas lui donner d’arguments pour se faire battre lors du « confessionnal » ? C’est le nom de l’entretien après le cours donné en présence de l’inspecteur. Nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire.

Le plus navrant est que les élèves, à l’occasion, découvrent une facette peu reluisante de leur professeur redevenu subitement petit garçon ou petite fille : ils ne sont pas dupes de la comédie qu’il joue, répétée par prudence quelquefois plusieurs jours à l’avance ; il ou elle a le rouge aux joues, la voix enrouée, la main hésitante et moite.

B- Un refus constructif

Dans ces conditions humiliantes, si un professeur refuse par dignité ce simulacre de contrôle, comme l’ont autorisé la circulaire d’Alain Savary du 13 décembre 1983 et la note de service du 2 novembre 1994 de François Bayrou, alors ministres - car il s’est trouvé nombre de professeurs pour le faire après un adjoint d’enseignement courageux en 1978 (3) - est-il si difficile d’imaginer le mérite que l’inspecteur reconnaîtra à ce professeur ?

Bien qu’invité par la note de service « à rechercher (en dehors de l’assistance à un cours refusée) si d’autres éléments peuvent s’y substituer et servir de base à l’attribution d’une note pédagogique », l’inspecteur se contente souvent de feuilleter un cahier de textes où, de façon elliptique et sommaire, sont consignés les cours qu’il interprétera à sa guise. Il ignorera délibérément, par exemple, les nombreux rapports qu’un professeur a pu rédiger pour rendre compte volontiers de son investissement de façon régulière : mandat d’élu au conseil d’administration, voyages pédagogiques annuels depuis des années, recherche théorique personnelle et publications, par exemple. Pour ce qui est des résultats de ses élèves aux examens, les pourcentages sont eux aussi facilement accessibles. Mais, c’est vrai qu’ils ne sont pas fiables, ces diplômes décernés non au mérite, mais en fonction de quotas ou de pourcentages qui visent à prouver l’excellence de l’institution !

Si d’aventure, le professeur ose en plus contester par lettre des erreurs épistémologiques inscrites au programme, que le malotru ne s’attende pas à une réponse ! La seule que son mérite mérite est l’avancement à l’ancienneté, ce qui signifie un retard de dix ans pour atteindre le 11e et dernier échelon de son grade par rapport à l’avancement « au grand choix », soit plusieurs dizaines de milliers d’euros de perdus. Qu’il ne compte pas accéder non plus à la « hors-classe », cette grille indiciaire supérieure, réservée aux plus méritants, qui augmente encore leur salaire ! Cette élévation est à la discrétion du recteur. Même avec les points nécessaires, celui-ci s’y opposera formellement. Question de mérite, on vous dit... dans la soumission inconditionnelle !



II - LE SERVICE DE DIRECTION

A - La liberté d’expression muselée

On soupçonne qu’un bon professeur pour une direction n’est pas différent : c’est celui qui fait sans rechigner ce qu’elle lui dit de faire et n’ose pas élever la moindre critique envers elle. En d’autres termes, c’est un courtisan, que les bonnes notes de ses supérieurs font avancer au « grand choix » ou, au pis, au « petit choix », en restant par exemple deux ans dans un échelon au lieu de trois ans et demi à l’ancienneté.
Car la liberté d’expression n’est pas tolérée. Un professeur est donc conduit à devoir faire lui aussi un grand choix : ou défendre la noble idée qu’il se fait de son métier ou ne se soucier que d’accroître son maigre salaire en visant l’avancement au « grand choix » qui dépend du bon vouloir rectoral. Il lui est impossible de faire les deux à la fois, puisque toute critique indispose et se paie cash. L’institution frappe au portefeuille !

B- Cas pratiques

Or, une carrière offre à un professeur nombre d’occasions d’être confronté à toutes sortes de dysfonctionnements. Chaque fois se pose à lui la même question : tenter d’y remédier ou, au contraire, s’en foutre ou fermer les yeux ? Le choix est encore plus difficile par temps de syndicalisme mué en « amicalisme ». Décider de contribuer à corriger ces dysfonctionnements relève de l’héroïsme ou de l’inconscience.

1- Des classes privées de cours de maths deux fois sur trois
Des classes, par exemple, peuvent être privées de cours de maths deux fois sur trois du fait d’un professeur notable, couvert de mandats électifs comme un arbre de Noël : il prévient non pas quand il ne vient pas, mais quand il vient. Tout remplacement est forcément impossible à prévoir. L’administration reste coite. Qu’un professeur s’en émeuve publiquement avec trois autres collègues ! C’est lui que, dans son langage fleuri des « isles », le vice-recteur guadeloupéen tancera pour avoir provoqué « l’ire de l’édile » ! Palsambleu !
Sa notation administrative en gardera les stigmates : ses « convictions » y seront dénoncées. Qu’importe que ce soit contraire à la loi et que sept ans après... le Conseil d’État annule cette notation illégale qui fait mention des opinions d’un fonctionnaire dans une notation administrative ! Le professeur aura été rémunéré à son juste mérite et les violeurs de la loi au leur, en garants insoupçonnables du bon fonctionnement de l’institution.

2- La Sécurité sociale française comme privilège
L’administration des établissements français d’Algérie (L’OUCFA) peut, quant à elle, n’accorder qu’à certains agents de nationalité française et pas à d’autres le bénéfice de la Sécurité sociale française, comme si c’était un privilège et non un droit. C’est amusant, car la couverture de la Sécurité sociale algérienne est plus réduite : pas fou, le président algérien vient se faire soigner en France ! Des professeurs peuvent fermer les yeux sur cette fantaisie administrative ou s’en moquer.
S’ils choisissent au contraire de se scandaliser de cet usage d’un droit par l’administration pour se constituer une clientèle docile et qu’ils occupent des locaux administratifs pendant trois semaines pour que la Sécurité sociale française soit attribuée à tous les agents français, quel mérite reconnaîtra l’administration à ces trublions qui étalent ses turpitudes ? À leur retour en France, une fois dispersés, ils n’ont qu’à bien se tenir ! On les attend au coin du bois. Et, pourtant, bien que bénéficiant eux-mêmes de la Sécurité sociale française, qu’ont-il fait d’autre en agissant ainsi au profit des agents et surveillants qui ne l’avaient pas, que de tenter de corriger une pratique indigne qui oubliait l’intérêt général ?

3- La divulgation d’un rapport administratif confidentiel
Il arrive parfois qu’une chef d’établissement s’oublie aussi jusqu’à distribuer à des délégués de parents d’élèves son rapport confidentiel, adressé au recteur, qui vilipende un professeur : elle lui reproche de « l’éviter » ; c’est l’euphémisme pour regretter qu’il ne lui cire pas les pompes ; ou encore elle prédit sans raison que les élèves fuiront dans le privé si on les lui confie. Elle joint même une pétition contre le professeur ; elle la présente comme signée à l’unanimité par ses collègues, mais sans la moindre signature ! Qu’un parent scandalisé alerte le professeur, que celui-ci poursuive en justice le principal agresseur, que la justice la condamne ainsi que son faux-témoin ! Qui, croit-on, sera rémunéré au mérite ? Mais la condamnée, bien sûr ! Elle restera en poste jusqu’à la retraite et partira avec une décoration.

4- Les calomnies d’une principal-adjointe
Une principal-adjointe peut, de son côté, en fin de conseil d’administration, se mettre à vomir sur un professeur en son absence : elle l’accuse d’obliger les élèves à acheter ses livres. Les parents, pourtant bien placés pour le savoir, tombent des nues. Informé par l’un d’eux - et non par un délégué du personnel dont ce n’est plus la fonction sans doute ! - le professeur l’assigne devant un tribunal faute d’avoir obtenu du chef d’établissement un démenti de cette calomnie en guise de réparation. La principal-adjointe est condamnée. Elle fait appel. La condamnation est confirmée. Elle se pourvoit en Cassation. La Cour confirme l’arrêt.
À qui le recteur a-t-il accordé la protection statutaire avec la prise en charge des frais de justice ? À la principal-adjointe agresseur, voyons, mais non au professeur victime. De qui les autres professeurs ont-ils pris le parti à une ou deux exceptions près ? Mais de l’agresseur, bien sûr ! Qui sera accusé par l’inspecteur d’académie « d’entretenir un climat de tension dans l’établissement  » ? Mais le professeur qui a fait condamner la principal-adjointe ! Qui sera ensuite accusé d’avoir perdu en justice par la rumeur ? Mais le professeur qui a gagné ! Révulsés, ses anciens élèves, pourtant dispersés dans les lycées de la ville, distribueront spontanément des tracts pour faire cesser ce mensonge !
Est-il raisonnable d’imaginer que le recteur propose de faire avancer ce professeur méritant « au grand choix » ? Lui présentera-t-il du moins ses excuses pour son refus de protection statutaire annulé comme illégal par le tribunal administratif ? Il ne manquerait plus que ça !

5- La falsification comme méthode administrative
La destruction méthodique des lettres classiques peut, enfin, emprunter des chemins détournés, pour peu qu’un professeur ait maintenu un effectif élevé d’élèves en latin par une pédagogie stimulante introduisant l’initiation à l’archéologie sur les sites de Provence et de Campanie depuis quinze ans.

Si un principal, ancien prof d’EPS dont le sport est le seul horizon culturel, tente de récupérer des heures en détruisant l’option latin, il peut faire preuve d’une inventivité prodigieuse. On impose des incompatibilités d’options : tu fais natation, tu ne peux pas faire de latin ; ou alors ce sont des incompatibilités d’horaires : les germanistes, réservoir naturel de latinistes, sont privés de latin parce que les deux disciplines sont dispensés aux mêmes heures. Non content de tarir le recrutement, le chef d’établissement s’attache ensuite à détruire l’attrait que confèrent au latin les voyages en Campanie. Il suffit de tenter d’effrayer les parents en Conseil d’administration en avançant un prix extravagant de 4 400 euros par élève quand il n’est que de 360 euros pour huit jours.

Et si ça ne marche pas et que, par malheur, le professeur fait le choix de se défendre et dénonce ces falsifications, qu’il s’attende à une rémunération à la hauteur de son mérite ! Ce chef d’établissement lui inventera trois fautes de service et fera le siège du recteur pour arracher un blâme qui finira par tomber six mois plus tard. Puis, il fera campagne en sous-main dénigrant le professeur par lettre secrète auprès d’un président de parents d’élèves. Il ne risquera rien. La justice, saisie, trouvera la méthode en tout point parfaite, « exempte, estimera-t-elle délicieusement, de toute intention déloyale » !
Quant au blâme, à quoi servira donc - sauf pour l’honneur - que le tribunal administratif l’annule deux ans et demi après pour : 1- inexistence matérielle de motif et 2- violation de procédure ? La totale, quoi ! Mais, qu’on ne se méprenne pas ! Ces chefs hiérarchiques exemplaires continuent de veiller au bon fonctionnement de l’institution. Ces méthodes de voyou sont rémunérées à leur juste mérite. Le professeur, lui, a intérêt, par sécurité, à aller voir ailleurs pour faire reconnaître le sien.

La rémunération du professeur au mérite est un rêve qui transporte au pays des songes où une administration ne viserait que l’intérêt général sans jamais le confondre avec les intérêts particuliers de ces membres. La liberté d’expression y serait garantie comme une assurance qui prémunit l’institution contre la corruption et l’oriente sur la voie de l’excellence.
Mais, sitôt qu’on revient sur terre, ce rêve se brise pour laisser place à la seule application que la rémunération au mérite peut recevoir dans l’état actuel de développement économique et moral du pays : le renforcement de féodalités locales où des tyranneaux règnent sans partage sur une masse de courtisans rivalisant d’obséquiosité et de flagornerie pour grapiller des faveurs. Paul Villach

(1) F. Bayrou, La Décennie des malappris, Flammarion, 1993.
(2) B. Toulemonde, Petite histoire d’un grand ministère, l’Éducation nationale, Albin Michel, 1988.
(3) Cet adjoint d’enseignement paiera cher son refus d’inspection : il restera jusqu’à sa retraite quasiment le dernier « adjoint d’enseignement » de France, alors que tous les enseignants de ce grade supprimé ont accédé à celui de certifié avec le salaire accru correspondant. Voilà ce qui s’appelle rémunérer au mérite : faire payer cher tout acte constructif qui déplaît à la hiérarchie.


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